Il y a des spectacles dont on sort ému et heureux, mais qu’on est incapable de résumer, ou qui nous trouvent démunis lorsqu’il faut les évoquer. Les mots dans leur netteté, dans leur crudité semblent ne jamais traduire assez bien la complexité des sentiments éprouvés, ne jamais démêler les fils tressés qui ont fait de cet ensemble apparemment hétéroclite de scènes, d’images, de mots qui nous ont frappés, un tissu cohérent qui a tiré çà et là des larmes. Vidéo, théâtre, danse, opéra, musique se rencontrent et se heurtent, avec une force de séduction inouïe. Voilà en quelque sorte ce qui se bouscule au sortir de la seule représentation donnée à la Comédie de Valence de « Dopo la battaglia » (Après la bataille) de Pippo Delbono: la vie est toujours un « après la bataille », fait de silence, de mort de réveil, de chocs, et d’amour retrouvé.
La scène est une sorte de cour de prison, un espace sur lequel des portes à lucarne grillagée ouvrent. Les personnages entrent et sortent, et occupent l’espace central, comme une « promenade de prisonniers », et le spectacle est une succession de « numéros », danse, apparitions, défilés, sketches qui illustrent une sorte d’état du monde, d’état des gens, qui passe de l’optimisme au pessimisme, de l’ironie au sarcasme, en utilisant un fil rouge que seraient la musique, et la danse, toutes les danses, de la ballerine classique à Pina, Pina Bausch, et toutes les musiques, Tchaïkovski, Paganini,
et la musique du magnifique violoniste Alexander Balanescu, dont le violon pleure, mais cela commence par l’opéra, ou plutôt Verdi, qui structure bonne part du spectacle: Verdi, parce que Verdi, c’est évidemment l’Italie, une Italie revendiquée qui circule sans cesse, explicite ou implicite. Explicite quand Pippo Delbono cite « Silvio », ou lorsqu’il invite les spectateurs à se lever à l’audition du « Va pensiero.. », chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, sorte d’hymne national « Off' » puisque « Fratelli d’Italia », l’hymne italien officiel de Mameli est en permanence en Italie l’objet de critiques, de sarcasmes et d’un refus quasi général. Implicite lorsque Bobo’ agite le drapeau italien, son activité favorite, qui est aussi un sport très en vogue dans les reconstitutions médiévales de type Palio, plus implicite dans certaines scènes qui s’appuient sur une tradition de la Commedia dell’arte comme l’utilisation des masques, ou le comique de farce de certaines autres, mais aussi dans la manière qu’ont Pippo Delbono ou les acteurs de s’adresser au public, de le prendre à témoin, de l’impliquer dans le jeu (pendant la « pause » de deux minutes où les acteurs font danser le public…), plus implicite enfin – et c’est un élément permanent sinon fondateur des spectacles de Pippo Delbono- dans l’utilisation d’acteurs de tous statuts, des acteurs « ordinaires », des danseurs, mais aussi des acteurs de cette humanité souvent cachée, clochards (« barboni », comme le titre d’un de ses spectacles), trisomiques, « fous », ou microcéphales comme Bobo’. Cette manière de mettre sur scène une humanité diverse est bien sûr un mode d’implication de toute l’humanité, y compris ceux qui « diffèrent », les « autres », ceux qu’on a tendance à cacher, mais c’est aussi une manière toute italienne (et toute catholique) de ne pas cacher les « différents ». Il y a en Italie une manière « naturelle » de faire participer à la vie de la rue, de la cité, les « handicapés » et notamment les handicapés mentaux. Nous découvrons en France depuis la loi de 2005 l’inclusion du monde handicapé quel qu’il soit dans le monde ordinaire, et notamment à l’école; en Italie en revanche il existe une habitude bien plus ancienne, bien plus diffuse, d’inclure les handicapés physiques ou mentaux dans le paysage ordinaire du monde (l’antipsychiatrie est fortement diffusée en Italie) . A l’école, depuis très longtemps, les handicapés participent à la classe accompagnés par leur « insegnante di sostegno », un professeur titulaire spécialement chargé de les suivre et de les accompagner dans les cours ordinaires. La démarche théâtrale de Pippo Delbono, pour singulière qu’elle soit, trouve ses racines dans la manière toute italienne d’accompagner ces « différents » et de les traiter comme des gens ordinaires dans la communauté des hommes et surtout de les faire porter une part irréductible de la vérité humaine. Tous ces éléments réunis produisent évidemment un tableau étonnant de la complexité de l’humain, des méandres de la psychè, qui rencontre aussi d’autres fils, comme celui, très présent de l’autobiographie, du « je » revendiqué, du mélange de l’universel et du particulier: Bobo’ comme participant au particulier et à la vie intime de Pippo Delbono, ou cette apparition de sa mère, qui lui demande un théâtre qui puisse montrer les valeurs chrétiennes, en face de visions plus larges et fugitives d’une humanité plus générale, des conditions de vie à l’asile, avec ces personnages emportés « manu militari » par des blouses blanches par exemple ou simplement, des visions de guerre et du malheur de l’errance humaine.
Quand l’opéra verdien accompagne ce tableau initial d’une humanité institutionnelle, corps constitués et église, où l’église est représentée par un prélat qui tient sur ses genoux une tête d’enfant qu’il caresse « dangereusement », nous sommes au carrefour du général (les affaires de pédophilie) et du particulier (la vie de Pippo Delbono, lacérée dans son enfance par des affaires de cet acabit) et ce spectacle est bien un travail en tension permanente entre des destins singuliers et notre destin collectif, qui peut nous interpeller là où on avait oublié et qui crée un rapport très étrange à ce qui se passe en scène un rapport qui nous investit personnellement. Un exemple, qui m’est tombé directement dessus et qui hier m’a bouleversé:
à un moment vers la fin du spectacle, un bouquet de roses rouges est laissé sur scène et autour de lui une danseuse (Marigia Maggipinto, de la compagnie de Pina Bausch) fait irruption en robe rouge dans une chorégraphie à la Pina Bausch, puis deux puis trois…Hommage vibrant à Pina, qui m’a fait irrésistiblement venir des larmes, car cela m’a plongé dans un de ces souvenirs enfouis qui ré-émergent: Rovereto en Italie, près de Trente, au Teatro Zandonai. On joue « Nelken » de Pina Bausch. Des danseurs sur scène, un même mur gris comme ce soir, et deux rangs devant moi, Pina, hiératique, se lève, regarde son voisin de son regard si profond et si doux, et lui donne une douce accolade, puis ce mouvement se répète à l’infini dans la salle, cette accolade se multiplie comme on multiplie les pains. Larmes. Gorge nouée.
Revoir les mouvements de Pina sur la scène m’a renvoyé à ce souvenir lointain et subitement je me suis senti concerné, interpellé, appelé personnellement par ce que la scène m’offrait. Bien sûr il y a aussi inévitablement l’appel à la farce et au burlesque, comme cet irrésistible discours de Maire lors de l’ouverture du « Poesia Festival », dit en mauvais play back, comme si le discours était tellement automatique et convenu qu’il ne pouvait être personnel, et que tous, nous avons en quelque manière déjà entendu. A cet appel à la farce et au burlesque correspond comme pendant pathétique le « Lacrimosa » du Requiem de Verdi accompagnant des images de guerre (Balkans) ou d’immigrés débarquant à Lampedusa, visions terribles de l’humanité d’aujourd’hui, qui actualise Verdi, qui nous renvoie à notre face la plus noire, encore plus vive avec les débats qui agitent aujourd’hui autour de l’immigration clandestine.
Traversé par le burlesque (le jeu de double avec la vidéo d’un des acteurs sorte de « monsieur Loyal » qui traverse de temps à autre le plateau, qui ouvre la porte du fond « en réel », repris ensuite par une animation vidéo en double illusoire) le tragique, le pathétique, mais aussi l’intime et le personnel, le spectacle se ferme comme une magnifique fleur blanche dont le pistil serait Bobo’, entouré des danseuses qui en font une image étrange et magnifique, incroyablement optimiste : après avoir parcouru des méandres d’une humanité diverse et large, terrible et ridicule, souriante et malheureuse, intime et universelle, il nous en fait toucher la complexité et la profondeur mais aussi un irrésistible optimisme, une formidable envie de vivre.
Oui, le théâtre de Delbono est théâtre d’images, d’images d’humanité profonde, qui nous prend immédiatement dans nos replis les plus intimes, dans nos tripes sans jamais verser dans l’exhibitionnisme. Le « Je » de Delbono construit une vision impressionniste du monde, par touches successives, par flaques d’émotions qui finissent toujours par résonner en nous, en écho, en profonde synesthésie par un système de correspondances: je relisais ce soir les « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal de Baudelaire et j’y retrouvais à travers « les petites vieilles » « les aveugles », « A une mendiante rousse » autant de flaques de poésie qui faisaient écho à ce théâtre: le théâtre de Delbono est un théâtre de Fleurs du Mal dont Delbono serait le Baudelaire.
Est-il étonnant que les spectateurs touchés, tendus, émus, lui fassent ensuite un tel accueil? La magie du théâtre terriblement cathartique de Pippo Delbono avait une fois de plus frappé, du plus doux des poignards.