De passage à Berlin sur la route de Leipzig, j’en ai profité pour aller voir l’un des derniers spectacles produits par la Schaubühne, Sommergäste (Les Estivants) de Maxime Gorki dans une mise en scène d’Alvis Hermanis, le metteur en scène letton à qui l’on doit la production de Die Soldaten à Salzbourg en 2012, et qui fera, toujours à Salzbourg, Gawain de Harrison Birtwistle en 2013. J’ai voulu mieux entrer dans l’univers de ce metteur en scène encore très peu connu en France, mais évidemment connu dans le monde germanique.
Cette nouvelle production, qui date de décembre 2012, a été accueillie fraichement par la presse allemande, très contrastée, et qui s’est accrochée à la mémoire de la production légendaire de Peter Stein en 1974, toujours à la Schaubühne (qui n’était pas alors à Lehninerplatz) avec la génération d’acteurs d’alors, Jutta Lampe, Edith Clever, Bruno Ganz etc…) en considérant que ce travail n’était pas aussi réussi, tant sur le plan scénique qu’interprétatif.
Alvis Hermanis part de l’analyse commune que la pièce de Gorki qui date de 1904, marque une lecture de la bourgeoisie russe exténuée par l’oisiveté et l’ennui à la veille des révolutions et de la guerre et : les personnages ratiocinent, ne sortent pas de leurs petits problèmes, sont incapables de prendre une quelconque distance par rapport à eux mêmes ou même de communiquer entre eux. Eric Lacascade il y a trois ans avait essayé de dynamiser cette pièce assez bavarde, où chaque personnage prend la parole pour exposer des problèmes qui pour la plupart sont des problèmes d’enfants gâtés et aussi d’enfants ratés. Alvis Hermanis prend l’option inverse rendant l’action presque exclusivement discursive, de ces discours dits sur un ton non monocorde, mais linéaire, ce qui donne au rythme de la phrase quelque chose de lancinant, et évidemment génère une sorte d’ennui pesant qui est celui des personnages de la pièce, dont le premier, Serguei Bassov l’avocat essaie de se suicider en se pendant à des fils électriques, rate son suicide et ce faisant crée un court circuit qui éclaire tout le décor. Sa femme Varvara reste étendue pratiquement toute la pièce sur un sofa déglingué: tout se passe en effet dans un décor (de Kristine Jurjäne, somptueux, à mi chemin entre l’espace hyperréaliste et l’espace rêvé) inspiré très fortement de la Villa Fabergé de Saint Petersbourg, une villa longtemps laissée à l’abandon, qui fut l’une des plus belles villas des années trente et qui est une villa ruine. Dans ce décor, où gisent cartons, livres, baignoire rouillée, où pendent des fils, avec au premier étage une sorte de jardin d’hiver, où les plantes grimpantes envahissent les murs, les personnages errent comme des spectres, habillés d’habits défraichis, sorte de clowns tristes, avec des pantalons trop larges, des chemises ouvertes ou carrément défaites ou déchirées, des habits signes de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ne sont plus. Le riche industriel oncle de Souslov (appelé deux-points-Doppelpunkt-dans la traduction allemande), traine dans un caddie son argent enfermé dans des sacs plastiques . Les femmes dans ce monde à l’abandon demeurent moins négligées que leurs maris ou amis: elles constituent un groupe assez compact, notamment pendant les deux premiers actes, qui se réunit autour du sofa, elles se touchent, se caressent, se donnent du plaisir solitaire, elles rêvent sans jamais connaître la satisfaction. Elles sont elles aussi toutes habillées de manière à peu près identique, sauf
Karelia la poétesse, sœur de Bassov, toute de noir vêtue.
Il en résulte une sorte de rituel, des personnages qui interviennent, les uns après les autres, sur un espace où ils sont dispersés, mais pratiquement toujours en scène, ou derrière les fenêtres, ou dans le jardin d’hier suspendu, au milieu desquels circule un chien, un magnifique Golden Retriever qu’on gave de friandises et qui renifle les vieux livres poussiéreux, s’étend et dort, assiste curieux aux efforts des personnages pour se griller quelque Bratwurst: ce chien en scène tout au long de la pièce en devient presque le personnage central, le quinzième de ces Estivants qui perdent leur temps, et leur vie. Même la mort leur est impossible, tous ratent leurs tentatives pour en finir, et lorsque Warvara s’en va à la fin, avec quelques effets dans un chariot à provisions à roulette, en disant “je veux vivre” le monde reste là, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.
Dans ces personnages au total assez gris, les femmes sont dominent l’action en un groupe compact, mais sont aussi très individualisées, Warvara (Ursina Lardi) qui s’ennuie et a perdu sa vie avec son mari, Marja “la vieille” femmes engagée (Judith Engel) dont Wlas le frère de Warvara (Sebastian Schwarz) est amoureux, Ioulia (Luise Wolfram) la libérée mangeuse d’hommes, Karelia (Eva Meckbach) la poétesse célibataire endurcie: toutes ces femmes forment une sorte de groupe compact au centre de la scène, lovées sur le sofa, pendant que les hommes les observent derrière les vitres; mais certains moments sont particulièrement savoureux et réussis aussi chez les hommes, comme le délire amoureux de Rioumin (excellent Niels Bormann) qui danse et saute sur le lit du fond transformé en trampoline ou lorsque Chalimow le poète impuissant (Thomas Bading) lit dans la vieille baignoire occupée aussi par un Bassov ivre qui n’a de cesse de l’interrompre.
Une fois établi que l’idée est de réunir tout ce beau monde dans le même espace: monologues et dialogues se passent en présence des autres, endormis, étendus, assis et dispersés dans l’espace décati, un espace en ruine pour des personnages en ruine, un peu comme dans Soldaten où la scène unique se divisait en espaces de jeu successifs, ici un espace unique est occupé par des personnages qui les uns après les autres interviennent. Le travail d’Hermanis est d’une rigoureuse précision dans la composition scénique: travail sur la mise en espace des groupes, aux gestes complexes, aux attitudes très construites: l’ouverture de la pièce où Bassov essaie de toucher son épouse en des gestes à la fois violents et tortueux ou les corps se mêlent et se tordent en des nœuds complexes est emblématique de ce travail très précis où chaque mouvement, chaque geste est étudié, dans son rythme, voire sa lenteur: il en résulte une distribution très esthétisante des corps, des espaces, des mouvements, qui, je l’écrivais, fait de la pièce un grand rituel de la vacuité.
Dans une pièce dont le metteur en scène a voulu ritualiser l’ennui, pendant plus de trois heures, j’ai vu le temps passer, certes, comme tout le monde, mais voir le temps passer ne veut pas dire s’ennuyer: il y a toujours quelque chose ou quelqu’un à voir, à regarder, de petits gestes multiples, des mouvements -par exemple le jeu du chien reniflant et de Simin (Moritz Gottwald) dormant dans un coin – de chaque groupe ou de chaque personnage: le couple Doudakov et Olga chargés de chaises essayant de se toucher par chaises interposées, les personnages qui apparaissent en haut dans le jardin d’hiver, se touchant, buvant une bouteille de vin ou simplement regardant d’en haut le plateau, l’œil est à la fois concentré sur une action et dispersé par les actions des autres, toutes au même niveau et toutes totalement inutiles, répétitives, morbides, exténuantes par leur inutilité: les personnages sont des conquérants d’un inutile structurel, ou des inutiles devenus structurellement incapables de conquérir leurs rêves ou simplement leurs femmes ou leurs maris, à ces femmes assoiffées sexuellement correspondent des amants ou des hommes fatigués, impuissants, ignorant des regards qui pèsent sur eux.
Ce travail scénique d’une précision et d’une rigueur exemplaires peut effectivement à la fois désarçonner et provoquer le refus, parce qu’il montre une sorte d’ennui, d’inoccupation spiralaire qui fait toujours revenir au même point, au même geste, dans un espace immuable et défait: je me suis surpris au contraire plusieurs fois à admirer cette construction minutieuse du rien et les acteurs dont certains ont critiqué la prestation, se sont prêtés à un jeu très contraint et à une diction particulièrement contrôlée. On peut considérer que ce n’est pas un de ces travaux de théâtre qui marquent une génération, mais c’est un très beau spectacle qui révèle (ou confirme) la vitalité ou l’inventivité de ce metteur en scène qui j’espère apparaîtra prochainement sur une scène française.
En tous cas, j’ai aimé revenir à la Schaubühne, un lieu que je trouve habité, où qui aime les théâtre se sent bien, et où le public (la salle n’était pas pleine, tout en étant très bien remplie) a fait un bel accueil au spectacle (sept rappels) .
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