Ce spectacle, créé en mars 2013 à Vidy-Lausanne, une des dernières productions voulues par René Gonzalès, tourne actuellement en France et passe par Grenoble entre le 5 et le 8 février. Sur le site de Vidy, on y lit “théâtre de l’intime”. L’implosif n’est pas en général le genre de Thomas Ostermeier, et ses Ibsen n’échappent pas au spectaculaire, notamment par des dispositifs scéniques souvent fascinants, hyperréalistes où la question du point de vue ou de l’orientation jouent un rôle déterminant. On se souvient par exemple d’Hedda Gabler.
Dispositif (de Jan Pappelbaum, comme toujours) plus dépouillé pour ces Revenants, trois longs murs entourent un vaste espace; côté jardin un piano au loin, dans l’ombre, et le reste du décor est installé sur une tournette: une table de salle à manger et un salon séparés par une cloison, pendant une grande partie de la pièce. Des meubles, isolés au départ par l’éclairage essentiel de deux lampes de bureau. Quand le spectateur entre en salle, la scène est déjà concentrée autour de ces deux petites lueurs, vides, isolées, presque inquiétantes.
Et si pendant 1h40 la tournette va tourner très lentement, mais aussi assez vite, selon les moments de la crise, si pendant 1h40 on va entendre des musiques, lancinantes, ou rapides ou tendues, et si pendant 1h40 on va voir des projections au mur, oiseaux, rivages, landes, d’un réalisme brumeux, c’est un vague sentiment de malaise qui prend dès le départ quand l’ensemble des cinq acteurs se présente, face au public dans une demi- pénombre, dans un long silence initial.
La tragédie est installée: ce qui va se passer ce soir, comme dans toute tragédie, ce sont les ultimes soubresauts, le dénouement d’une crise qui couve, qui se manifeste en une succession d’évocations du passé, d’aveux terribles des secrets dissimulés: pendant 1h40, au milieu des silences, les personnages vont se mettre à parler, et quand on parle dans la tragédie, on meurt. Une mort réelle ou symbolique. Décider d’avouer, décider de parler, c’est décider de mourir.
C’est bien de pensée tragique qu’il s’agit, avec son pendant, la catharsis: le public sort bousculé, parce qu’il a pris en pleine face cette angoisse générale, parce que cet intime là c’est aussi le sien, parce qu’il ne peut devant ce travail que rentrer en lui. Parce que ce soir, le théâtre est en soi.
Je comprends pourquoi beaucoup de critiques ont été un peu désarçonnés par ce spectacle, pourquoi le public a applaudi ce soir de manière plus réservée, moins explosive que d’ordinaire. Parce que simplement, il s’est senti quelque part partie prenante, il s’est senti au miroir.
La pièce d’Ibsen est terrible.
On y trouve ces secrets de familles inavouables, adultère, inceste, euthanasie, syphilis…la pièce fut un épouvantable scandale à la création en 1881: elle révélait sous le voile policé de la bourgeoisie aisée (la famille), sous le marbre des héros statufiés (le père), les tares de l’hérédité (c’est l’époque où la littérature s’empare des lois de l’hérédité – voir Zola), les secrets d’un père volage qui sème à tout vent, les enfants illégitimes, l’amour trouble d’une mère pour son fils, la maladie honteuse héréditaire d’un fils qui veut mourir, ou plutôt qui veut être aidé à mourir.
Et le spectateur se perd dans ses aveux à répétitions, dans cette nuit opaque qui précède l’inauguration d’un orphelinat en l’honneur du père, un orphelinat tout neuf représenté par une petite maison – de poupée – , une nuit qui occasionne bilans, méditations. Un orphelinat qui va brûler cette nuit en un incendie peut-être volontaire. La petite maison brûle au bord de cette tournette obsédante, réduite en cendres : le père officiel de la jeune Régine, la bonne de la maison, y a peut-être contribué, lui qui veut faire construire un refuge pour marins, et qui demande à sa fille de le rejoindre, sans doute pour servir de chair à mâles.
Mais ce père n’est pas le père: le père, le vrai, c’est le capitaine Alving, sénateur, un modèle d’ordre bourgeois, qui en réalité n’a cessé de vivre une vie dissolue, un père lointain, mort depuis longtemps, honoré comme les pères tutélaires. Le fils de la maison, Osvald (Matthieu Sampeur, très frais, très engagé, à la fois fragile et fort, lui aussi étiré entre des pôles contraires) a fui cette famille étouffante pour Paris et Berlin, il y a vécu une vie d’artiste (il est vidéaste), et revient avec une maladie: on devine que c’est la syphilis, mais dans l’adaptation d’Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier, ce n’est pas dit: car rien n’est dit, rien n’est clair, tout est susurré à demi-mot: les secrets circulent, le passé remonte, autant de fantômes qui cette nuit là se réveillent. Ce fils avoue à sa mère sa maladie, qui pourrait être tout autant une syphilis de l’âme, d’une âme ravagée. Il s’accroche à la jeune bonne, Regine, mais il va apprendre que c’est sa demi-soeur. Il finira par demander à sa mère de l’aider à mourir.
Cette histoire à vomir se déroule au départ dans une ambiance silencieuse et lourde, où l’on manie les objets qui furent sans doute du père, lunettes, pipe, où la caméra du fils vidéaste fixe des visages, celui de Engstrand (Jean-Pierre Gos, voir ci-dessus la photo), le père officiel de Régine, tendu, celui de la mère (Valérie Dréville), déjà ailleurs, absent, sans expression aucune. Tout cela contribue à colorer l’ambiance, à tendre les regards, à faire sentir les pesanteurs, la circulation des secrets, à créer le trouble.
Et les points de vue changent, imperceptiblement la cloison entre salle et salon bouge, la table change d’orientation, le regard n’est jamais fixe, et le spectateur ne peut même se raccrocher aux rares formes, aux rares objets. Dans cette apparente stabilité des choses, tout en réalité est fuyant, mobile, glissant.
Bien sûr le bel ordonnancement des quelques meubles finira sous les coups de boutoir du fils, sous ses coups d’extincteur: il ira chercher à éteindre l’incendie de l’orphelinat et reviendra couvert de cendres, littéralement en pénitence, couvert de la cendre de l’incendie de l’orphelinat, mais plus encore des péchés du père réduits en cendres, prenant sa propre part des péchés familiaux, prenant en charge son hérédité.
Eteindre les incendies, détruire le lieu des fantômes, au prix de son propre destin, voilà l’un des enjeux de cette nuit de dénouement. Ce fils au bord du désespoir est en dialogue difficile avec sa mère: un dialogue entrecoupé, sans cesse interrompu car au milieu de tous ces personnages, celui qui est au centre du réseaux des secrets, le Pasteur Manders (François Loriquet) , belle image d’équilibre, de pudeur, mais lui-aussi de mystère; sa relation à madame Alving est pleine de fantômes d’un amour passé. Au point que des spectateurs s’interrogeaient sur la filiation d’Osvald (au point où l’on en est…). C’est par le dialogue central avec Madame Alving, mais aussi par celui, aux marges, avec Engstrand, que le pasteur est le catalyseur de cette succession d’aveux et de drames: c’est le seul à tout connaître de tous, et surtout le seul qui en est extérieur, mais en même temps réceptacle. Reçoit-il les aveux? les provoque-t-il? une bonne âme? un manipulateur? bon pasteur ou moine noir?
Certains ont reproché un jeu d’acteurs alourdi, une troupe peu entrée dans le jeu imposé par Thomas Ostermeier. J’avoue que je ne l’ai pas senti. Sans avoir l’impression d’absolue perfection que procure quelquefois le jeu des acteurs allemands, j’ai vraiment apprécié ce mélange de sensibilité et de distance qui caractérise le jeu de chacun, qui semble à la fois en soi et ailleurs.
Ailleurs comme la jeune Regine (Mélodie Richard, vraiment excellente), qui marche comme automatisée, comme si elle n’était pas présente dans les gestes qu’elle accomplit, comme si elle n’avait pas d’être intérieur, un automate indifférent, qui s’anime (littéralement, qui acquiert une âme) lorsqu’elle est invitée à partager le champagne, quand elle est presque unie à Osvald, et quand la mère avoue qu’elle est en réalité sa soeur pour éviter un inceste…Alors elle fuit: et dans sa fuite, elle se met à exister, comme le fils auparavant, la fille de la famille n’a qu’un désir, qui est fuir, là-bas fuir . Et cette tournette obsédante se révèle par ses tours sur elle-même ce manège qui peu à peu exclut les personnages les uns après les autres comme un instrument centrifuge, au centre de laquelle ne vont rester que ceux qui cherchent la noyade, l’engloutissement dans le trou noir.
De fait, il reste la mère: madame Alving, une Valérie Dréville à la voix, elle aussi deshabitée, oserais-je dire, une voix pâle, inquiète, prise entre le secret et l’urgence des aveux, qui brûle de parler et qui cherche à faire parler. Une voix presque désincarnée, au ton quelquefois presque monocorde, dans une performance qui est presque toute concentrée dans le discours, et dont le corps ne se dénoue, dont la parole ne se délie, ou se délivre que vers la fin, où elle couvre Osvald de baisers tellement insistants qu’on craint un autre amour…Tout au long de la pièce, elle est ce visage absent et inexpressif vu en vidéo. Une inexpression construite, voulue, celle qui est issue d’une vie ravagée, un discours au ton blanc, un débit presque absent et subitement, à la fin, au moment de l’aveu d’Osvald, au moment où elle avoue elle-même la situation de Régine, elle bascule, elle se met à vivre, cette parole s’habite et se colore et tout se termine par cette image de pietà incestueuse, où, libérée, elle se dévêt pour embrasser amoureusement le cadavre de ce fils qu’elle vient de libérer elle-même de la vie.
Thomas Ostermeier n’a pas signé là un travail qui serait dans la lignée de ses autres mises en scène d’Ibsen. Il a d’abord signé un travail sans doute très personnel, lié à son propre parcours et à son propre père “autoritaire, alcoolique, patriarcal, colérique, conservateur, très dur et violent” tel que lui-même le qualifie. Et il est sans doute le premier public de sa mise en scène, son premier public cathartique.
Il a signé aussi un travail difficile, sans concessions, à la fois feu et glace, de ce feu qui couve sous la glace, d’une précision toute particulière, toute chirurgicale, d’une chirurgie sans esthétisme, d’une attention à chaque geste, à chaque mouvement, d’une incroyable concentration autodestructrice. Un lieu de paroles gelées qui se dégèlent en une rapoutitsa des destins.
Il a enfin signé un travail qui déconcerte le public, pris à revers: là où il s’attendait à un Ibsen explosif, comme Nora, comme Hedda Gabler, comme Un ennemi du peuple, il trouve un Ibsen à la rigueur de tragédie classique, une sorte de moment autophagique, où l’on se dévore soi-même, où l’aveu, qui est mouvement vers l’autre et mouvement vers soi, vous consume et vous épuise. Un théâtre de l’intime, peut-être, de l’intime dévoré, torturé, déformé. Un théâtre du nœud, de ce nœud composé par ces deux corps imbriqués de la pietà finale, dans un effort de fusion désormais impossible où la seule communication entre mère et fils est le don de la mort, seule vie possible de la tragédie.
On ne sort pas indemne: on a cru sortir, on a cru aller au théâtre, on est entré, on est entré en soi, et on est assailli de ses propres fantômes. On a cru être spectateur, on s’est retrouvé acteur.
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