PETITE FORME, GRANDS EFFETS
Dernière soirée de mes deux séjours aixois, the last, but not least.
Bernard Foccroulle, je l’ai écrit à propos de Winterreise, propose à côté des opéras de petites formes qui ont visiblement prise sur le public, vu qu’aussi bien la salle du Conservatoire Darius Milhaud que le délicieux théâtre du jeu de Paume étaient pleins. La petite forme de « théâtre musical » ou de « musique théâtralisée » peut s’exporter plus facilement, et quand c’est réussi comme c’est le cas aussi bien pour Winterreise que pour Trauernacht, cela assure un véritable avenir pour ce type de spectacle. Amener à la musique classique ou au chant lyrique par des spectacles aussi exigeants et fascinants, c’est un défi autrement plus stimulant que d’afficher une Aida médiocre dans un Zenith quelconque.
Ainsi de Trauernacht, un spectacle monté autour d’extraits de Cantates de Johan Sebastian Bach (sauf le premier Motet a capella, de Johan Christian Bach), qui traitent de la mort, ou plutôt des étapes du deuil.
C’est à Katie Mitchell que Bernard Foccroulle a confié la mise en scène, et la partie orchestrale est dirigée par Raphaël Pichon, jeune chef d’orchestre qui a commencé comme contreténor, et qui désormais se promène et promène sa formation fondée en 2006, l’Ensemble Pygmalion, de Festival en Festival en France et ailleurs.
J’ai vu à Berlin en avril Le Vin herbé de Frank Martin et j’en ai rendu compte. Ce spectacle est une cantate profane que Katie Mitchell avait mis en scène au Schiller Theater dans les ruines d’un théâtre bombardé, évocation des bombardements du théâtre berlinois. Les deux spectacles ont en commun la forte ritualisation, et l’insertion dans le cadre d’un théâtre mis à nu, réduit à l’essentiel, un plateau où subsistent quelques éléments, table, chaises, étagères, et sur lequel les protagonistes se déplacent silencieusement (pieds nus) avec une lenteur très calculée, où tout fait symbole et où le moindre geste est isolé, désossé, décortiqué, dans un silence partagé par la scène et la salle, opportunément rappelé au public par Raphaël Pichon dans l’introduction consacrée à l’intermittence, très bien faite par ailleurs.
C’est en effet de mort, et de deuil qu’il va être question, c’est à dire ce qui unit tous les humains présents, sur scène, dans la fosse et dans la salle : tous nous avons souffert de la mort d’un proche, tous nous avons connus ces repas d’après, et tous nous avons surmonté nos deuils.
C’est ce parcours que Katie Mitchell, en s’appuyant sur la musique de Bach, évoque dans un spectacle d’une très grande tenue et d’une très grande simplicité, presque hiératique, où se mélangent les souffrances du deuil et les complexes relations familiales autour d’une table qui réunit deux frères et deux sœurs, le traditionnel quatuor basse, ténor, soprano, alto., autour du souvenir du disparu. Les habits qu’on trie et qu’on jette…une chemise…une paire de chaussures, les lettres qu’on retrouve, et le repas qui réunit tous les membres de la famille, avec ses gestes du quotidien le plus banal, on met la table, on change les assiettes, une cuillère tombe, on sert la soupe, on mange lentement, on parle, on s’énerve, on revient à table, on s’émeut, le tout en chantant Bach, sans qu’une seule fois on s’interroge sur les rapports entre scène et musique.
C’est le spectateur qui spontanément tisse les rapports entre ce qui est vu et ce qui est entendu, qui met en Correspondance, dans le même sens que je l’employais pour les images de William Kentridge dans Winterreise. Ce repas auquel nous assistons, c’est aussi comme une Cène dont le personnage central, le père (Frode Olsen, émouvant dans sa très courte intervention) ne serait plus, chaise vide à table, et en retrait, au fond, dans l’ombre, se rappelant aux protagonistes et aux auditeurs en sifflant, et n’apparaissant qu’en un moment bouleversant pour chanter le Es ist vollbracht de la Cantate BWV 159 devant ses proches prostrés. C’est aussi en ce sens qu’il faut considérer la nécessité du rituel, de cette lenteur calculée où chaque geste du quotidien est décomposé et presque suspendu dans le temps, ritualisé comme le serait la préparation de l’offertoire pendant la messe.
Il y a d’autres moments musicaux qui vous atteignent au plus profond, par exemple Stirb in mir pour alto (magnifique Eve-Maud Hubeaux, voix sonore, bien projetée, large, profonde) de la Cantate BWV 169. Très sensible, et particulièrement bien chanté par la jeune basse Ich habe genug, de la Cantate BWV 82 (malencontreusement écrit dans le programme Ich habe genung. J’ai d’ailleurs remarqué trop de coquilles et de fautes dans les programmes d’Aix cette année, les vérifications et relectures gagneraient à être plus attentives).
Le baryton-basse islandais Andri Björn Robertsson y a montré des qualités exceptionnelles de tenue vocale, de diction, de phrasé, c’est pour moi, avec l’alto précédemment citée, les deux voix qui se révèlent dans ce quatuor : voilà un nom à suivre, à la fois pour le timbre, très chaud, très velouté, et pour la technique et la maîtrise. Un de plus dans la série actuelle très talentueuse des chanteurs du Nord (et aussi passé par une formation londonienne…). Non pas que l’irlandaise Aoife Miskelly ait démérité, mais la partie pour soprano (essentiellement Die Seele ruht in Jesu Händen BWV 127) est limitée, quant au jeune ténor Rupert Charlesworth, il a des difficultés dans le grave, détimbré, et le bas medium qui nuisent au relief de ses interventions notamment l’extrait de BWV 90 Es reißet euch ein schrecklich Ende, alors que la voix se libère dès qu’il monte à l’aigu.
Autre artisan de la réussite de ce magnifique moment, tout en retenue, Raphaël Pichon, et l’ensemble des onze musiciens sélectionnés pour l’occasion et formant l’Ensemble baroque de l’Académie Européenne de Musique dans la fosse, notamment les bois, particulièrement exposés. Aussi bien dans la manière d’accompagner, presque en sourdine, les voix que lors des interventions d’ensemble et notamment au début (BWV 146, Wir müssen viel durch Trübsal , sorte de programme de ce qui va se passer sur scène). Raphaël Pichon sait alterner énergie et recueillement, il sait aussi orchestrer le silence, si je puis me permettre ce presque oxymore. Il y a des œuvres où le silence doit être tissé au son, doit s’imposer, doit être écouté. Ce soir, c’était le cas : on est presque gêné d’applaudir à la fin, après le Choral murmuré, et sublime BWV 668 Vor deinem Thron, sorte de musique aux limites mêmes du son et de l’audible, qui secoue profondément à la fin du spectacle. Voilà beaucoup de talents rassemblés, et voilà un très beau moment de musique, où le visuel sert l’émotion, et où se construit quelque chose d’inextricable entre musique, chant, visuel.
Un spectacle qui va aider à aimer Bach et qui clôt pour moi une édition 2014 d’Aix-en-Provence très équilibrée, de grande qualité avec des spectacles quelquefois discutables, mais donc stimulants. Bernard Foccroulle est en train de réussir un travail ancré dans la tradition du Festival et en même temps novateur et passionnant. [wpsr_facebook]
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L’an prochain, Aix reprendra pour notre bonheur Winterreise avec Matthias Goerne et gardera pour une part sa couleur baroque avec Alcina de Haendel dans une production de Katie Mitchell et Die Entführung aus dem Serail de Mozart (production de Martin Kušej qui sera sans doute discutée..) mais le festival revêtira aussi d’autres couleurs, plus récentes, russes (Iolanta de Tchaïkovski et Persephone de Stravinski dans une production de Peter Sellars) et britanniques avec la reprise d’un must d’Aix, Le Songe d’une nuit d’été de Britten dans la mise en scène de Robert Carsen, qui reste l’une des grandes références des 15 dernières années et aussi un projet contemporain de Jonathan Dove, Le Monstre du Labyrinthe, avec le London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée dirigés par Sir Simon Rattle, qui prendra la direction du LSO après ses années berlinoises.
Ci dessous la programmation 2015, telle que communiquée par le Festival :
Alcina de Georg Friedrich Haendel • direction musicale Andrea Marcon • mise en scène Katie Mitchell • Alcina Patricia Petibon • Ruggiero Philippe Jaroussky • Freiburger Barockorchester
L’Enlèvement au sérail de Wolfgang Amadeus Mozart • direction musicale Jérémie Rhorer • mise en scène Martin Kusej • Freiburger Barockorchester
A Midsummer Night’s Dream de Benjamin Britten • direction musicale Kazushi Ono • mise en scène Robert Carsen • Tytania Sandrine Piau • Orchestre de l’Opéra national de Lyon
Iolanta de Piotr Ilitch Tchaïkovsky & Perséphone de Igor Stravinsky • direction musicale Teodor Currentzis • mise en scène Peter Sellars • Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lyon
Le Monstre du labyrinthe de Jonathan Dove • direction musicale Sir Simon Rattle • mise en espace Marie-Eve Signeyrole • London Symphony Orchestra & Orchestre des jeunes de la Méditerranée
Svadba / Mariage d’Ana Sokolovic • direction musicale Dairine Ni Mheadhra • mise en scène Ted Huffman & Zack Winokur
Winterreise de Franz Schubert • mise en scène et création visuelle William Kentridge • baryton Matthias Goerne