BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER le 31 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Depuis 34 ans, pas une production de “Der fliegende Holländer” n’a raté son rendez-vous avec Bayreuth, c’est de loin la production la mieux servie et musicalement et théâtralement.

Simon Estes (Production Kupfer)

Toutes les productions ont peu ou prou marqué le spectateur à commencer par la plus juste et la plus impressionnante de toutes,

Le décor du duo Senta/Hollandais (Kupfer)
Production de Harry Kupfer

celle de Harry Kupfer (1978), dirigée par Dennis Russell Davies, puis Woldemar Nelsson, avec Simon Estes, Matti Salminen et Lisbeth Balslev, dont il existe un DVD, à acheter séance tenante, aussi pour la version du Vaisseau sans rédemption finale.

 

 

 

La fameuse maison qui tourne, symbole de la production de Dieter Dorn

 

Puis vint Dieter Dorn, avec sa maison tournante,

Production Dieter Dorn

qui fit de grand souvenirs, notamment pour la direction de Giuseppe Sinopoli et ses deux basses, Bernd Weikl et Hans Sotin, avec la Senta de Elisabeth Connell ( à la fin Cheryl Studer).
Ces deux dernières productions furent présentées 7 fois au Festival, un record!

La dernière, celle de Claus Guth, plus psychanalytique, était aussi réussie, mais peut-être moins intéressante musicalement et surtout vocalement (John Tomlinson, les dernières années, n’avait plus la voix d’antan).

Production de Claus Guth

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C’est un metteur en scène peu connu du grand public, jeune (il est né en 1981), et très apprécié des spécialistes, Jan Philipp Gloger, actuel metteur en scène attaché au Stadttheater de Mayence qui est l’artisan de cette nouvelle production du Festival, avec les décors de Christof Hetzer et les costumes de Karin Jud.
A y bien réfléchir, la mise en scène allemande est fondée sur la figure de la métaphore: tout récit, toute histoire apparaissant une métaphore d’autre chose, d’un contexte, d’une époque, d’un destin humain. De plus, les trois mises en scènes de Lohengrin, Tannhäuser et ce Fliegende Holländer réfléchissent avec des fortunes diverses, à la signification des œuvres de Wagner aujourd’hui: il s’agit de montrer ce que ces récits mythiques disent de nous, hic et nunc, et après tout c’est bien la fonction du mythe que de nous éclairer sur le sens de notre vie.
La métaphore sur laquelle Jan Philipp Gloger réfléchit, c’est celle de l’Océan, force contre laquelle on ne peut rien et qui nous entraîne malgré nous. Et l’Océan, c’est ce monde qui nous ballotte et nous domine, contre lequel toute révolte est inutile, bien que nous nous dressions contre les éléments. Gloger et son décorateur Christof Hetzer voient l’Océan comme une structure complexe qui nous domine, une sorte d’entrelacs de circuits électriques, de néons, de chiffres qui défilent comme les sommes englouties en bourse, ou même comme une ville vue du ciel avec ses milliers de lumières qui dessinent les rues. En bref, notre monde, dominé par l’horreur économique et productive.
Ils s’inspirent étroitement des écrits de Wagner sur le Hollandais, ou de certaines phrases du livret. pour faire du Hollandais un marginal qui a quitté ce monde pour en chercher un autre, et qui ne réussit pas à changer de peau. Ce marginal arrive avec sa valise à roulette, buvant un café Starbucks dans un verre de carton, comme un cadre d’aujourd’hui, et pendant son monologue répond aux sollicitations des garçons d’hôtel, des femmes (une prostituée, une masseuse d’hôtel) mais il les renvoie, il les fuit,  c’est l’un de ces grands voyageurs désireux de commercer et d’ouvrir des routes commerciales, comme lors des grandes découvertes, et qui prend conscience de la vanité de cette vie, sans réussir vraiment à trouver le repos et tentant plusieurs fois le suicide: il s’ouvre les veines durant son monologue.

Ouverture de la valise pleine de billets (Bruns/Selig/Youn)

En rencontrant Daland, et le Steuermann, il rencontre de purs produits de cette horreur économique, des êtres qui ne pensent qu’argent, achat et vente, d’où la facilité avec laquelle Daland vend sa fille.
Dès le second acte, toute l’action va se dérouler sur un plateau, comme une scène couverte par une structure métallique comme on voit les scènes en plein air, et l’histoire de Senta et du Hollandais va se dérouler comme un “pezzo chiuso”, comme un espace clos de deux êtres qui se trouvent. Car il y a immédiatement entre les deux un véritable amour, et non la recherche d’un intérêt pour le Hollandais à attirer la jeune fille. C’est un coup de foudre.
Transposant toute l’histoire Gloger fait des fileuses des employées d’usine qui emballent des ventilateurs (Le Hollandais ne cesse de parler de vent) dans des caisses en carton.

Les jouets de carton de Senta

Avec ce carton, Senta, au lieu d’emballer comme les autres, fait des découpages et découpe un bateau, une statuette (le Hollandais évidemment), des maisons, des fleurs, du feu, en bref toute l’histoire du Hollandais dont elle rêve. Leur rencontre et leur duo se déroulent dans cet espace, et leurs silhouettes, ainsi que celle des jouets de carton, se projettent en ombre donnant à la scène une réelle puissance, et pour finir, le Hollandais donne à Senta des ailes de carton et une torche, qui lui donne une petite allure de statue de la liberté: Senta et le Hollandais sont semblables, deux marginaux perdus dans ce monde dont ils ne veulent pas. La foule, le peuple, sont sans cesse manipulés, par le Steuermann notamment, sorte d’homme de main de Daland: l’infantilisation du monde qui dit oui à l’argent et à l’argent seulement est l’un des traits marquants de cette production, qui fait de la société où évoluent les personnages une société sans âme, sans autre but que de produire et faire du fric.
Au milieu, le Hollandais et Senta vivent un amour qui ne peut que se heurter aux autres, même si Daland a plongé dans la valise à billets pour vendre sa fille à ce marchand si offrant. Au moment de grande scène du début du troisième acte, c’est toute la production  qui est remise en question, on brûle tout (le Hollandais et Senta brûlent les billets de banque) et les matelots (ici les membres du clan du Hollandais) se heurtent aux autres, obligeant le Hollandais à renoncer à vivre l’amour, et à demander à Senta de le suivre dans la mort, puisqu’il est impossible d’aimer ici bas: elle se remet ses ailes de carton, elle reprend sa torche, elle se poignarde, lui aussi et ils s’enlacent dans leur sang et dans leur amour, perchés au sommet d’une montagne de caisses de carton.
Rideau.
Musique de la rédemption par l’amour.
Le rideau s’ouvre à nouveau et des ouvrières emballent désormais des statuettes de carton représentant le couple enlacé qu’on va vendre à la place des ventilateurs. La rédemption, c’est la rédemption par l’argent, tout ce qui reste au monde d’aujourd’hui. Ils meurent, et leur mort ne résout rien. Elle accentue le cynisme du monde.
J’ai essayé d’expliquer l’essentiel d’une mise en scène copieusement huée (une dame horrifiée dès le début a crié “peinlich”  puis est sortie), mais qui, vu le parti pris, est plutôt cohérente, et en phase avec ce qu’écrit Wagner sur son œuvre, ainsi qu’avec le livret. Il y aura bien des points à clarifier, notamment le rôle des chœurs, et du peuple, la présence d’une barque dans laquelle dorment Daland et le Steuermann. En tous cas, même si elle surprend, plus de vaisseau – il est vraiment fantôme!-, plus d’Océan remplacé par cette structure métallique immense, plus de fileuses,  l’histoire est là, et une histoire centrée sur ces deux êtres qui se trouvent et qui vivent un instant de bonheur, plutôt que la seule histoire du Hollandais qui en général est plutôt un égoïste qui entraîne une jeune fille dans la mort pour résoudre son problème, mais sans  rédemption par l’amour, dans un monde où la seule valeur est l’argent.
Pour son entrée à Bayreuth, Gloger a montré qu’il savait ce que théâtre voulait dire, qu’il savait lire un livret, qu’il suivait aussi la musique, car tous les mouvements sont très en phase avec la musique.
Une musique dirigée par Christian Thielemann, bien meilleur à mon avis que dans Tannhäuser, avec une ouverture vraiment fantastique d’énergie, de dynamisme, de lyrisme et un parti pris qui tourne le dos à l’idée que Der Fliegende Holländer serait un opéra romantique, avec ses airs, ses duos, un peu “à l’italienne”. C’est une direction qui montre le Wagner du futur, avec des ruptures de tempo certes, mais aussi avec une fluidité, une continuité, un suivi du texte exemplaires; ce parti pris a surpris certains spectateurs, qui l’ont violemment hué. Une approche non conventionnelle, et plutôt réussie à mon avis. Sans parler de l’orchestre absolument impeccable, sans un seul raté, sans une seule scorie, avec un équilibre sonore phénoménal (ce qui nous changeait de Jordan la veille) et un chœur sur lequel il n’y a rien d’autre à dire qu’époustouflant.
Du côté des chanteurs, le remplaçant de Nikitin, Samuel Youn, s’en sort très bien: voix claire, diction impeccable, très beau timbre, art de la coloration. Il y a bien quelques signes de fatigue, mais le personnage est vraiment incarné, présent, engagé. Une belle (et inattendue) prestation. Je ne pense pas que Nikitin aurait fait mieux.
Le Daland de Franz Josef Selig est aussi “incarné” et la différence de voix entre les deux est frappante et caractérise parfaitement les personnages. Samuel Youn a plutôt une voix raffinée, et projette un personnage éduqué, voire aristocratique. Selig a une voix plus “brute” et donne au personnage une couleur moins élaborée, plus “popu” (ou comme on se l’imagine à l’opéra), Jean Gabin face à Pierre Fresnay, si vous voyez ce que je tente d’expliquer.
Les deux ténors s’en sortent très bien, Benjamin Bruns est un des meilleurs “Steuermann” qui m’ait été donné d’entendre, avec un jeu cynique accompli et une vraie présence scénique. Quant à Michael König en Erik, sans avoir un timbre follement séduisant, il a de l’énergie et de l’engagement qui en font un vrai personnage lui aussi très différent en diction et en couleur du Hollandais: on comprend que Senta le repousse…
Christa Mayer est une Mary sans relief, on a vu mieux.

Adrianne Pieczonka

Mais le vrai et seul problème de la distribution, c’est la Senta de Adrianne Pieczonka. La voix n’est pas (plus?) faite pour ce rôle qui exige un volume qu’elle n’a pas montré, des aigus qui ne se resserrent pas et des graves qu’elle n’a plus.. Seul le registre central est acceptable, mais le reste est vraiment insuffisant: le personnage est là, tache rouge sang dans un océan de gris, l’énergie est là aussi, mais une énergie scénique qu’on ne réussit pas à retrouver dans la voix. La ballade est décevante, les aigus de la scène finale sortent mal. Pour ma part, il s’agit d’une erreur de distribution, et c’est dommage pour une artiste de valeur comme elle.
Au total, une soirée très défendable, qui n’atteint pas de sommets, mais qui passe très nettement la rampe, même si je ne pense pas que cette lecture qui a volontairement fui la thématique du Hollandais “projection de Senta” (chez Guth comme chez Kupfer) et qui a tenté de travailler sur l’amour, dans un monde sans amour, marquera au même niveau que les productions précédentes auxquelles je faisais référence, mais on s’y habituera vite. Musicalement, on a entendu quelques buhs, injustifiés et dans l’ensemble avec les réserves exprimées, on tient là un bon niveau.
Et voilà, Bayreuth 2012 c’est fini pour moi, rangé dans les souvenirs, avec un inoubliable Lohengrin et un grand Tristan. Si on y ajoute un Hollandais acceptable, le cru 2012 peut se boire sans crainte, à quelques bouteilles près. 2013, ce sera une autre histoire et on y pense déjà avec angoisse et délice…
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  1. Bonsoir, et merci de ce très bel article de défense de la mise en scène de Parsifal.
    J’ai vu le spectacle deux fois à Bayreuth, et deux fois j’ai été enchanté.
    Pour répondre ( avec beaucoup moins de talent que vous) aux personnes qui ont critiqué: cette mise-en-scène est faite pour Bayreuth, c’est à dire pour un public qui connait l’oeuvre par coeur, et qui ont déjà vu beaucoup, beaucoup de productions. Il y a donc toujours un décalage entre ce qu’on peut attendre d’une mise-en-scène d’opéra quand on connait peu l’oeuvre, et l’inverse.
    J’ai dû voir 6 ou 7 productions de Parsifal, et c’est vrai que si j’avais vu celle de Herheim en premier, j’aurais été perdu. Mais la voir à Bayreuth, où l’auditeur et spectateur a fait “du chemin”, a travaillé pendant des années à mieux comprendre l’oeuvre, l’apprécier dans ses plus grandes difficultés, a été un immense plaisir pour moi.
    Herheim ne trahit pas, il éclaire le livret avec un parti pris, l’histoire de Bayreuth, de la représentation de Parsifal, et il noue toutes les correspondances entre le livret et cette histoire. La relation entre le jeune Parsifal et sa mère, le rôle de Kundry, n’ont pour moi jamais été aussi émouvants.
    Je suis autant passionné de théatre que d’opéra. Or cette représentation est une merveilleuse représentation théatrale: un peu à l’ancienne (avec ses changements de décors à vue, ses artifices un peu voyants, ses éclairages qui cachent autant qu’ils révèlent), mais quelle dramaturgie, quel sens de la situation (la mère mourante qui revient comme un leitmotiv). Mais aussi quel sens de l’image, toujours au service du livret et du message de l’oeuvre: les grandes ombres portées dans la chambre de la mère, le saut de Parsifal, les drapeaux nazis, la scène finale du parlement.
    Même si l’on est en désaccord avec la vision d’un metteur en scène, il y a toujours à apprendre: prenez-le comme une étape dans votre connaissance de l’oeuvre.

  2. Passons sur cette mise en scène encore une fois catastrophique…
    La seule chose à mon sens dont on peut se féliciter, c’est que la nouvelle direction de Bayreuth n’a pas le racisme de son aïeul fondateur : un Hollandais coréen, pourquoi pas ? !!!

  3. Franck Besson note : “Herheim ne trahit pas, il éclaire le livret avec un parti pris, l’histoire de Bayreuth, de la représentation de Parsifal”… Si bien que j’en viens à me demander si l’un des grands problèmes de l’époque actuelle, ce n’est pas de vider les mots de tout sens. Si S. Herheim ne trahit pas l’oeuvre écrite et composée par Richard Wagner, alors que faut-il appeler “trahison”??? Car enfin, si je lis le livret, si je lis la partition et les indications scéniques notées par l’auteur dans sa partition, je ne vois pas très bien quel rapport peut être établi entre cette oeuvre-ci et l’histoire que nous raconte S. Herheim. Que celle-ci, dans sa réalisation scénique, ne manque pas de subtilités voire d’intérêt, je suis disposé à en convenir, mais il ne s’agit en aucun cas du Parsifal de Richard Wagner. Ou bien alors, tout et n’importe quoi peut s’appeler “Parsifal”. Et franchement j’en ai par-dessus la tête de ces semi-créateurs, suffisamment impuissants pour ne pas savoir créer des oeuvres par eux-mêmes et qui, pour exister, parasitent celles des autres.

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