BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 7 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Saluts le 7 décembre
Saluts le 7 décembre

Pendant que la Scala est en effervescence pour sa Traviata d’ouverture, comme chaque année le 7 décembre, j’ai décidé de prendre au vol le billet « Stehplatz », place debout, qu’un ami m’a proposé pour revenir à Munich me replonger dans Strauss et vérifier si la dernière représentation de la série de Frau ohne Schatten valait ou non l’antépénultième…Ce type de petite folie est tout de même rare, et montre à quel point j’ai été saisi par cette production la semaine dernière. J’aurais bien assisté à Tosca la veille, dirigée aussi par Kirill Petrenko, avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dont on m’a dit « Petrenko, il va falloir maintenant tout faire avec lui » …mais les devoirs professionnels qui ont quelquefois la priorité en ont décidé autrement.
Par ailleurs, je vais voir La Traviata dimanche prochain 15 décembre, quand les eaux de cette mascarade sociale qu’est la Prima (qui permet quand même de substantielles recettes au théâtre, et qui fut malgré tout quelquefois émouvante) se seront calmées et qu’on pourra peut-être laisser place à la musique, plutôt qu’aux ragnagnas de Monsieur Beczala ou aux regrets éternels, répétés, répétitifs et lassants de l’équipe du Corriere della Grisi.

Rien de tout cela à Munich: j’observais encore le public hier, très varié, du très chic au très cool ou casual, très disponible, très ouvert (un triomphe avec des rappels à répétition), et pas une réaction devant la projection initiale de 4 minutes du film de Resnais (je le rappelle, l’Année dernière à Marienbad qui date de 1961, deux ans avant la réouverture du Nationaltheater marqué par une production de Frau ohne Schatten dirigée par Joseph Keilberth qui existe en CD (Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Martha Mödl, Dietrich Fischer-Dieskau, Jess Thomas), sorte de tremplin étrange pour les premières notes de l’opéra.

Ainsi donc, revoir cette Frau ohne Schatten dont jusqu’ici je n’ai pas entendu un seul écho négatif, m’a permis d’approfondir mon regard sur la mise en scène, de constater encore une fois qu’en Kirill Petrenko, nous tenons un Maître, et de méditer sur l’équipe de chanteurs, légèrement moins en forme ce samedi 7 que dimanche dernier 1er décembre, mais valeureuse néanmoins.
Encore une fois, il faut revenir sur l’orchestre et sur l’incroyable interprétation entendue à Munich: c’est bien l’orchestre et Petrenko qui tiennent l’édifice, non qu’il s’écroulerait avec un autre chef, mais il provoquerait sans doute des jugements plus contrastés sur les chanteurs: ils ne seraient pas plus mauvais, mais ici l’orchestre emporte à ce point l’adhésion qu’on n’arrive pas à s’attacher à tel ou tel défaut, à telle ou telle couleur à tel ou tel aigu. Avec un orchestre même très honorable, mais moins passionnant, le mélomane tatillon fouillerait sans doute de manière plus marquée les qualités du chant et aussi les questions qu’il pose.

Des chanteurs valeureux, une distribution solide, mais pas forcément idéale

L’équipe réunie représente aujourd’hui non ce qui se fait de mieux, mais ce qu’on voit le plus fréquemment dans cette oeuvre:  des chanteurs très respectés et souvent excellents.
Pour tous (peut-être moins pour Botha), l’aigu est un problème: non pas que les notes hautes ne soient pas là (il en faut beaucoup!), mais elles sont pour chacun des artistes  « à la limite », les sons y semblent plus métalliques, voire légèrement savonnés ou criés. Le cas de Deborah Polaski a déjà été évoqué. Son rôle (Die Amme: la nourrice) est essentiel, elle le tient merveilleusement en scène, mais les deux premiers actes sont pour le moins irréguliers, graves détimbrés, problèmes de volume, aigus tirés. La voix est bien plus présente au troisième acte (meilleur que la semaine précédente), avec son dramatisme, avec de beaux aigus, et aussi une ductilité qu’on avait oubliée.
Ces irrégularités, est-ce si grave? Je ne pense pas, tant le personnage existe, tant l’engagement est grand, tant l’artiste est présente.
Il reste que le choix d’un soprano en fin de carrière pour un rôle de mezzo dramatique peut se comprendre, mais aussi se discuter:  on imagine ce que Waltraud Meier eût pu faire de ce rôle si elle l’avait chanté. La couleur vocale du mezzo complèterait la palette de voix féminines et peut-être une voix plus grave aurait-elle mieux convenu qu’un soprano dramatique au crépuscule de sa carrière…Marjana Lipovček, Hanna Schwarz, Elisabeth Höngen, Ruth Hesse, Reinhild Runkel et Regina Resnik, sans doute la plus saisissante des Nourrices (avec Solti en 1967, elle y est fabuleuse, renversante) ont chanté le rôle, et ce ne sont pas des sopranos…
Pour Elena Pankratova et Adrianne Pieczonka, le cas est différent. Pour faire bref, la femme du teinturier est en principe confiée à une Elektra, et l’Impératrice à une Chrysothemis, c’est à dire des sopranos dramatiques à la couleur différente, bien que certaines aient chanté les deux rôles (Gwyneth Jones par exemple, qui un soir à Zurich a dû affronter les deux en même temps le même soir pour remplacer une collègue malade). Il faut en principe pour l’Impératrice outre les aigus redoutables, une certaine souplesse vocale (Cheryl Studer, qui se disait colorature dramatique d’agilité l’a chantée) qui permette d’affronter le réveil du premier acte, qui est l’un des moments les plus délicats du rôle, à froid (la plus grande fut Rysanek, mais Behrens y était magnifique). Pour la teinturière, il faut des aigus assurés et une voix très large (Nilsson, Jones, Borkh, Herlitzius etc…), c’est des trois femmes le rôle le plus spectaculaire, notamment au deuxième acte. Elena Pankratova a la personnalité qu’il faut dans cette mise en scène et le personnage que lui construit Warlikowski lui convient, alors qu’il ne collerait pas à Evelyn Herlitzius, qui a un physique  et un style de jeu complètement différents. Elena Pankratova peut le faire, mais elle a un format vocal qui n’est pas celui d’Elektra, et cette puissance un peu surhumaine lui manque. Elle est remarquable scéniquement, mais la vocalité n’est pas à 100% convaincante, même si elle est bien meilleure à Munich qu’elle ne le fut à Milan, où Guth ne lui demandait pas grand chose (il préférait l’Impératrice).
Adrianne Pieczonka a un timbre somptueux, une voix ronde et pleine, très à l’aise dans un registre central étendu, mais là aussi, les choses ne fonctionnent pas toujours à l’aigu,: la semaine dernière elle a raté sa fin, cette semaine, elle a raté (un peu) le début – le réveil -. Elle était en tous cas moins en forme, même si l’artiste reste magnifique. La voix qui au début de sa carrière (il y a une dizaine d’années) était belle « sans plus » et sans vraie personnalité (sa Maréchale entendue à la Scala n’avait aucun caractère), a mûri et pris de la couleur,  il en résulte une belle prestation, même si l’ensemble manque de réserves pour un rôle aussi exigeant, mais pour des raisons différentes de la précédente.
J’essaie, je le répète, de détailler après une seconde audition qui m’a enchanté et ensorcelé comme la semaine dernière, mais qui par force, concentre l’attention sur des détails plus fouillés, tant le premier contact avec la production secoue et fait naître immédiatement le besoin de revoir, de vérifier pour bien identifier l’endroit où l’on est.. Une seconde vision s’est imposée, peut être plus analytique, mais non moins bouleversante, non moins étonnante, non moins prodigieuse par moments.

Du côté des voix d’hommes, c’est sans contexte plus convaincant, car on a les voix qu’il faut pour les rôles: les formats sont là. D’abord, confirmation, le Geisterbote de Sebastian Holecek est vraiment remarquable, on s’en aperçoit dans la première scène lorsqu’il chante « Einsamkeit um dich/das Kind zu schützen », puis dans le troisième acte, quand il réapparaît (Den Namen des Herrn/Hündin) face à la nourrice: joli timbre, voix souple et profonde à la fois, vraie présence.
Johan Botha est la voix presque idéale pour le rôle de l’Empereur. Malgré des aigus la semaine dernière très légèrement tirés, il a été hier soir vraiment un Empereur de référence. Le rôle lui va assez bien car il n’exige pas un engagement scénique fort (moins que pour Barak en tous cas), et il peut chanter ses interventions (à chaque fois un grand monologue au premier acte, au deuxième acte, et enfin un duo au troisième) sans nécessité d’un engagement fort, car l’Empereur est un rôle de présence/absence; il est Empereur/chasseur; ce n’est pas un hasard si Warlikowski travaille sur les rapports du couple, à la fois tendres et heurtés. Chaque apparition au milieu de ses faucons qui constituent son monde, grâce auxquels il a pu transformer la gazelle en Impératrice, en est l’indice: en faisant jouer les faucons par des enfants masqués, Warlikowski souligne avec habileté à la fois la solitude de l’Impératrice (l’Empereur, lui, est toujours entouré de ses faucons), mais aussi la substitution des enfants (qu’il n’a pas) par les faucons (qu’il a). Sa douleur initiale est d’avoir blessé son faucon rouge parce qu’il avait effleuré l’Impératrice-Gazelle;  ce monde qui l’entoure fait qu’il ne peut comprendre l’Impératrice et son désir de procréation: ce n’est pas son problème. L’Empereur est mari parce que chasseur, (wenn ich jage, es ist um sie, und aber um sie) c’est avec ses armes de chasse (l’arc, l’épée, mais aussi le poing) qu’il cherche à tuer l’Impératrice parce qu’il doute d’elle. Essentiellement sollicité par de longs monologues très lyriques, Johan Botha propose un Empereur au timbre délicat (qui lui convient bien mieux qu’Otello ou Siegmund), une sorte de figure essentiellement musicale et en fait un être à part. Un rôle pour enregistrement…
Au contraire de Barak, qui se caractérise par humanité et bonté: notamment -par la manière dont il s’occupe de ses insupportables frères pour lesquels Warlikowski gauchit le livret, remplaçant les tares physiques par des marqueurs sociaux/mentaux (un bandit, un homosexuel, un handicapé mental), ce qui donne l’occasion à Barak d’habiller son plus jeune frère handicapé, avec une douceur et une sollicitude qui font lire immédiatement le personnage de manière positive et qui vont rejeter sa femme dans la sphère du négatif (au moins au départ). Cette humanité, je l’ai déjà souligné la semaine dernière, correspond à une couleur vocale qui fait de ce Barak non un personnage spectaculaire (au contraire de sa femme), mais plutôt d’humeur égale – à peine lève-t-il lui aussi son épée sur son épouse, pour l’abaisser aussitôt. Ce qui veut dire en traduction vocale un soin tout particulier sur le discours, sur les mots, sur la couleur, et ce qui veut dire aussi qu’on ne s’aperçoit pas forcément des tensions du rôle tant Wolfgang Koch aplanit les aspérités. Il y a dans le rôle des aigus tendus, qui sont bien tenus, mais on ne s’en apercevrait presque pas, tant l’accent est mis sur le discours global, sur le développement d’un profil plus que sur des éléments singuliers. Wolfgang Koch n’est pas un chanteur expansif, c’est un chanteur plus intérieur, qui sert très bien la vision du personnage de brave type que veut imposer le metteur en scène: il n’impressionne pas, mais il émeut et obtient un énorme succès auprès du public.
Au contraire de l’Empereur, Barak est toujours en action, toujours en dialogue, toujours en discussion, il n’est pas à part, mais complètement immergé dans le quotidien, et l’opposé exact de l’Empereur. Pour souligner cette opposition, Warlikowski en fait le teinturier de l’Empereur: il vient chercher la nappe et les serviettes de la table dressée juste avant la Verwandlung (le changement de décor) du premier acte; il apparaît sortant de l’ascenseur, on lui donne l’ensemble du service et il reprend l’ascenseur pour redescendre (monde d’en haut et d’en bas matérialisé par cet ascenseur qui sans cela n’aurait aucune fonction dramaturgique).  L’espace se dessine dans haut/bas, ainsi, on l’a vu la semaine dernière, que dans le contraste premier plan (bois)/arrière plan (carreaux), et gauche(jardin: Impératrice)/droite (cour: Teinturière), mais aussi sol en miroir (arrière-plan, divin) et plancher (premier plan, humain – par son désir d’enfants, l’Impératrice se rapproche de la sphère humaine, ce que Warlikowski comprend si bien à la scène finale).
J’ai évoqué plusieurs fois la qualité de la troupe de Munich, mais je voudrais aussi souligner les chœurs (adultes et enfants confondus) et  les artistes qui chantent en « off », sans jamais un décalage, avec une précision qui provoque l’admiration, « l’ambiance » si particulière de ces soirées leur est aussi redevable ô combien: il n’y a pas une brique qui ne fasse sens dans cette production.

Une mise en scène sur la complexité, mais parfaitement lisible

Revoir la mise en scène permet évidemment de noter des détails qui avaient échappé à la première vision. Les relever tous n’a de sens que si l’on s’adresse à des gens qui ont vu le spectacle; je l’attacherai donc, plus nettement peut-être que la semaine dernière, à marquer les caractères de ce travail qui m’apparaît comme un des plus accomplis de Warlikowski, respectueux du livret, très attentif à en rendre tous les possibles et tous les aspects, réussissant à faire en sorte, dans cet espace hyperréaliste fait de bois, de carreaux de céramiques, de lumières crues, de quelques meubles, de machines à laver, de tables de cantines en formica, que ce bric à vrac apparaisse étonnamment logique, étonnamment cohérent, faisant de chaque objet un sujet: la table, qui devient foyer pour les poissons de la fin du premier acte, retirés de l’aquarium du salon de l’Empereur. Le lit du couple Barak/teinturière un lit presque obsessionnel au premier plan, mais un lit qui n’est que sommier et matelas à nu, mais qui surtout se divise en deux lits jumeaux qui se séparent dès que la teinturière a des velléités de vivre sa vie.
De même la vision de l’arrière plan, espace rêvé, espace multidimensionnel, fait d’ombres (évidemment), de reflets, un monde qui se réfléchit au sol, et donc qui se voit aussi inversé, un monde où les temps se heurtent, passé (gazelle, faucon rouge, petite fille rousse représentant l’Impératrice enfant  traversant régulièrement la scène au gré des rêves et des obstacles) passé même lointain, où Keikobad est vu comme un vieillard sans âge comme ses ses serviteurs au profil si anguleux qu’ils ressemblent à des faucons vieillis, mais un monde aussi du présent, hic et nunc: l’envoyé des esprits dans un bureau servi par deux secrétaires minuscules -enfants adultes qui n’auraient pas grandi, le teinturier qui sert l’Empereur; un espace unique où se heurtent plusieurs dimensions qui se croisent (temps et espace, mais aussi image et réalité), structuré par une poésie de correspondances entre des images  sublimes comme le final du second acte, totalement étourdissant, avec cette eau qui se déverse, das Wasser des Lebens (l’eau de la Vie, comme dans le conte de Grimm)  dont il va être si souvent question dans l’acte III, une eau déchaînée au final du second acte, étrangement apaisée au début du troisième: le duo teinturière/Barak se déroule au fond de cette eau où s’enfoncent animaux (cheval),  corps, armes: en bref la catastrophe produite par l’acte précédent, l’acte du désordre, l’acte de la déconstruction, l’acte du chaos.
Le troisième acte  est au contraire un retour à l’humanité, car les dieux sont à leur Crépuscule, et le temps presse (une horloge marque l’heure exacte du spectacle, bien en vue) et cette heure avance inéxorablement). Keikobad ne peut plus rien pour sa fille:  la petite fille rousse et l’Impératrice adulte sont lovées dans un coin au fond du décor: quand l’Impératrice essaie de se rapprocher de son père Keikobad, celui-ci plié sur la table de la table esquisse un mouvement de la main vers sa fille, mais ils se se touchent pas, scène vraiment très forte sur l’impossibilité et la solitude.
Le retour à l’humanité n’est qu’un retour aux mythes humains, à la vacuité bourgeoise par laquelle se termine l’opéra, les enfants qui étaient eux aussi autour de la table s’éloignent et les quatre personnages semblent se dire « et maintenant? ».  Un final sans fin, tant les personnages qui ont atteint leur but, ou du moins sont revenus à une normalité semblent au contraire vidés, sans but, sans propos. Le propos, il s’affiche par ces enfants qui conduisent les adultes comme dans Zauberflöte, il s’affiche sur les murs, c’est le monde d’ici-bas, avec ses faux mythes et ses vraies croyances, le monde qui littéralement se fait ici son cinéma: un cinéma qui est un motif permanent du travail de Warlikowski, où il puise les chemins de ses mises en scène, mais qui fait aussi système interne de références qui construit un fil de cohérences : les profils de vieillards, qui rappellent la maison de retraite d’Alceste, Marilyn et King-Kong qui renvoient à L’Affaire Makropoulos, l’utilisation d’un extrait de film, qui renvoie à Parsifal. Les autocitations (il y en a d’autres, notamment dans certaines silhouettes humaines) ne sont jamais gratuites: elles s’insèrent dans une dramaturgie à plusieurs entrées, qui est une dramaturgie de la complexité, une complexité pourtant d’une grande lisibilité, d’une clarté qui en ferait presque un travail classique, de ce classicisme de la modernité bien comprise qui est tout sauf provocation. Warlikowski nous renvoie à un monde où rêve et réalité, espace et temps, image et chair, surface et profondeur se répondent en un système d’échos subtils qu’on perçoit, qui font question, mais pour lesquels on n’a pas envie de comprendre, un monde de signifiants qui ne connotent pas toujours des signifiés, mais en même temps qui est monde de poésie et poésie du monde, un monde de l’évocation où évocation fait compréhension, un monde du senti.

Une direction musicale d’exception

Kirill Petrenko le 7 décembre 2013
Kirill Petrenko le 7 décembre 2013 (vu de loin…)

Une fois de plus, hier soir, le public, les amis avec qui je partageais ces moments, nous sommes restés frappés par le travail inouï à l’orchestre, qui, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, répond parfaitement à ce que je viens d’écrire sur Warlikowski. À ce monde de la complexité évoqué par Warlikowski correspond (au sens baudelairien du terme) une lecture de la partition qui en souligne les complexités et les systèmes d’échos, les influences, mais qui en même temps est toujours lisible, claire, où chaque phrase musicale est sculptée, isolée, soulignée, et jamais appuyée: il faut aussi saluer les solistes de l’orchestre, impeccables, nets, quels que soient les pupitres. Une direction dynamique et unitaire, jamais fragmentée, et qui pourtant miroite de mille détails, où l’on ne se pose jamais les questions traditionnelles, par exemple celle du tempo, parce que le tempo est au service du discours, et que ce discours là est si cohérent avec la scène, si fluide, si juste qu’on ne peut qu’accepter tous les choix comme l’évidence. Ce qu’on remarque, c’est la profonde unité de ce travail, un travail dont on lit la composition, un travail qui donne à voir la partition, je dis bien voir, avec ses cohérences et ses méandres et en même temps qui ne se laisse jamais aller à la complaisance, qui ne fait pas du Strauss crémeux ou sirupeux: jamais une phrase particulièrement séduisante (et combien il y en a dans Strauss!) ne s’étend, ne se montre, n’est mise en scène comme chez certains chefs qui font du « regardez comme c’est beau », une lecture où  chaque détail prend sens au sein d’une vision d’ensemble. Il y a à la fois la « Sachlichkeit » l’objectivité -rappelons que c’est l’époque de la naissance de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)- , et incontestablement le lyrisme, mais un lyrisme, né d’un discours, né d’une pensée, mais pas d’une volonté démonstrative de sucrer le propos pour faire naître les larmes. Les larmes viennent seules, de tant de musique, de tant d’énergie, de tant de dynamique, de tant de poésie. Vraiment, il y a très longtemps qu’à l’opéra je n’avais entendu un chef aussi totalement convaincant, et surtout indiscutable, comme si après ça il n’y avait plus rien à dire. On sentait bien naguère à Lyon après les Pouchkine/Tchaïkovski, ou après le Tristan und Isolde qu’on avait affaire à un grand chef, qui avait su transfigurer l’orchestre, mais cette fois, c’est une étoile qui est née.

Au terme de ce (trop) long propos,  je m’aperçois combien il doit être fastidieux à qui n’a pas vécu ces moments exceptionnels. Mais quand j’écoute ce qui se dit et s’écrit (déjà) çà et là sur La Traviata à la Scala, les considérations médiocres d’opportunité médiatique, mais peu artistiques, quand je vois comment certaines productions ne laissent aucune trace, s’accumulant comme un mille-feuilles sans goût et indigeste à force d’être compact et gris, je me dis qu’hier soir et dimanche dernier, et sans doute les autres soirs, quelques milliers de personnes ont vécu fortement pendant 4 heures; il fallait voir les gens de tous âges et de toutes conditions heureux d’avoir des places, même debout,  et à la sortie heureux d’avoir entendu quelque chose d’exceptionnel: que de sourires et de joie dans le public. Et donc, si j’ai fait long, c’est que je suis un Wanderer amoureux , et que je crois au partage. Je souhaite que les amoureux de l’opéra et ceux qui sont en train de le devenir, n’hésitent jamais à économiser dix spectacles médiocres ou passables vécus là où ils sont pour mobiliser la dépense  au profit d’un moment d’exception ailleurs : c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre, selon la belle phrase de Stendhal, ces moments-là diront la vérité sur l’opéra, qui est tout sauf un art mondain.
Hier, dans ce théâtre qu’il a tant marqué, je pensais à Wagner et à son concept de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale: on a jamais mieux dit l’opéra depuis.[wpsr_facebook]

Kirill Petrenko salue
Kirill Petrenko salue

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 1er DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Richard Strauss est né à Munich: il est ici chez lui. Mais il est aussi chez lui à Vienne, parce que de Vienne sont sorties les plus grandes distributions et interprétations de ses oeuvres, et il est chez lui à Salzbourg, parce qu’il a fondé le Festival, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. Trois lieux de référence où il faut aller pour entendre (en principe) les œuvres de Richard Strauss comme il se doit.
La Bayerische Staatsoper a été marquée dans les cinquante dernières années par deux chefs, Wolfgang Sawallisch, qui a dirigé plus ou moins l’opera omnia et qui partagea avec Karl Böhm le titre de chef de référence pour Strauss, et Carlos Kleiber, pour des Rosenkavalier qui firent les beaux soirs, je veux dire les soirs inoubliables et incandescents du Nationaltheater.
Il n’est pas facile de monter Die Frau ohne Schatten: le livret est complexe et nécessite un authentique metteur en scène, la luxuriance de l’orchestre exige un chef de grand métier très familier de ce répertoire (ou simplement un très grand chef) et pour les chanteurs, comme pour Trovatore du côté italien, il suffit d’avoir le plus grand ténor, les deux plus grands sopranos, la plus grande mezzo dramatique et le meilleur baryton du répertoire allemand pour réussir son coup.
J’ai aimé les deux dernières productions que j’ai vues (en mars 2012) celle de la Scala (Marc Albrecht et Claus Guth) et celle de Vienne (Franz Welser-Möst et Robert Carsen). On retrouve ce soir quelques éléments des deux distributions (Johan Botha, Adrianne Pieczonka, Wolfgang Koch).
C’est un triple événement qui marque cette nouvelle production à Munich. D’une part, cinquante ans ont passé depuis la réouverture du Nationaltheater restauré (1963), avec justement une production de Die Frau ohne Schatten de Rudolf Hartmann, dirigée par  Joseph Keilberth. La nouvelle production de la saison en marque l’anniversaire. D’autre part, c’est la première apparition de Kirill Petrenko comme Generalmusikdirektor, succédant à Kent Nagano, qui a choisi ce pilier du répertoire maison pour carte de visite initiale. Enfin, la production succède à une pâle production japonaise de Ennosuke Ichikawa, et risque de faire parler d’elle puisque Nikolaus Bachler l’intendant (autrichien) de la Bayerische Staatsoper l’a confiée à Krzysztof Warlikowski et à sa décoratrice Malgorzata Szczesniak à qui l’on doit la Médée de la Monnaie que le public parisien a vue (et huée) l’an dernier au TCE., et qui ont signé quelques unes des belles productions de l’Opéra de Paris du temps de Mortier, Iphigénie en Tauride à Garnier en  2006,  Parsifal en 2008 qui avait scandalisé les bonnes âmes et que l’on s’est empressé de mettre stupidement au trou,  le Roi Roger de Szymanowski en 2009 et une Affaire Makropoulos (2007) qu’on vient de revoir en septembre/octobre dernier.
De fait, la production fera sans doute parler, car elle fait partie de ces spectacles dont on sort totalement ébloui, totalement fasciné, et totalement prisonnier, avec une envie de revenir, de réécouter, de revoir, de vivre et de revivre. Cela faisait des années que je n’avais pas senti de larmes embuer mon regard lors d’un opéra de Strauss, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, de ces larmes d’émotion, mais aussi de joie intense et profonde. Mes larmes coulaient et je souriais: je me suis revu dans la même salle, avec Kleiber (dans Rosenkavalier) au pupitre: j’ai enfin entendu Strauss comme j’aime, comme j’attends depuis des années, c’est à dire depuis Böhm, Kleiber et Sawallisch car enfin il y avait un chef de cette race pour Strauss ce soir, un chef attentif à tout qui a fait scintiller cet orchestre de tous ses feux, qui l’a fait sonner comme rarement je l’ai entendu, qui a fait de chaque moment soliste (et il y a en tant dans  Frau ohne Schatten) un moment d’éternité lumineuse, qui a su retenir le son quand il fallait, qui l’a fait s’épanouir avec une dynamique, une énergie inouïe, et en même temps une sensibilité, un soin extraordinaire donné au volume, à la couleur: oui les larmes venaient et coulaient parce qu’un Strauss comme cela provoque immanquablement l’émotion. Réentendre le final du premier acte, à faire fondre la pierre, réentendre l’intermède aux cordes solistes qui précède la scène de l’Empereur au second acte. Réentendre les bois au début du troisième acte, clarinette, hautbois, basson à tournebouler le plus blasé des spectateurs! Petrenko laisse s’épanouir les instruments solistes, et les dirige en les accompagnant comme s’ils étaient des voix humaines.
Aux entractes, les gens se regardaient, un peu interdits, tellement surpris d’entendre enfin Strauss, ou enfin un Strauss miroitant de pointes de diamant quelques fois acérées, un Strauss qui alterne moments chambristes et moments extraordinairement symphoniques, un Strauss qui laisse respirer longuement et sensuellement la mélodie, qui vous tient en haleine, et vous empêche de respirer tant vous retenez votre souffle, un Strauss qui éblouit par tant de sons qui sont autant de moments, un Strauss à mi chemin exact entre le post romantisme et l’école de Vienne, un Strauss qui dialogue aussi bien avec le premier Schönberg que le jeune Hindemith: on avait oublié que Strauss était la vie, bouillonnante, contrastée, violente et sensible, et émouvante, et tellement humaine. Merci à Kirill Petrenko qui vient de se projeter au sommet, et dont l’interprétation écrase littéralement(presque) tous les Strauss entendus ces dernières années: enfin une direction qui a du sens, enfin un orchestre qui parle, qui est un personnage, qui n’accompagne pas mais qui est la scène et le drame même, qui est le centre de gravité de l’ensemble de la soirée. Sans diminuer les mérites des uns ou des autres, et notamment du metteur en scène et de sa décoratrice, Kirill Petrenko est l’élément porteur de l’ensemble, par sa manière d’aborder l’œuvre, par sa dynamique propre, par le suivi très attentif du plateau et notamment par son attention à la mise en scène. Il est l’artisan de l’exceptionnelle réussite de cette production. Tout ramène à lui, tant l’approche est neuve, profonde, passionnante, notamment le travail sur la couleur, rarement mené avec une telle persévérance, et la parfaite adéquation avec le plateau et avec les respirations de la mise en scène, une mise en scène vraiment musicale, qui inspire et expire au rythme de chaque note, de chaque phrase, de chaque volute de musique.

Car le travail de Krzysztof Warlikowski constitue l’autre pilier référentiel de cette miraculeuse Frau ohne Schatten. Il a réussi avec des partis pris assez radicaux, à ne jamais donner l’impression de trop oser, de trop gauchir le texte : tout au contraire, à la justesse de l’approche orchestrale correspond une très grande justesse de l’approche scénique, toujours claire, toujours justifiée, et servie par un dispositif où vidéo, lumières, décor, espaces se répondent en une incroyable unité, avec une fluidité très surprenante, y compris ce début qui commence par un long extrait de L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais qui pourrait sembler plaqué,  comme on en lui a fait le reproche avec huées à la clef,  dans son Parsifal parisien avec Allemagne année zéro alors que l’idée était d’une fulgurante intelligence. Ici, quand l’image du film s’estompe,  reste en guise de transition la musique de fond sur laquelle empereur et impératrice se heurtent. On entend au loin la musique du film; on calme l’impératrice par une piqûre, elle s’endort, l’opéra peut alors commencer.
Dès le départ,  ambiance clinique et médicale que l’on va retrouver tout au long du spectacle, d’abord par un espace divisé en deux avec en premier plan un intérieur cossu aux murs de bois, et en arrière plan de hauts murs de carreaux de céramique blanche, comme dans un hôpital, des murs qui accrochent parfaitement lumières et vidéo.  Espace glacial à l’intérieur duquel l’Empereur au troisième acte  se transforme en pierre par une opération chirurgicale, où une infirmière tend à l’Impératrice un breuvage qui va lui permettre de récupérer l’ombre de la femme du Teinturier: elle ne cesse d’ailleurs de refuser de boire, comme  dans un asile d’aliénés où l’on force les malades à ingurgiter des calmants, un espace qui est celui de la folie, sans doute, mais aussi celui du rêve, du royaume imaginaire de l’Empereur, chasseur invétéré, entouré de faucons, dont son petit faucon rouge, le faucon de l’opéra (dont l’appel est lacérant) – qui sont des enfants à tête de faucon, jouant à la fois le conte rempli d’animaux (on voit aussi une gazelle, rappel de la manière dont l’Empereur a découvert l’Impératrice, qui était gazelle et qui fut prise dans les serres d’un faucon)

Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

et évoquant l’enfance, une enfance qui remplit cet arrière plan à la fin, dont les ombres se reflètent savamment aux murs, jouant une chorégraphie étonnante, où ils deviennent gigantesques et presque menaçants quand un groupe va chercher et la femme du teinturier, puis Barak, images d’une beauté et d’une poésie indicible, et créatrices par leur simplicité même d’une énorme émotion.

 

Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

 

Si Respectant une histoire qui n’est qu’allers et retours entre le monde de l’ailleurs du couple impérial, monde mythologique de divinités et de magie, et  le monde de l’ici-bas, des humains avec leur rustrerie et leur coeur tout simple, Warlikowski divise l’espace en premier et arrière plan, mais le divise aussi latéralement, côté jardin le royaume de l’Empereur, côté cour le domaine de Barak et de sa femme avec son mur de machines à laver de « beautiful laundrette » et ses chariots de blanchisseurs et au milieu, une table qui servira aux deux couples jusqu’à la scène finale.
Côté jardin deux chaises longues en cuir, séparées par un aquarium, côté cour un lit sur lequel dort au début la femme du teinturier pendant que les scènes initiales se déroulent côté jardin. Et Warlikowski va jouer de ces oppositions, de ces rapprochements et des facilités d’un espace global qui isole çà et là des espaces secondaires. C’est d’abord des deux côtés les deux femmes qui dorment, comme si elles rêvaient mutuellement l’une de l’autre, puis plus avant dans l’opéra à la fin du deuxième acte, c’est d’un côté l’impératrice et de l’autre Barak, chacun dormant de son côté, chacun peut-être projetant son fantasme de l’autre côté de la scène: car la psyché est évidemment au centre de ce regard acéré mais pas destructeur de Warlikowski: visions psychanalytiques de l’enfance avec cette petite fille rousse comme l’Impératrice qui traverse tout l’opéra,

Keikobad et l'Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Keikobad et l’Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

puis de l’Impératrice avec son père, Keikobad, sorte de mort vivant plié en deux avec lequel plus aucun rapport n’est possible: jeux de l’enfance aussi où les enfants sont, on l’a vu, les faucons, mais miment aussi des adultes comme les secrétaires du Geisterbote (excellent Sebastian Holecek au timbre si velouté, à la voix de baryton basse si douce et si chantante) ou finissent même par être de vrais enfants, qui envahissent tout l’espace scénique à la fin.
La vidéo s’impose dans l’espace initial par cette projection de l’Année dernière à Marienbad, film sur le fil ténu qui sépare rêve et  réalité,  sur les basculements vers le fantastique, avec la douce et trouble Delphine Seyrig, une fenêtre aussi nous montre plusieurs fois l’espace du film, les grands couloirs rococo, le parc du château de Nymphenburg (car le film a été tourné…à Munich, ce qui rapproche encore plus le spectateur d’univers familiers) et Delphine Seyrig, qui par son habit rappellerait presque la Nourrice, une  Delphine Seyrig vieillie et devenue une manière de magicienne qui ordonne tout ce qui se déroule, veillant en permanence en scène sur les deux premiers actes, tout de blanc vêtue en costume et cape au premier acte, en noir et blanc au deuxième, et redevenue plus féminine au troisième, où elle va être chassée (enfermée dans une camisole de force- toujours l’asile)  et sortie manu militari: il faut une personnalité hors pair,

Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

il faut Deborah Polaski pour incarner cette nourrice-là, castratrice, dominatrice, maîtresse d’un jeu presque sado-masochiste: le jeune homme envoyé à la teinturière n’est  par exemple qu’un prostitué payé par la nourrice; elle est celle qui manipule tous les personnages, qu’elle soit active en scène ou étendue sur la chaise de relaxation, dormant les yeux couverts de lunettes à mousse ( ces cache-yeux utilisés dans les avions pour dormir). Elle n’est pas une Oenone inféodée à sa maîtresse, elle est celle qui tire les fils, celle qui fait renverser les valeurs, celle qui fait passer du monde éthéré du couple impérial à celui du couple de teinturiers, du Walhalla plein d’amertume et d’angoisse à un Nibelheim qui serait non pas une antichambre de l’enfer, mais au contraire la chambre de l’humanité simple et aimante, rendue encore plus humaine par la voix merveilleusement chaleureuse de Wolfang Koch.
Et cet espace est traversé de vieux serviteurs, de femmes de chambres, qui servent des alcools, d’infirmières. Trouvaille étonnante: on retrouve au royaume de Keikobad, le père de l’impératrice, ces serviteurs zélés, vieillis, au profil anguleux et ressemblant à ces têtes de faucons vus précédemment auprès de l’Empereur, comme s’ils étaient des faucons vieillis, au service d’un royaume divin qui se nécrose.
Et puis, des images d’une habileté impressionnante, comme la vision du désir de meurtre de l’Empereur au deuxième acte, dans une forêt profonde de bouleaux qu’on pénètre, et qui abrite des centaines de tombes, où l’on finit par voir comme émergeant des tombes la fauconnerie de l’Empereur, ou bien la tempête qui  conclut l’acte en une sorte d’irrésistible typhon comme le typhon musical qui s’abat alors sur la salle. Ce monde aquatique, tantôt tempétueux et terrible, tantôt calmé, serein, comme l’aquarium du premier plan, image à la fois d’un espace bourgeois, ou vision vidéo de fonds poissonneux projetée au début du troisième acte, comme une métaphore des âmes tourmentées tantôt agitées, tantôt apaisées.
L’histoire se déroule selon son implacable logique, bien plus tendue qu’à l’accoutumée, de cette tension qu’ont les contes qui peuvent basculer sans cesse dans le drame et se déroulent au bord du gouffre. Et tout se termine dans cette explosion extraordinaire d’enfants, dont nous avons parlé, en un final qui n’est sans doute pas pour moi le plus émouvant musicalement de l’opéra, et où la morale qui est véhiculée, celle du couple bourgeois du début du XXème siècle n’est pas vraiment l’idéal d’une société d’aujourd’hui, mais dont Warlikowski retourne totalement l’image finale: les quatre protagonistes ne sont pas face au public à chanter leur joie dans la béatitude, comme souvent. Ils sont autour de la table qui a toujours servi de lieu de rencontre dans toute l’oeuvre, autour de laquelle on a dîné, on a bu, on a crié, on a pleuré: ils sont autour de la table, comme si Monsieur et Madame Empereur recevaient Monsieur et Madame Teinturier, des voisins qui trinquent ensemble et boivent le champagne, image d’une humanité banale à la fois émouvante, mais aussi terrible, car bientôt, les enfants disparaissent, et les quatre protagonistes restent seuls, regardent dans le vide, comme plongés dans un ennui existentiel, et la joie devient angoisse, angoisse de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise sous les regards, projetés au mur, des mythes de l’époque, cinématographiques ou non, dans l’ordre, Batman, Jesus, Gandhi, King-Kong et Marilyn Monroe (un clin d’oeil à sa mise en scène de l’Affaire Makropoulos): vision ironique qui n’est pas sans rappeler le final du Crépuscule des Dieux de Carstorf: la retombée sur terre, l’ordinaire du quotidien, et les mythes d’aujourd’hui qui mêlent vrais et faux héros, vrais et faux cultes: la vie vécue et rêvée, comme au cinéma, comme à Marienbad…
Face à un tel travail, les chanteurs sont tellement suivis et soutenus qu’ils constituent un plateau de très bon niveau et très homogène. La précision du travail scénique les contraint à l’engagement, même ceux qui sont habituellement rétifs comme Johan Botha, qui en fait un minimum, ce qui est pour lui un maximum…
D’abord rendons hommage aux anonymes, à tous ces personnages secondaires que la mise en scène ne montre pas et qui chantent en coulisse ou dans la fosse, ces membres de l’excellente troupe de Munich. Je ne résiste pas au plaisir de citer le faucon bouleversant de Eri Nakamura et la voix d’en haut d’Okka von der Dammerau. J’ai déjà dit le bien que je pensais de Sebastian Holecek, Geisterbote au rôle épisodique, mais essentiel dans la première scène, et qui montre une voix de baryton basse très chantante et très présente en même temps. On a beaucoup dit qu’on n’entendait pas Deborah Polaski, en Amme, la nourrice. Elle est un personnage tellement fort, tellement présent, tellement incarné qu’on en oublierait presque les faiblesses vocales, qui certes sont notables, notamment dans le grave, totalement détimbré, et avec de sérieux problèmes de justesse à l’aigu, mais en revanche avec des moments de fulgurance où cet aigu sort comme avant…Alors, oui, il y a des problèmes, mais cela va avec le personnage déglingué qu’elle incarne, cela va avec sa couleur, cela va avec ce que veut lui faire faire Warlikowski.
C’est d’ailleurs le cas de tous les protagonistes de ce plateau: pris collectivement, ils sont somptueux, ils ont une présence folle, ils sont tellement dans le jeu, dans leur personnage  que les question vocales passent forcément aux second plan. Disons qu’ils ont tous la voix du rôle, mais dans des costumes pour certains à peine un peu étriqués.

Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

J’attendais peu de Elena Pankratova, j’avais trouvé sa femme du teinturier (qu’elle interprète partout en Europe) à Milan sans personnalité, et sa voix sans éclat. Elle est ici d’abord un personnage extraordinaire, un tantinet vulgaire, un peu frustre, sans aucun recul sur les choses, habillée de noir (comme l’Impératrice) ou de rouge

La teinturière en Platinette L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
La teinturière en Platinette  © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

avec sa perruque blonde platinée qui en fait presque une copie de Platinette, l’acteur italien travesti et un peu drag queen: elle devient un « mezzo de caractère »…cela lui va très bien et la voix est venue,  bien sortie, bien projetée notamment aux deuxième et troisième actes. Warlikowski en fait un type physique tel que cette voix sans vraie élégance lui colle parfaitement. Evidemment on attend dans ce type de rôle une Herlitzius, une Jones, une Nilsson qui ont ou avaient une toute autre envergure, et une voix plus tranchante, mais Elena Pankratova est ici parfaitement à sa place, et s’en sort avec tous les honneurs et un très gros succès public.

L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
L’Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Adrianne Pieczonka ne m’a jamais totalement convaincu non plus: la voix est très ronde, très belle, mais la personnalité n’est pas toujours au rendez-vous. Cependant déjà cet été à Aix, elle était une belle Chrysothemis, elle est ici une très belle Impératrice, un peu aux limites à l’aigu (qu’elle a raté une fois, à la fin), mais le personnage est là aussi parfaitement convaincant: son réveil est vraiment magnifique (alors qu’on sait qu’il est un moment redoutable pour le soprano), avec une ductilité vocale notable et un timbre somptueux. L’Impératrice a la couleur d’une Sieglinde (Rysanek fut les deux, éblouissante): Pieczonka est plus convaincante qu’une Magee dans le même rôle et mérite le succès immense remporté.

Johan Botha, on le sait, n’est pas une bête de scène et son rôle d’Empereur pétrifié lui irait plutôt bien.  Warlikowski ne lui en demande pas trop; néanmoins, il réussit à être au moins dans le personnage à défaut de l’incarner. La voix est celle du rôle, chant élégant, diction exemplaire, timbre clair, mais les aigus sont un peu serrés et rétrécis: il n’a aucun charisme mais néanmoins, aidé par la mise en scène qui en fait un personnage pâle, il s’en sort très bien; comme on dit il passe sans encombre.
Enfin, Wolfgang Koch, Barak lointain successeur de Walter Berry est ici sans doute le plus totalement adéquat des quatre protagonistes: la voix est chaleureuse, douce. Le chant est stylé, la diction impeccable et la clarté de l’émission exemplaire. Il incarne le personnage, avec un style physique un peu pataud, un peu lourdaud, mais s’il l’incarne physiquement, vocalement il diffuse une noblesse intérieure qui le rend terriblement émouvant. Une très grande réussite pour un rôle qui pourrait fort bien devenir fétiche pour lui.
Dans cette soirée, les voix sont plus qu’honorables et très engagées mais ce n’est pas elles qu’on retiendra: on leur tient grâce de ce qu’elles contribuent à mettre en valeur l’éblouissant travail du metteur en scène et d’un orchestre prodigieux, qui ne les couvre jamais, qui les soutient, et qui, malgré l’extraordinaire symphonisme de l’oeuvre, ne tombe jamais dans l’excès sonore: on en revient au noyau de cette soirée, Petrenko, Petrenko et encore Petrenko.
Il est un peu tard pour qui voudrait tenter les dernières représentations de cette série, les 4 et 7 décembre; mais guettez cette Frau ohne Schatten quand Petrenko la reprendra, car si elle est reprise pour le Festival en juillet, c’est avec un autre chef, Kirill Petrenko étant pris par les répétitions de Bayreuth.
Nous referons le voyage de Munich:  ce pourrait bien être, et pour longtemps, la production de référence de ce début de règne et cela confirme que la Bayerische Staatsoper est sans doute le meilleur opéra d’Europe actuellement.
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Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013
Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013