MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au « Ella giammai m’amò », avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à « Tu che le vanità » du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit « lacrimosa ») qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, « di petto », le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le « lacrimosa » qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais « ordinaire » dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution « sait » chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le « si » qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire « sensationnell ») peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans « O don fatale », plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans « Ella giammai m’amò », et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: « O Carlo ascolta » est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française « explosive » au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
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Acte 1(final) ©Bavarian State Opera

 

BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
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22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le « lacrimosa », puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le « concertato » qui suit la mort de Posa (dit le « lacrimosa »): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et « Tu che le vanità.. » fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (« Mi sento morir » au moment où Elisabetta accepte par un « si » timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le « lacrimosa » est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son « Ella giammai m’amo’  » est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le « Don fatale », elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DON CARLO de Giuseppe Verdi, à l’Opéra Bastille (14 mars 2010)

140320101635.1268605989.jpgDon Carlo, 14 mars 2010, saluts

Don Carlo est un opéra emblématique, lié à l’histoire de l’Opéra de Paris. A ce titre, à Paris, on devrait systématiquement le représenter dans sa version en cinq actes (au moins celle de Modène) et presque systématiquement en français, ou au moins proposer les deux versions en alternance. Je trouve regrettable que l’identité de cette maison ne soit pas tant soit peu soulignée alors que Vienne, Barcelone, et même Bâle ont récemment proposé la version française. Même remarque d’ailleurs pour les Vêpres Siciliennes, qu’on verra l’an prochain…mais à Amsterdam…dans leur version française. Il y a des chanteurs aujourd’hui (Giacomo Prestia qui chantait ce jour, en est un) qui connaissent la version française, à mon avis supérieure à la version italienne, notamment celle de la Scala de 1884 .
De plus, le livret en français de Don Carlo est un texte de qualité (à la différence de celui des Vêpres siciliennes) qui mérite d’être écouté.

Depuis Bogianckino et sa double production en français/en italien mise en scène (mal) par Marco Arturo Marelli (en 1986) et (bien) dirigée par Georges Prêtre, on n’a pas vu de Don Carlo(s) marquant à l’Opéra. C’est le Châtelet de Lissner qui proposa une production restée fameuse de la version française, de Luc Bondy, avec José Van Dam, Roberto Alagna, Thomas Hampson, Waltraud Meier, Karita Mattila, dirigée par l’alors jeune Antonio Pappano. Qu’attend donc Nicolas Joel?

Deuxième remarque, cette production remonte à 1998:  le choix de Nicolas Joel a été de proposer une reprise d’une ancienne production avec une bonne distribution, c’est à dire un choix de répertoire: il est clair qu’il faut puiser dans le répertoire, auquel Hugues Gall avait beaucoup travaillé dans les années 90. D’où cette production assez passe partout, qui est faite pour durer (on en est à la 44ème représentation!), et donc qui ne choque personne. Gérard Mortier avait lui aussi proposé à Paris la reprise d’une production, celle de Salzbourg ( de Herbert Wernicke) qui n’était pas une des plus grandes réussites du metteur en scène aujourd’hui disparu. Il eût d’ailleurs été élégant de le signaler dans le programme de salle, puisqu’en sa page 14 « l’oeuvre à l’opéra de Paris », cette reprise a été oubliée…
La mise en scène de Graham Vick est traditionnelle pour un Don Carlo, on y voit du gris, du noir, des croix (motif récurrent..qui s’en étonne) dans un vaste espace écrasant et dénudé, géométrique, avec quelques projections et des éclairages qui découpent l’espace. Les personnages paraissent écrasés, minuscules, devant une transcendance qui leur échappe. Rien que de très ordinaire. Mais pourquoi diable faire chanter le « frate » en fond de scène: on n’entend rien de son intervention du début du premier acte.

Les scènes de foule sont assez mal réglées, aussi bien l’autodafé que la scène consécutive à la mort de Posa, elles sont peu claires, quelquefois un peu ridicules: le travail de reprise est là un peu léger, ou bien l’original n’était déjà sans doute pas bien en place.

Musicalement on regrette d’abord l’absence du fameux « lacrimosa » consécutif à la mort de Posa (ainsi appelé parce que Verdi le reprendra dans le « Lacrimosa » de son Requiem) « qui me rendra ce mort? »,l’une des musiques les plus sublimes de la partition abandonnée par Verdi après la générale de 1867 et mise au jour par Abbado en 1977 à la Scala à l’ouverture de la saison 1977-78, dite saison du « bicentenaire ».
Abbado avait alors fait le choix de proposer la version originale de l’opéra avec des musiques jamais jouées jusqu’alors, mais en langue italienne. Sans jouer la version originale, Gatti à la Scala, Maazel à Salzbourg, avaient inséré ce « lacrimosa », arguant de l’importance et de la beauté du morceau et aussi d’une plus grande clarté du propos . Revoir la version traditionnelle sans lacrimosa révèle une réelle faiblesse de la structure théâtrale à ce moment-là et une singulière confusion pour le public qui se rajoute à la mauvaise mise en place scénique.

Musicalement aussi,on regrette la direction sans imagination de Carlo Rizzi, chef pourtant assez réputé. Aucune sensibilité ni aucun raffinement. Les moments les plus émouvants restent plats, des moments clefs comme le trio du deuxième acte dans les jardins de la Reine, ou le duo du cinquième acte ne sont pas vraiment mis en valeur par la direction musicale, qui accompagne les chanteurs sans vraiment donner une couleur singulière à l’oeuvre. C’est très en place, mais cela reste plat.

La réussite, c’est une distribution de haut, voire très haut niveau. On salue le Don Carlo de Stefano Secco, ténor dont nous avons déjà dit du bien, et qui confirme ses qualités techniques, même si la voix n’a pas tout à fait le format du rôle: c’est souvent tendu, mais ce n’est jamais faux, c’est surtout toujours propre. Il reste que ce n’est pas tout à fait le Don Carlo dont on rêve. Ludovic Tézier en revanche, malgré une annonce de fatigue passagère, offre de Posa une interprétation remarquable. On peut lui préférer (c’est mon cas) Simon Keenlyside, plus habité, plus bouleversant, plus impliqué. Mais il reste que vocalement, stylistiquement et techniquement, ce Posa là est irréprochable. Une très grande prestation. Giacomo Prestia dans Philippe II se montre lui aussi excellent. Le timbre n’a pas la séduction d’un Ghiaurov sans doute, mais la voix a une grande étendue, la technique est sans reproche, le volume remplit la salle de Bastille: sans doute le meilleur Philippe II d’aujourd’hui. L’autre basse en en revanche, le vétéran Victor von Halem, déçoit dans le Grand Inquisiteur: voix chuintante et fatiguée, émission ouatée, manque d’homogénéité, fortissimi proches du cri.
Les dames sont aussi de très haut niveau: on connaît la Eboli  désormais « classique » de Luciana d’Intino, même si quelques sons sont ratés (trio du deuxième acte), la prestation vocale est celle d’une très grande Dame du chant, technique, volume, intensité aussi bien dans la chanson du voile que dans le « Don fatale » . Et enfin, Sondra Radvanovski, soprano américain que l’on voit beaucoup distribuée ces derniers temps, campe une Elisabeth à mon avis exceptionnelle. Un volume qui remplit la salle immense avec une facilité déconcertante, une technique à toute épreuve, qui sait jouer des difficultés du rôle, avec pianissimi, notes filées, modulations, une homogénéité et une rondeur vocale qui impressionnent: enfin, devant nous un vrai lirico spinto pour Verdi,  ce qu’on n’avait pas vu dans ce rôle depuis Mattila avec Pappano au Châtelet dans les années 90. Jolie prestation pour la « voce del cielo » confiée à Olivia Doray.
Avec Anja Harteros et Sondra Radvanovski  peut-être nos soirées verdiennes vont-elles gagner en intérêt. En tous cas ne les manquez pas si vous les voyez dans une distribution.

Ainsi, cette reprise alimentaire a a-t-elle au moins tenu ses promesses vocales, à défaut d’avoir pleinement séduit musicalement à cause d’un chef un peu routinier, et d’une production vieillie et sans intérêt (Graham Vick est pour moi une de ces fausses valeurs modernes qui ne dérangent pas grand monde: son Macbeth à la Scala, géométrique -un cube- et coloré -jaune- est à oublier!). Mais un Don Carlo n’est jamais à négliger, et celui-ci était globalement meilleur que celui de Braunschweig à la Scala, à la distribution terne avec un chef -Daniele Gatti- à mon avis injustement discuté  .

Opéra plein à craquer, énorme succès: voilà pour Nicolas Joel une opération réussie.