METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 15 Février 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Acte I © MET Ken Howard

Pour une lecture détaillée de la mise en scène, je vous renvoie à mon compte rendu du Parsifal de l’Opéra de Lyon en mars 2012 car le travail n’est pas fondamentalement différent.

Pour bien de mes amis et connaissances, ce Parsifal ne valait pas la traversée de l’Atlantique: on connaît bien Gatti en France et on ne l’aime pas trop, on a déjà vu la production à l’Opéra de Lyon, et Kaufmann vaut peut-être une messe, mais dans d’autres rôles. Puisque je suis à New York, je ne la pense évidemment pas ainsi.
Peter Gelb a en effet réuni une distribution exceptionnelle pour cette nouvelle production de Parsifal, en coproduction avec l’Opéra National de Lyon et la Canadian Opera Company de Toronto: René Pape en Gurnemanz, Jonas Kaufmann en Parsifal, Katarina Dalayman en Kundry, Peter Mattei en Amfortas et Evguenyi Nikitin en Klingsor. Un tel plateau vaut le voyage, et Daniele Gatti reste l’une des références pour Parsifal aujourd’hui.
Et puis, c’est toujours un plaisir d’aller au MET, de redécouvrir le rituel de l’Opéra new yorkais, sa fontaine intérieure dédiée à Ezio Pinza où vont se désaltérer les spectateurs, ses fauteuils de salle dont chacun est dédié à son donateur, sa galerie de portraits des grandes vedettes du MET au sous-sol, ses programmes minimalistes gratuits, la MET Opera Shop un peu folle où vous trouvez disques, jouets gadgets, mais aussi assiettes, tasses,verre, bijoux, étiquettes de bagages, corsages, robes, casques wagnériens et j’en passe, et ce public très mélangé, sympathique avec lequel il est facile de tenir conversation et dans lequel ce soir circulaient quelques spectateurs vêtus en chevaliers du Graal (robe de chambre et toge) . Oui, tout cela fait plaisir, un très grand plaisir qui fait mesurer aussi la très grande chance d’être là.
Le décor de Michael Levine a dû être élargi pour s’adapter au plateau immense du MET, et quelques costumes fabriqués pour les choristes supplémentaires; sinon, le spectacle vu à Lyon est bien là, toujours aussi ritualisé. François Girard a opté pour un rituel modernisé, se focalisant sur une sorte de rite de la fécondation: le monde du Graal est infécond, le premier acte se déroulant sur une lande désolée où femmes et hommes sont séparés par une sorte de ruisseau sanguinolent, une plaie de la terre qui semble infranchissable: Kundry reste du côté femme (jardin) tandis que tout l’acte se déroule côté cour, là où sont les hommes organisés en groupe compact assis sur des chaises, comme une fleur immense d’où émergeraient un à un les personnages. Dans ce monde figé, Parsifal quand il arrive ne cesse de regarder de l’autre côté notamment Kundry et ils se battent à peu près sur le ruisseau médian; il est déjà ailleurs en arrivant en scène: il ne pourra donc lire le rituel du Graal. Rien de changé à l’acte II (voir le compte rendu lyonnais), sinon que du parterre, vu la pente, il est impossible de voir le lac de sang où évoluent les personnages, ce qui est une grande frustration vu la beauté de l’image, et qui fait perdre aux spectateurs part des idées de la mise en scène: mais on a toujours cette belle image de ce défilé haut et étroit, parsemé d’un éclairage rougeoyant, image métaphorique d’un corps féminin vu de l’intérieur. Quant à l’acte III, où la foule bien séparée au premier acte est cette fois entremêlée, où les costumes se mélangent, se sécularisent où le côté sectaire initial  laisse place à une foule sans règle particulière où femmes et hommes sont mélangés dans ce monde qui est celui de la mort et du rituel funéraire, de la stérilité que Parsifal revivifie en trempant la lance dans le sang du Graal. Seule petite différence,  l’image finale où une femme se lève pour aller vers Parsifal qui la regarde, annonçant une renaissance est bien moins claire qu’à Lyon, le rideau se baissant en même temps que la femme se lève. A mon avis seuls les spectateurs qui connaissaient la fin du spectacle lyonnais ont dû remarquer cette image ici très furtive, et c’est dommage.
François Girard a signé là un spectacle esthétiquement très réussi, a introduit une symbolique (la dialectique stérilité/fécondité) pas souvent exploitée dans Parsifal par les metteurs en scène, tout en gardant une vision fortement ritualisée, qui correspond bien à l’approche musicale de Daniele Gatti, d’un rituel qui ne mime en aucun cas le rituel chrétien, mais qui renverrait plutôt à des rites archaïques et qui insisterait sur simplicité et hiératisme (costumes très essentiels pantalon/chemise blanche, femmes en noir) avec des images fortes et tranchées (noir, blanc et gris pour les actes I et III, rouge et sang pour l’acte II). Le metteur en scène a obtenu d’ailleurs un relatif succès malgré les habituelles huées des premières d’opéra, à New York comme ailleurs.

A ce discours scénique correspond un discours musical magnifiquement dominé par Daniele Gatti, à la tête d’un orchestre des grands jours, même si les cuivres comme souvent au MET restent quelque peu en retrait (attaques pas très propres, quelques accidents), mais le mouvement, la dynamique et le son d’ensemble sont convaincants. J’emploie le mot “dynamique” à dessein, malgré la lenteur du tempo imposé par Gatti, car c’est bien le paradoxe de cette direction musicale, déjà remarquée ailleurs et notamment à Bayreuth: le tempo est lent, mais sans qu’il y ait de longueurs, de moments sans relief, de trous noirs: au contraire, en émergent une dynamique interne, une puissance particulière. La clarté du propos, et des différents niveaux sonores, la manière d’étirer le son, en gardant son épaisseur, qui crée immédiatement tension et intérêt, le volume bien contrôlé, tout fait sens.  Gatti à qui l’on reproche de jouer souvent un peu fort ici joue des volumes avec à propos sans jamais couvrir le plateau ni marquer trop de violence: même le prélude de l’acte II reste à la fois dramatique et contenu: ce qui contribue à créer l’espace théâtral (dans un acte qui est sans doute le plus théâtral des trois), c’est que plus que l’étirement  discours, ce sont les accents qui rythment la musique: c’est sans doute là un reste de”l’italianità” du chef qui permet de créer tension et drame, un chef qui réussit souvent mieux dans le répertoire d’opéra non italien (son Wozzeck est par exemple exceptionnel, c’est l’un des chefs à privilégier pour Berg, qu’il adore). Une direction à la fois dilatée et pleine de relief, qui permet aux chanteurs, à toute l’équipe de chanteurs, d’asseoir le texte et de le dire de manière exceptionnelle, variée, colorée, un texte à la fois joué et chanté . (voir la scène des filles fleurs, si vive et fraîche).
A cet orchestre si bien tenu correspond un chœur nombreux, bien préparé par Donald Palumbo, très en phase avec l’orchestre et dont la diction étonne par sa clarté.
L’équipe réunie, je l’ai dit est parmi celles dont on peut rêver: La Kundry de Katarina Dalayman (ceux qui me lisent un peu savent que j’ai souvent des réserves sur cette artiste) est ici particulièrement convaincante. Son volume vocal correspond à l’exigence d’un rôle implacable et terriblement tendu. Même si ses suraigus sont quelquefois criés, ces cris se justifient pour un personnage  qui oscille au deuxième acte  entre séduction féminine et sauvagerie animale. Il faut reconnaître que les aigus du final de ce deuxième acte ont un tel volume, une telle violence qu’ils frappent l’auditeur: on n’ a pas entendu cela depuis longtemps. En même temps, le tempo de la scène entre Kundry et Parsifal permet à la voix de se contrôler avec rigueur, et de montrer des accents puissants, autoritaires et à la fois très mystérieux et enjôleurs. Une femme, une mère, une sorcière tout à la fois: vraiment magnifique.

Jonas Kaufmann © MET Ken Howard

Le Parsifal de Jonas Kaufmann, qui s’en étonnerait, est magnifiquement chanté, de ce chant contrôlé sur toute l’étendue du spectre qui peut à la fois des aigus puissants (“Amfortas, die Wunde”) et des mezze voci à se damner. Le chant de Kaufmann est toujours surprenant parce qu’il est très expressif, par la modulation vocale, par le contrôle et le jeu sur le volume: on peut passer du forte au murmuré en une seconde et cela fait toujours sens. Kaufmann propose ici un personnage venu d’ailleurs, un avant goût de son Lohengrin, un Ur-Lohengrin à la voix douce et apaisante, mais avec un esprit de décision qui dans le deuxième acte emporte tout, sans jamais se départir d’une certaine “morbidezza”(douceur) vocale qu’on va d’ailleurs entendre tout au long de l’acte III.  Son entrée au final est presque antithéâtrale , parce qu’il émerge de la foule qui s’écarte, sans surgir, mais en entrant simplement:  il est autorité sans être autoritaire, comme son chant.
C’est magnifique et étonnant même si dans ce rôle, aujourd’hui, d’autres sont remarquables aussi, dans un autre style. Il n’est (peut-être…) pas aussi irremplaçable que dans d’autres rôles comme Florestan ou Don Carlo, voire Werther ou Don José. Tiens, il y a quelque chose de Werther dans ce Parsifal-là. Nicolai Schukoff à Lyon, qui chante en ce moment Don José au MET- sans doute aussi la doublure de Kaufmann pour Parsifal (vu les annulations des Siegmund l’an dernier, MET échaudé craint l’eau froide…)- avait une sorte de présence mâle (y compris dans son chant) qui cadrait très bien avec la mise en scène de Girard, même si il y a loin de la coupe aux lèvres quant à la seule beauté du chant, comparé à Kaufmann. Plus loin dans le temps, le Parsifal de Vickers passait de la sauvagerie désespérée à la maturité, une maturité qu’on lisait dans son expression: il était devenu adulte. Il reste pour moi la référence, en écrivant ces lignes, je l’entends encore, je le vois même…
Le rôle de Parsifal n’est ni long ni très difficile à chanter, mais demande un sens de l’interprétation marqué, un chant qui crée bien la différence entre avant le baiser et après, et Vickers savait le montrer.
Jonas Kaufmann a une fois de plus montré quel ténor il est, quel artiste il est, il sait être Parsifal, un grand Parsifal, mais certains diront peut-être pas LE Parsifal de référence, même si dans le jeune homme obstiné du premier acte on lit déjà le personnage futur et son refus du rituel stérile qu’on lui montre et qui ne fonctionne pas, même si l’ intelligence et l’ intuition de cet artiste lui permettent d’offrir une immense composition. C’est quand même phénoménal.

René Pape © MET Ken Howard

René Pape est un très beau Gurnemanz , voix claire, diction impeccable, aigus volumineux et triomphants même si quelques graves sont un peu opaques. Mais dans la galerie des Gurnemanz passés et présents, il déçoit un tout petit peu. Il faut à Gurnemanz incontestablement une voix et beaucoup de résistance (c’est le rôle le plus lourd de Parsifal) et avec Pape nous y sommes, il faut aussi beaucoup d’humanité, beaucoup de nuance dans le chant, et notamment montrer la différence entre Acte I (Gurnemanz est jeune, il a l’âge d’Amfortas) et Acte III, où il est vieux et fatigué. Et là, même si son troisième acte, assez neutre, a une sorte d’inexpressivité voulue de celui qui est las (j’ai trouvé cela vraiment remarquable), je trouve son premier acte relativement moins concerné, un peu indifférent, moins fouillé que ce qu’on peut entendre chez un Kwanchoul Youn aujourd’hui, un Franz Mazura ou un Kurt Moll jadis (il était encore époustouflant avec Abbado en 2002), moins surprenant que Zeppenfeld à Lyon, si jeune, si engagé et même si neuf. Je vais être accusé de pointillisme tâtillon et injuste, vu le succès remporté, mais je dis simplement ce que j’ai ressenti. J’attendais plus “définitif” comme peut l’être son Roi Marke, inégalé à ce jour.
Plus grande est la déception avec Evguenyi Nikitin dans Klingsor. La voix ne réussit pas à s’imposer, et Nikitin ne chante pas avec naturel, mais avec des expressions accusées, une manière de souligner des phrases pour faire le méchant, bref il en rajoute comme si naturellement il n’y arrivait pas ou qu’il était incapable de chanter sans surchanter. Il est difficile de trouver un bon Klingsor: Alejandro Marco Buhrmeister à Lyon était bon, Thomas Jesatko à Bayreuth aussi, chacun dans leur style. Ils étaient bons parce que dans leur chant ils ne surchargeaient pas, Nikitin n’est pas dans le ton. Dommage.
Reste l’Amfortas de Peter Mattei.
Et cet Amfortas-là vaut presque à lui tout seul la traversée de l’Océan. Il y a longtemps, très longtemps (jamais peut-être) que je n’ai pas entendu une telle interprétation. Il y a tout dans ce chant et d’abord une incroyable suavité, une sorte de douceur/douleur christique, la voix est chaude, égale, comme si la douleur était stoïque et à la fois désespérée. Il y a aussi l’émission, la diction qui est un pur modèle d’école, la puissance de la projection dans l’immense salle du MET, il y a simplement un personnage, presque neuf, on n’a jamais entendu cela comme ça. Et ce chant aux accents d’une simplicité presque schubertienne,  fait naître immédiatement dans le public une solidarité presque cathartique, une émotion indicible que le spectateur perçoit dans sa chair . Comment s’étonner qu’il emporte le plus grand triomphe de la soirée? Inoubliable.

Alors oui, ce Parsifal valait l’Océan: malgré les quelques petites déceptions, on est devant une belle production, une distribution exceptionnelle, une direction musicale d’envergure, et tout simplement devant une des plus belles musiques jamais écrites…Et puis, c’est par elle que je suis entré à l’Opéra Garnier, en avril 1973, qui a scellé mon avenir wagnérien, il y a presque 40 ans. Il fallait bien fêter l’entrée dans la folie.

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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
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Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: Une autre critique, très acerbe, du LOHENGRIN de Richard WAGNER du 7 décembre 2012

L’article qui suit est la traduction rapide d’un article paru sur le fameux blog milanais :”Il Corriere della Grisi“, dédié à l’opéra et à l’art du chant, très sévère  envers le théâtre milanais, détruisant méthodiquement ou presque toutes les distributions et souvent protagoniste des broncas milanaises. Bien des remarques peuvent être justes, mais il faut fuir et le systématique dénigrement et le rappel de temps révolus supposés dorés, auxquels les auteurs du blog n’ont même pas assisté mais auxquels ils se réfèrent. J’ai voulu traduire rapidement et sans doute avec quelques inexactitudes ce texte, très descriptif, sans véritable analyse de la production, préférant l’invective, et plus analytique sur le chant, même si discutable. Les spectateurs d’hier et de demain en salle jugeront, mais face à mon jugement plutôt positif, voici une destruction en règle du plus bel effet. Dieu, ou le cygne, reconnaîtra les siens et les italophones se reporteront à l’original.

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Le cygne est arrivé: le Lohengrin de la Scala, en direct.

On pourrait proposer un compte rendu qui parte de la fin vu que la soirée inaugurale a été close au lieu d’être ouverte par l’hymne national. Et nous devrions donc commencer par les hurlements déchainés par lesquels  Evelyn Herlitzius  a invoqué et évoqué les dieux du passé. Triomphateurs au moins à la fin dans l’esprit pervers de l’épouse de Radbod.

Devant le dispositif scénique proposé nous nous sommes identifiés avec les nostalgies d’Ortrud non par parce que nous voudrions à tout crin cygnes, casques emplumés dames et chevaliers et tout le luxe de la cour médiévale vu par l’œil de l’homme du XIXème siècle, mais parce que nous aurions désiré respect et cohérence envers Wagner et sa poétique. On a affiché l’idée qu’au mythe se substituait la psychanalyse. Psychanalyse, disons-le de suite, de supermarché : pourquoi faire d’ Elsa une psychopathe épileptique, Lohengrin, hypostase de l’incarnation de la Divinité ou quasi,  un adolescent peu sûr de lui et troublé ? Ce n’est pas une idée alternative, c’est une superfétation du texte inutile et répétée jusqu’à l’ennui.
Nous pouvons ensuite nous amuser à trouver les incongruités et la laideur des cercueils modèle 1990 dans une production qui fait penser à l’Hamlet de Kenneth Branagh, les chevaliers brabançons transformés en valets de chambre et en marmitons de la taverne de Maître Luther, les gants de promenade des dames appliqués à l’habit de soirée (Zeffirelli et Visconti auraient eu une syncope) la chambre nuptiale transformée en champ de chanvre avec les protagonistes qui évoquent Gassmann et Silvana Mangano de Riz amer ou les harponneurs de Il Mulino del Po’, vu comme le protagoniste abat le rival, ou même les dépossédés Ortrud et Telramund, qui rappellent Maddalena et Sparafucile dans la taverne, en évitant de rappeler la pluie de plumes qui évoquent les plumages d’oies, de chapons et de dindons. Mais tout cela, et chacun des spectateurs dans la salle ou devant sa TV a trouvé et s’est étonné des incongruités, nous dit une seule chose : une mise en scène et une production sans idées, modèle de pseudo culture, qui peut être appréciée de qui, pour suivre la mode ou par ignorance, veut être à la page.
Mais si Lohengrin propose une vision XIXème du mythe et le texte littéraire, avant même le texte musical, ainsi que les indications maniaques des didascalies, les commentaires des choreutes envers les personnages, nous disent ceci :  avec la réalisation milanaise d’hier soir nous avons été pris pour des c…Si ce n’est pas l’auteur, c’est certainement le cas du public, de son intelligence, de son portefeuille parce que payer aussi le Maître d’armes pour un duel de théâtre de marionnettes, ou le dramaturge (invention de mauvais théâtre allemand) signifie seulement profiter de l’argent public. Et les sifflets ont été seulement modérés pour Monsieur Guth, mais devraient être abondants et sonores pour celui qui, plongeant les mains dans la caisse a consenti une dépense indigne d’argent public.

Naturellement, avec la totale indignité du public à la page et de la critique, nous avons aussi une partie musicale et chorale. Pour ne pas devoir faire des distinctions qui impliqueraient l’utilisation de facultés que tous ne partagent pas, tous se sont jetés dans la louange de la dernière arrivée, la « salvatrice de la patrie » Annette Dasch, arrivée dans la nuit à Malpensa, est déjà repartie à l’aube pour Berlin pour chanter la Finta Giardiniera, un opéra qui lui va mieux, en dépit de sa voix précocement usée. Le cast sera sans doute ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne comme l’a dit le chef, mais cela ne signifie pas que ce soit un cast digne non du théâtre mais de l’œuvre…Les défauts techniques sont partagés équitablement dans les rôles masculins, où aucun ne sait comment se négocie un aigu ni comment on soutient le chant  avec le souffle. Ainsi a-t-on des réponses différentes au même défaut de fond, soit les hurlements lancinants de Monsieur Tomasson, Telramund, dans un rôle où l’on ne doit pas hurler, mais sonner ; les sons rauques et mal assurés dans la première octave de René Pape, basse sur le papier (pour le Héraut de Zeljko Lucic vaut le proverbe français, « tel maître tel valet » !) et les notes en falsetto entre la gorge et les végétations du protagoniste tant célébré. Un chanteur comme Jonas Kaufmann sans aucun legato dans son air, qui n’est pas à même de chanter piano dans le duo de la chambre ou bien de dominer dans le final du deuxième acte (il s’agit pourtant de quelques mesures) et qui exhibe un volume qui est la moitié de ce qu’il exhibait deux ans avant dans Don José, avec un orchestre très léger en fosse, est le protagoniste juste et cohérent qui va bien avec cette production.
Et le fait qu’il assume des positions fétales, qu’il simule des convulsions, qu’il se vautre dans l’étang ou se baigne dans l’eau pourra susciter de la sympathie, mais ne permet pas à un auditeur de bonne foi et doté d’une expérience minimale de reconnaître là une exécution de bon niveau.
Non que les choses aillent mieux du côté féminin. Evelyn Herlitzius dans son rôle de chanteuse actrice (même si de très grandes chanteuses l’ont affronté, parmi celles qui en ont laissé trace au disque, à commencer par la Grob-Prandl), est dans la meilleure des hypothèses une actrice passable. A l’aigu, elle hurle, par exemple dans l’invocation aux dieux chtoniens du deuxième acte ou celle des dieux païens à la fin de l’opéra, au centre, dans le duo avec Elsa et dans les quelques mesures de défi avec Lohengrin au deuxième acte, elle est aphone, avec le poids spécifique d’un soprano lyrique normal, qui, correctement mis au point, pourrait être une Elsa normale. En effet, le rapport proportionnel entre les voix des deux femmes existe, parce que, abstraction faite de l’arrivée salvatrice de la Dasch,  cette dernière a timbre, couleur et volume de soubrette. Aucune magie du timbre, aucune dynamique même dans les parties solistes. Disons, didascalie et musique en main, une non Elsa.  Et par chance il y a eu une substantielle « remise de peine » dans l’ensemble qui suit le récit du Graal, dans lequel Elsa devrait aller plusieurs fois jusqu’au si naturel.
Il faut souligner que l’émission systématiquement basse et gonflée des interprètes principaux qui viennent tous de l’école néo-allemande de chant est quelque chose qui semble appliqué et enseigné avec obstination méthodique et rigoureuse par les enseignants de l’aire nordique. Ceci pour faire se rapprocher l’émission vocale et la phonétique allemande et rendre plus claire l’articulation des vers « sacrés » du Maître. En revanche, l’engorgement de la voix auquel s’ajoute une technique de respiration complètement erronée (qui souvent se confond avec sa totale absence) cause la disparition complète de quelque clarté que ce soit dans la mise en son, que ce soit dans les voyelles que les consonnes. Voir en particulier, mais ce n’est qu’un un des exemples possibles parmi tant d’autres le monologue final de Monsieur Kaufmann.
Et puis il y a la baguette. Laquelle est décrite et louée comme authentiquement wagnérienne (dans les quotidiens d’abord, avec quelques exceptions dont celle de Paolo Isotta dans le Corriere della Sera d’aujourd’hui). A ce chœur de louanges ou presque ne correspond pas une direction d’orchestre et surtout une « concertazione »  qui soient à la hauteur encore une fois non du théâtre et de son blason supposé mais des exigences de l’œuvre qui conjugue le grandiose des scènes d’ensemble (débitrices ô combien du grand-opéra) et la dimension plus recueillie (mais pas pour cela inférieure en grandiloquence) des moments où dominent les solistes. Du prélude et jusqu’à la scène finale nous avons entendu, pardonnez la franchise, voire la brutalité, toujours la même soupe, maigre pour être exact, non seulement parce que le volume de la musique qui provenait de l’abîme mystique faisait penser à un Donizetti comique ou à l’Auber de Fra Diavolo (rappelons en passant que les grands Lohengrin jusqu’à 1925, avant que ne triomphassent les exigences douteuses du « spécialisme » wagnérien, affrontaient régulièrement ces rôles), mais parce qu’il n’y avait pas de différence entre les interventions des troupes glorieuses du Brabant, la désespérance et la furie du couple Telramund dépossédé, l’exultation de la fête nuptiale, et la mélancolie de la conclusion.

En outre nous avons entendu des cordes d’une tenue fatiguée et sans rigueur du prélude au premier acte, des cuivres aux sons durs et sans grâce, soit dans les fanfares réelles, soit dans l’introduction du troisième acte dans lequel dominait le principe très napolitain du « facite ammuina » (faites confusion), le chœur (surtout le chœur féminin en référence à l’entrée des pages du cortège nuptial du deuxième acte) en décalage systématique avec l’orchestre mais avec les présupposés d’une intonation correcte.
Le moment le plus réussi de la direction a été peut-être l’interlude du deuxième acte, même si gâché par des entrées des choristes systématiquement en retard. Nous comprenons très bien comme il est difficile de concilier les exigences d’une oeuvre comme Lohengrin et les ressources limitées (vocales, mais pas seulement) à disposition, mais on aurait pu faire un peu mieux au moins sur la tenue d’ensemble du spectacle, par exemple avec des tempi plus rapides ou plus serrés, pour aider une distribution dans laquelle on ne retrouvait pas pour sûr ni une Rethberg,  ni un Melchior ou ni une Branzell, mais même pas la puissance vocale, et surtout l’honnête et solide métier d’un Windgassen d’une Marton ou d’une Zajick.

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN (vu à la TV) de Richard WAGNER le 7 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Annette DASCH)

Lohengrin est l’œuvre de Wagner la plus populaire en Italie. Créée en Italie à Bologne en 1871, on raconte que Verdi est venu assister du fond d’une loge à la représentation. Elle est jouée dans la version italienne (de “Riccardo” Wagner) depuis la première représentation à la Scala le 20 mars 1873  jusqu’à la saison 1952-1953, où Herbert von Karajan avec Wolfgang Windgassen, Elisabeth Schwartzkopf, Martha Mödl la dirige pour la première fois dans sa version originale en langue allemande. Parmi les grands interprètes italiens de Lohengrin, le plus important est sans aucun doute Aureliano Pertile, qui a lié son nom au rôle de 1922-23 à 1932-33. Notons la présence dans les interprètes du rôle de Mario del Monaco pendant la saison 1957-58, et au pupitre se sont succédés les grands chefs marquants de la Scala, Arturo Toscanini, Tullio Serafin, Antonio Guarnieri, Vittorio Gui, Gino Marinuzzi et Sergio Failoni et surtout Ettore Panizza dont le nom est lié aux grandes représentations avec Aureliano Pertile.
Lohengrin fut l’œuvre choisie par Claudio Abbado pour ouvrir la saison 1981-1982 le 7 décembre 1981 et l’œuvre par laquelle il aborda Wagner à l’opéra (avec René Kollo puis Peter Hoffmann, et AnnaTomowa Sintow) dans une production splendide de Giorgio Strehler, qui avait joué le jeu du roman médiéval de type “Excalibur”, armures rutilantes, miroirs géants, apparition du cygne magique, j’eus la chance de la voir trois fois et l’interprétation d’Abbado, dont j’ai encore une trace audio, reste l’un des très grands moments de l’histoire musicale de ce chef, supérieure à son enregistrement avec Siegfried Jerusalem. Il la reprit à Vienne (avec Placido Domingo et Cheryl Studer) dans la vieille production viennoise décrépite de Wolfgang Weber en janvier 1990. Depuis, la Scala a repris Lohengrin dans une mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (proposée auparavant à Lyon) et une belle direction de Daniele Gatti en 2007, avec Anne Schwanewilms et Robert Dean Smith, ainsi que Waltraud Meier et Tom Fox. La production de Claus Guth est donc la troisième production en une trentaine d’années.
Cette fois-ci, le plateau réuni est sans doute l’un des plus brillants possibles, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi René Pape, Tómas Tómasson, Evelyn Herlitzius et Zeljko Lucic, plus habitué aux rôles italiens qu’allemands, le tout avec une direction musicale de Daniel Barenboim et une mise en scène de Claus Guth, l’un des grands du Regietheater d’aujourd’hui, et qui a signé la saison dernière dans ce même théâtre une Frau ohne Schatten qui eut un très grand succès.
La représentation de Milan hier, sans Anja Harteros grippée, a bénéficié de la présence de Annette Dasch, qui tient le rôle d’Elsa dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth depuis 2010, puisque la doublure prévue Ann Petersen (l’Isolde de Lyon en 2011) était elle aussi grippée. Annette Dasch, nous l’avons dit souvent, a une voix plus petite que les habituelles Elsa, et beaucoup de mélomanes ont ainsi émis de sérieux doutes sur son interprétation. Et pourtant, à Bayreuth, elle est rentrée si parfaitement dans le personnage voulu par Neuenfels qu’avec une jolie technique de chant, bien dominée, une voix bien conduite, elle a réussi sa prestation à Bayreuth, salle notoirement connue pour être indulgente aux voix. A la Scala, c’est autre chose, et pourtant, elle apparaît avoir passé là aussi la rampe, et tenir fermement le rôle, d’autant qu’en très peu de temps elle semble s’être approprié le rôle dans une mise en scène qui en fait une sorte de femme enfant, enfermée dans son monde de contes de fées, dans un monde qui rappelle la Senta du Vaisseau fantôme, dans la mise en scène du même Claus Guth, au Festival de Bayreuth  à partir de 2003. Une petite fille qui se fait son film et qui rêve de son beau chevalier blanc: elle évolue dans  un coin du décor (de Christian Schmidt) très proche de dessins animés de Walt Dysney (escalier végétal, piano, roseaux). Habillée en petite fille dans une robe blanche de contes de fées, Elsa va tomber dans le monde des adultes représenté par Ortrud et Telramund, pris non plus individuellement mais comme couple et par le roi Henri L’Oiseleur. Alors le Moyen âge disparaît au profit d’un monde contemporain du Second Empire, avec un Lohengrin plus humain que héros, qui est découvert au milieu de la foule, et dont l’humanité va au fond ruiner la confiance qu’Elsa voue en lui. Du monde des certitudes des contes,  Elsa tombe dans le monde des doutes qui est le monde humain. Doutes qu’Ortrud va faire naître et vivre chez Elsa. Il s’agit donc bien d’un spectacle qui montre le conflit humain, sur un espace libre au centre délimité par un tapis rouge, avec autour et dans les coursives métalliques imaginées autour par le décorateur (qui s’inspire de cette architecture de métal chère à cette période du XIXème), le choeur invisible devenu chœur antique spectateur et commentateur de la tragédie.
Allant voir le spectacle le 18 décembre prochain, j’aurai la chance de pouvoir ensuite en rendre compte de manière plus précise, mais d’emblée, on reconnaît la patte de Claus Guth, qui décille les yeux, qui enlève tout le côté légendaire de cette histoire et qui en fait l’expression des heurts entre les fantasmes individuels et la crudité de la réalité (opposition entre la blancheur d’Elsa et l’obscurité des autres, le costume de Lohengrin (un costume avec chemise au col ouvert) refusant tout net toute allusion à la légende sauf quelques plumes qui volètent de ci-de là ou qui sont portées par Gottfried que seule Elsa semble voir.
Ortrud, tout en noir, sorte de gouvernante cruelle de contes de fées (elle frappe les doigts d’Elsa enfant qui s’essaie au piano), sorte de marâtre (n’a-t-elle pas pris la place d’Elsa auprès de Telramund qui en était le tuteur?) est la méchante des contes, et pourtant, son attachement à Telramund, reste aussi très humain et relativise la méchanceté: c’ est Evelyn Herlitzius, simplement impériale, qui sait user des défauts de sa voix, quelques approximations de justesse, mais une présence vocale et une intelligence scénique hors du commun.
Jonas Kaufmann, très aimé à Milan comme partout, qui porte la production par sa présence, est comme d’habitude exceptionnel, et son timbre sombre campe bien le personnage voulu par Claus Guth, une sorte d’alien un peu perdu dans un monde d’humains qu’il ne connaît pas et dont il a à affronter les attentes ou l’hostilité: son arrivée, discrète, presque forcée, où apparaissent la crainte et la surprise et dont la fragilité est marquée par ses pieds nus, est fortement emblématique et d’une justesse extraordinaire. Sombre car toujours lui aussi plein de doute et de douceur, mais aussi de crainte, avec la faculté de Kaufmann à moduler, à adoucir, à retenir la voix et jouer sur les fils et les extrêmes possibilités de l’émission sonore: tout à fait extraordinaire, mais qui n’efface pas Klaus Florian Vogt, avec sa voix nasale, sonore, comme venue d’ailleurs, qui marque au contraire sans cesse une douce certitude, la certitude de l’ailleurs dont il provient, et auquel il ne renonce jamais : deux visions différentes, deux voix opposées, et deux prestations irremplaçables aujourd’hui.
La voix étonnante et d’une rare sûreté de René Pape suffit à dessiner le personnage qu’il n’a pas besoin de surjouer, voire de jouer: il est ce qu’il veut sur scène, avec cette voix profonde et surtout profondément humaine (ce qui en fait un Roi Marke ou un Philippe II magnifiques), ténébreuse et profonde humanité qui est la marque de cette mise en scène fort injustement huée paraît-il hier à la première de la Scala.
Tómas Tómasson est apparu un Telramund assez noble, à la diction impeccable, même si certains amis m’ont assuré que la voix passait mal dans la salle. C’est un chanteur intelligent, plus diseur que chanteur peut-être, en tous cas fait à mon avis pour les rôles wagnériens par l’intelligence du texte dont il fait preuve. Tómas Tómasson dans ce rôle à Bayreuth en 2011 m’a impressionné par sa présence, plus peut-être que par la voix dont le volume ne correspond pas toujours à ce qu’on attend. Il m’a procuré la même impression à la TV, qui ne rend pas vraiment compte du volume réel.
Quant au héraut inattendu de Zeljko Lucic, il assume le rôle avec bravoure, et avec une voix forte, bien timbrée, sans l’extraordinaire élégance d’un Samuel Youn à Bayreuth ou le timbre de velours d’un Michael Nagy. Il reste que c’est une prestation très honorable.
Le chœur de la Scala, particulièrement bien préparé, a chanté “en bis” l’hymne italien “Fratelli d’Italia” que Kaufmann a bravement entonné (c’est cela la préparation!). Lohengrin, on l’a vu plus haut, est une pièce de choix du répertoire de ce chœur et il était au rendez-vous, sous la direction de Bruno Casoni, le chef de chœur en place depuis 2002.
Quant à Daniel Barenboim, il est apparu en grande forme, un peu amaigri, dirigeant l’œuvre avec une grande énergie et même un tempo rapide (prélude de l’acte III) et montrant le travail accompli par l’orchestre dans ce répertoire qu’il a pris à bras le corps depuis son arrivée à Milan: ce fut une grande prestation, de très haut niveau, comme souvent dans Wagner à la Scala. Wagner, qui était ce soir chez lui à Milan, comme pour Siegfried il y a quelques semaines. Il reste à voir le spectacle en salle, j’ai hâte d’être à Milan le 18 décembre prochain! Mérite le voyage.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 8, 10 et 11 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-MOZART)

©Peter Fischli Lucerne Festival

Concert du 8 août

L’ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d’administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d’accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, qui ne s’est pas trop fatiguée, et un grand intellectuel parle du thème de l’année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner,

©Peter Fischli Lucerne Festival

ce soir c’est le grand théologien et penseur Hans Küng, l’un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven. C’est un peu long, cela manque quelquefois de nerf, mais ce discours dans un bel allemand académique ne manque pas de références et montre en tous cas quel rôle joue la musique dans la culture allemande.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l’ouverture (qui combine l’ouverture effective et la “symphonie de victoire” finale) comme par exemple Claudio Abbado l’a dirigée dernièrement à Pleyel avec l’Orchestra Mozart. Le comte d’Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s’oppose à l’envahisseur espagnol en la personne du Duc d’Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c’est le style là Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé d’intermèdes de  musique, très dynamique, une musique un peu martiale qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Meyer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr’acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l’ouverture, le son de l’orchestre et l’acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, qui rappellent celles des Berliner sous Abbado, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l’acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c’est tout, jusqu’à la fin.
J’ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui quelquefois  font aimer la langue allemande pour l’éternité. Reste le vrai protagoniste, l’orchestre dont on ne sait où tendre l’oreille tant c’est somptueux: l’ouverture est vraiment de l’ordre du sublime.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c’est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J’ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l’homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l’au-delà, de l’apaisement, du repos éternel. L’orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer “en mineur”, on l’entend juste ce qu’il faut, laissant au chœur la part des anges (c’est le cas de le dire), c’est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j’ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler…), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c’est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante “requiem sempiternam” dans l’Agnus Dei. C’est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et  bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique “Judex ergo cum sedebit”), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation  pénible d’Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents écarts de justesse, n’ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l’ensemble.
Quant à l’orchestre, j’ai dit qu’il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l’orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l’introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l’obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n’a rien de distant, mais c’est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d’Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n’impressionne, ce Requiem est celui de l’ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.

Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c’est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé pour approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.

Concert du 10 août

Entre le 8 et le 10 août, il s’est passé un court laps de temps qui permet au concert de ce soir de passer du niveau de très beau concert à celui de sublime moment. Ce qui a été dit avant hier vaut pour ce soir, avec un plus qui place l’ensemble, à un niveau de perfection tel que les amis qui ont annulé à cause de l’affaire Mahler ont fait une belle erreur. Un Requiem de cette trempe, on n’en entendra sans doute jamais plus.
Egmont montre les mêmes qualités et les même défauts, sauf que l’orchestre est encore plus grand, encore plus pur, techniquement au point de la perfection. L’ouverture est littéralement un coup de tonnerre, encore plus somptueuse que le 8, avec un son d’une rondeur inouïe, des bois qui vous clouent sur place, des cordes à vous faire chavirer: les violoncelles et les altos sont époustouflants. Alors, certes, Juliane Banse reste en deçà, et Bruno Ganz un peu “au-dessus”, qui ne réussit pas à équilibrer une prestation qui reste de haut niveau, mais un peu trop surjoué, surdit, avec des maniérismes certes en liaison avec un texte difficilement acceptable aujourd’hui, mais Ganz ne fait pas grand chose pour le faire accepter…sinon qu’il y a l’orchestre derrière, et cette musique, qui n’est quand même pas l’une des meilleures que  Beethoven a écrites, n’est pas désagréable à entendre, surtout quand elle est jouée par des instrumentistes en état de grâce.
Dès le début du Requiem, avec l’attaque orchestrale reprise par le chœur, on sent que l’on est un cran au-dessus du 8 août, d’abord par l’homogénéité du son, la maîtrise du volume: l’orchestre effleure le son et donne paradoxalement une forte tension immédiatement perceptible. C’est peut-être la tension, palpable de bout en bout, qui donne ce plus dont je parlais. En tous cas, il apparaît clair que le quatuor des solistes n’est pas le protagoniste de cette interprétation. Même si Madame Prohaska est encore en deçà du nécessaire, avec son attaque problématique dès l’introitus, et même si cette fois le ténor Maximilian Schmitt est plus présent, et montre un timbre velouté et une bonne maîtrise technique, les solistes ne sont que quatre instrumentistes de plus, au milieu de l’orchestre. C’est le dialogue entre chœur et orchestre qui domine, un chœur dont il est inutile de décliner des qualités:

il est littéralement insurpassable, dans le murmure comme dans le forte, dans la modulation, dans la diction (on entend chaque mot). A ce chœur unique, répond un orchestre un peu plus présent que l’autre soir, qui montre une retenue, une domination du moindre son, à tous les pupitres, et qui accompagne le chœur dans un dialogue presque céleste et intense tout à la fois, d’une intensité inouïe. Dans cet auditorium qui est haut comme une cathédrale, avec un plafond constellé, l’effet est ravageur pour l’émotion, une émotion si contenue, si compressée qu’il faut de longues minutes pour s’en remettre, pour avoir même envie d’applaudir après le très long silence final. Mais le public se réchauffe de plus en plus, ne cesse d’applaudir pour finir par se lever et gratifier l’ensemble des protagonistes de la standing ovation méritée.
On se souviendra du 10 août. Qu’en sera-t-il le 11?


Concert du 11 Août

Globalement, le niveau du concert n’était guère différent de la veille. Egmont cependant, aux dires de ceux qui y étaient hier, et c’est aussi mon avis, était un peu en deçà du niveau atteint notamment par l’ouverture et à cause de quelques hésitations de Bruno Ganz,  qui a eu un “trou” au début de son texte, et qui ne retrouvait plus la suite (avec le texte sous les yeux…).

Saluts après Egmont

Juliane Banse était peut-être un peu plus en voix, notamment dans sa seconde intervention, “Freudvoll und leidvoll…”, mais la voix, jolie, manque quand même de projection. On reste toujours abasourdi par les bois, le hautbois de Lucas Macias Navarro (un rêve) et la clarinette de Sabine Meyer, ainsi que les cuivres étourdissants (les cors!!). Il reste toujours intéressant de voir comment la musique et le texte dit s’harmonisent. Abbado suit les inflexions de Bruno Ganz (un tout petit peu moins boursouflé) et fait écho aux modulations de la langue parlée. On peut trouver cette musique un peu ronflante, il reste des moments magnifiques, des retenues qui touchent vraiment, avec des cordes qui savent chanter avec un engagement peu commun: il suffit de voir se démener le premier

Sebastian Breuninger

violon Sebastian Breuninger (Gewandhaus Leipzig).
Le Requiem en revanche a été comme la veille, en tous points sublime, avec quelques

Claudio Abbado

différences (peut-être aussi dues à la place  occupée ce soir, plus proche de la scène). Notamment les solistes étaient plus présents , le ténor Maximilian Schmitt a été chaque soir un peu meilleur, et ce soir il a donné une joli preuve de style, de portamenti, de volume.
René Pape est toujours somptueux et écoute l’orchestre avec qui il chante en écho, Sara Mingardo est vraiment elle-aussi très présente, et perçoit immédiatement quelle couleur donner à ses interventions, Anna Prohaska est toujours un peu en marge, ce qui est dommage, car elle a les interventions solistes les plus importantes. Que dire du choeur et de l’orchestre, qui se répondent et s’écoutent, avec un orchestre toujours époustouflant de ductilité, je me suis intéressé ce soir aux trombones et à la trompette, tout en sourdine, en discrétion, mais aussi tout en fluidité: du grand art.
Ce soir encore, l’impression d’avoir entendu un immense moment, qui nous mène ailleurs: un tel Requiem, je ne l’avais jamais entendu. Il est autre, oui c’est quelque chose d’autre et Abbado une fois de plus nous surprend, tout en nous faisant oublier notre regret initial (pas de Mahler!) Hier et ce soir, nous avons été mené ailleurs, dans un espace autre, là où nous ne pensions pas aller avec un sentiment qui allie étrangement sérénité et tension extrême.
Le public une fois de plus ne s’y est pas trompé, il a accompagné le long silence final, et a commencé à applaudir longuement, mais sans cris habituels, puis de plus en plus chaleureux, de plus en plus fort, jusqu’à la standing ovation…il revenait du ciel et reprenait ses habitudes de public à Lucerne, ce soir en restant en salle et battant des mains jusqu’à ce qu’Abbado revienne seul, orchestre sorti, répondre à sa demande et saluer une dernière fois sous les vivats.

Vous pouvez revoir ce Requiem sur Medici TV en cliquant sur le lien suivant: Requiem Mozart Abbado 8 août 2012

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BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
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22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le “lacrimosa”, puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le “concertato” qui suit la mort de Posa (dit le “lacrimosa”): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et “Tu che le vanità..” fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (“Mi sento morir” au moment où Elisabetta accepte par un “si” timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le “lacrimosa” est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son “Ella giammai m’amo’ ” est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale”, elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 10 décembre 2011: FAUST de Ch.GOUNOD (Dir: Yannick Nezet-Séguin, Ms en scène: Des McANUFF avec Jonas KAUFMANN)

Après le Faust pour le moins discuté de l’Opéra de Paris, le MET propose cette saison un Faust dirigé en distribution A par Yannick Nézet-Séguin (en distribution B ce sera Alain Altinoglu) avec Jonas Kaufmann (en B Roberto Alagna, en C Joseph Calleja ), René Pape, Marina Poplavskaia. La production est celle de l’américano-canadien Des McAnuff, en coproduction avec l’ENO (English National Opera) de Londres où elle a été présentée en ouverture de saison 2010 avec Toby Spence, ce qui ne devait pas être mal non plus. Des Mc Anuff, actuellement directeur du Stratford Shakespearean Festival of Canada,    qui a reçu de nombreux prix dans sa carrière, est considéré comme un très bon metteur en scène de Musical, ce qui n’est pas dégradant dans le monde anglo-saxon.
Sa production du Faust est loin d’être indigne sans être convaincante: prenant le mythe de Faust dans son aspect métaphysique, il fait de Faust un savant qui renonce à la science après Hiroshima et Nagasaki, tout comme le fit Jacob Bronowski en 1945. Le rideau se lève sur une vision d’Hiroshima et un laboratoire qui pourrait être celui d’un scientifique des années 1940, mais très vite, le Faust de Gounod et ses désirs bien terrestres reviennent en force, et ce n’est qu’à la fin, après l’apothéose de Marguerite, qu’on revoit le laboratoire, le Faust vieilli du début terminer le verre de poison et s’écrouler, mort. Ou bien Satan l’a laissé remonter des enfers, ou bien tout cela n’était qu’un fantasme de vieillard ravagé par le doute et les regrets. Est-ce utile? Pas vraiment, on n’en apprend pas plus. Intéressant seulement l’idée qu’on est en 1945, et qu’on revient en 1914, à la vieille de la première guerre mondiale quand Faust redevient jeune: McAnuff situe très précisément l’intrigue, qu’il inscrit dans l’histoire et donne ainsi une logique à son approche.
Entre les deux, Des McAnuff, dans un décor unique et monumental de Robert Brill, propose une vision souvent dramatique, très réaliste du mélodrame de Gounod, avec quelques idées intéressantes et (qu’on espère) ironiques, comme l’entrée de Marguerite au paradis, dont la voie lui est montrée par un majordome qui la salue, ou comme les tremblements qui saisissent Mephisto à la vue d’une croix, ou comme le jeu avec le coffret à bijoux que Dame Marthe essaie de subtiliser, ou même le jeu très poétique des fleurs dans la scène du jardin: le bouquet de Siebel sert pour les échanges des amoureux. Quelques scènes ont une véritable efficacité, la mort de Valentin par exemple, très bien réglée ou même la scène de l’église, où il apparaît clairement que le discours du diable et celui des paroissiens qui sont à la messe sont bien voisins (comme chez Martinoty).
Et puis on reconnaît  des éléments de l’intertexte ordinaire faustien depuis Lavelli, comme l’idée de Faust comme double de Mephisto, ou comme le retour des soldats éclopés et frappés par les horreurs de la guerre (le flash d’une photo provoque une crise hystérique d’un soldat) . Le  paradis est un monde aseptisé en blouse blanche, l’enfer (La nuit de Walpurgis) est le monde des brûlés d’Hiroshima, un monde de monstres construit par les blouses blanches… Au total, un spectacle pas tout à fait convaincant (c’était la Première, il y a eu des huées pour le metteur en scène…), mais qui se tient. On reste perplexe sur le message délivré, car le Faust de Gounod est bien loin de Marlowe….

 

Ce qui fait la force de la soirée, c’est évidemment l’aspect musical, qui laisse hélas loin, très loin derrière ce que nous avons pu entendre à Paris. Nous avons assisté à une performance vocale vraiment exceptionnel grâce à un trio de choc, certes, mais aussi des rôles secondaires parfaitement tenus: malheureusement, ni Dame Marthe (Wendy White)  ni Wagner (Jonathan Beyer), pourtant valeureux ne sont cités dans le cast du site du MET. Le Valentin de Russell Braun, est intense, possède une diction exemplaire comme toute la distribution et une belle puissance: encore un baryton à retenir, et le Siebel de la canadienne Michèle Losier a une présence plus forte que d’habitude, surtout vocalement bien planté, une très belle performance.
J’ai dit être peu sensible au chant de Marina Poplavskaia, vue à Londres dans l’Elisabetta de Don Carlo, et à Salzbourg dans Desdemona de l’Otello de Verdi. Une chanteuse au point mais un peu indifférente, voilà ce que je ressentais. Ce n’est pas du tout le cas de sa Marguerite, très engagée, très incarnée, aux gestes précis et élégants-cette dame a sûrement fait de la danse-, au visage très expressif, et à la voix à la fois lyrique et dramatique de vrai lirico-spinto, enfin une Marguerite qui émeut et qui porte en elle un destin. Magnifique.
Magnifique aussi le Mephisto de René Pape, au chant très contrôlé, très attentif à chaque parole, à la modulation de chaque note, cherchant à contrôler le souffle, alléger le son, chanter piano, un chant sculpté et une voix de bronze, incroyablement puissante, présente. C’est immense, pas d’autre mot, et quelle diction!
Enfin Jonas Kaufmann, dont on ne sait que vanter, comme René Pape, un chant techniquement parfait, contrôlé, modulé, avec un souci du détail dans la manière de dire le texte qui stupéfie. Le contre Ut de son air “Salut demeure chaste et pure” ne sera sans doute pas aussi plein et éclatant que celui de Gedda jadis, mais il est là, avec un diminuendo s’il vous plaît. Et la puissance, et l’intelligence, et le français parfait. Bref c’est le Faust d’aujourd’hui, comme c’est le Werther, et comme ce sera sans doute très vite le Samson.
Devant cette distribution parfaite, chapeau bas car réunir sur un plateau un cast sur lequel rien n’est à redire, sauf l’immense satisfaction et l’envie d’applaudir à tout rompre devant l’écran est suffisamment rare pour être signalé.
Le chœur avait mal commencé, la scène de la kermesse était incompréhensible, et on remarquait des erreurs de rythme et des décalages, puis cela s’est arrangé et les ensembles des derniers actes furent très réussis.
Quant à l’orchestre, Yannick Nézet-Séguin a su accompagner les mouvements scéniques avec beaucoup de précision, et a surtout montré dans les scènes très lyriques (le jardin) un souci de la couleur, du détail, une précision et une clarté de lecture tout à fait exceptionnelles. Une vraie direction, à la fois énergique, variée, claire, qui donne une véritable unité à l’ensemble.
En bref, on filerait bien à New York pour entendre ce Faust en salle ( encore 3 représentations dans ce cast – jusqu’au 20 décembre) .
Il y a avait bien 400 personnes dans la salle de cinéma, la plus grande de ce Multiplex: dans les villes sans opéra, c’est une aubaine, mais n’est-ce pas aussi un danger pour les théâtres d’opéra sans gros moyens que cette concurrence-là, nos édiles n’auront pas trop de scrupule je pense, à préférer les cinémas aux théâtres coûteux à entretenir et coûteux en personnel à rémunérer. Il reste que ce fut un vrai beau moment et que le MET a réussi à fidéliser partout un public, les autres théâtres suivent à grand peine.

MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2011 (FESTIVAL DE MUNICH): TRISTAN UND ISOLDE le 31 juillet 2011 (Dir.Mus.: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

J’ai cette année renoué avec une pratique un peu folle du jeune temps. Lorsque j’allais à Bayreuth dans les années 1980, j’essayais de combiner quelques représentations de Munich (à l’époque Rosenkavalier avec Kleiber ou Meistersinger avec Sawallisch) avec celles de Bayreuth, en profitant des jours de repos de Bayreuth. Comme beaucoup de mélomanes, nous faisions régulièrement les 219km qui séparent Bayreuth de Munich, quelquefois même sans billets achetés au préalable, nous livrant aux joies du “Suche Karte” (je cherche une place).
Cela nous a réussi, le plus souvent.
A Munich, la représentation du 31 juillet, dernière de la saison, est souvent wagnérienne. Elle a toujours été du temps de Sawallisch dédiée aux Meistersinger. Cette année, Munich affichant un Tristan dirigé par Kent Nagano, avec Nina Stemme, Ben Heppner, René Pape, cela m’est apparu suffisamment alléchant pour que je reprenne l’autoroute, sans place réservée, mais avec un beau carton “Suche Karte” tout neuf qui a bien servi puisqu’à peine arrivé, une dame m’a élu pour me vendre son billet…

Ainsi donc, 48h après Bayreuth, j’ai pu comparer deux approches, deux mises en scène, et surtout deux distributions, alors que j’avais encore bien dans l’oreille ce que j’avais entendu à Bayreuth.
On connaît le principe qui gouverne le Festival de Munich qui dure de fin juin au 31 juillet. proposer deux nouvelles productions, et proposant pour le reste des productions du répertoire munichois en affichant des distributions de luxe avec des chefs d’envergure (bon, cela se discute pour certains soirs) et des prix en conséquence.
La Première  de Tristan remonte au 30 juin 1998, (Zubin Mehta, Waltraud Meier, il y a un DVD de cette production). Elle était affichée cette année pour deux représentations seulement. C’est dire que pour deux représentations, il est peu probable que le metteur en scène ait pu retravailler bien longtemps, bien qu’il soit venu le 27 juillet saluer le public : on peut supposer qu’il a un peu travaillé avec les protagonistes, mais pas plus et pour le reste s’est sans doute contenté d’une remise en place rapide.

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

Cette mise en scène a été abondamment commentée, et fit scandale à la Première. La clarté des options principales de mise en scène est évidente: l’ensemble se déroule sur une scène réduite reproduisant un espace plus intime, aux décors vaguement naïfs et au couleurs vives de dessin d’enfants. Un petit escalier conduit au proscenium, qui servira aux protagonistes à s’extraire de la scène finale, à fermer le rideau, à partir bras-dessus bras- dessous et à laisser les vivants face à leur vie de médiocrité, devant les cercueils blancs des deux amants (image finale). Dans cette conception, pas de philtre: Tristan et Isolde tombent simplement amoureux et le philtre est jeté à la mer. Tout fatras romantique est exclu: au lever de rideau, les deux femmes se reposent sur des chaises longue sur le pont d’un bateau et se font apporter des cocktails par le marin qui chante son air initial, au second acte,

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

le début du duo est marqué par Tristan qui lance son armure, puis pousse sur scène violemment un divan jaune sur lequel se déroulera l’essentiel du duo. Marke est profondément atteint par la situation mais n’est ni violent, ni choqué, il garde son affection à Tristan: dernière image du second acte, il caresse la tête de Tristan écroulé.
Le décor du troisième acte, tours sur une scène aux dimensions réduites installée sur la scène -théâtre dans le théâtre-  n’a plus rien à voir avec le monde naïf et enfantin des deux premiers, c’est une pièce nue, et grise où Tristan assis sur un fauteuil, laisse défiler comme des photos de famille projetées sur le mur. De très bonnes idées donc, mais l’ensemble m’a semblé manquer de cette tension si palpable à Bayreuth, à moins que le metteur en scène n’ait pas du tout voulu cela. En effet, vu comme les deux amants (morts) sortent au dernier acte, on est plutôt dans l’atmosphère baudelairienne de la Mort des amants (Fleurs du mal, 121) de mort sereine et heureuse.
La direction de Nagano, très différente de celle de Peter Schneider, beaucoup plus lente (rien que le 1er acte dure dix minutes de plus), rend vraiment justice et à l’oeuvre et à la mise en scène: pas de pathos, grande simplicité, une expression naturelle loin des excès lyriques, mais pas froide (reproche qu’on fait souvent à Nagano) avec un orchestre en très grande forme, dans un théâtre ou Wagner est roi (n’oublions pas que Tristan y a été créé).
On attendait beaucoup des protagonistes et le triomphe total, absolu est venu du Roi Marke de René Pape, impressionnant à tous points de vue: phrasé, étendue du volume, interprétation, douceur/douleur. Ce fut magnifique. Je l’avais déjà entendu à Lucerne avec Abbado et l’impression est la même, celle d’une voix aux ressources et à l’étendue infinies. Il joue en plus un Marke plutôt jeune avec un indéniable présence scénique dès qu’il entre sur leplateau. Un vrai moment de théâtre. Ekaterina Gubanova en Brangäne remporte elle aussi un beau succès. Je n’avais pas remarqué dans sa Fricka de la Scala sa belle voix de mezzo, son legato qui fait vraiment merveille au deuxième acte. Alan Held en Kurwenal est solide, mais pas exceptionnel et le Melot de Francesco Petrozzi est à oublier.
On pouvait être inquiet pour Ben Heppner qui a annulé plusieurs séries de représentations dans les dernières années. Son Siegfried d’Aix ne m’avait pas convaincu. Dans la représentation de Munich, s’il éprouve des difficultés dans le troisième acte (quelques notes aiguës franchement ratées, la fin très tendue et très difficile),  dans l’ensemble de la représentation, la voix garde cette suavité qui la caractérise et la performance est de très haut niveau, par le phrasé, par la couleur, par l’interprétation. On y reconnaît le Ben Heppner qui nous a toujours convaincus (Titus, ou le Tristan d’Abbado). Et c’est plutôt une joie que de l’avoir retrouvé en meilleure forme.
La déception la plus lourde vient de Nina Stemme: elle semblait fatiguée (il est vrai qu’elle accumule les rôles lourds, et je ne sais pas si chanter Brünnhilde soir une si bonne idée) et le volume habituellement impressionnant semblait réduit. Elle en était contrainte à pousser jusqu’au cri les notes hautes. Dans le duo, elle ne semblait pas engagée, pas concernée. Seule la Liebestod, chantée sur le proscenium a été un très grand moment, où l’on a retrouvé les qualités habituelles de la cantatrice, puissance, rondeur vocale, lyrisme, legato..mais elle aussi est tombée sur le “Lust”final, comme sa collègue Theorin à Bayreuth.

Au total un grande représentation, mais pas forcément par les protagonistes, même s’ils n’ont pas démérité. Le seul à la hauteur de l’enjeu fut un René Pape éblouissant. Ayant vu Nina Stemme soit à Bayreuth, soit à Londres par le passé et à chaque fois sublime, je ne peux qu’espérer que sa méforme soit passagère, mais elle était ce soir nettement en dessous de son niveau habituel.
Alors, à se livrer au jeu des comparaisons, puisqu’en 48h j’ai pu voir deux grands Tristan très différents, je dirai que par le contexte, mon coeur va toujours à Bayreuth (le son est tellement différent, les voix tellement proches), par la musique, je trouve que la seule différence forte vaut par le Roi Marke, Robert Holl ne pouvant s’aligner face à un René Pape impérial et par Brangäne, Gubanova étant très supérieure à Breedt. Légère supériorité musicale de Munich, mais supériorité scénique de Bayreuth donc, dans la guerre de tranchées que ce sont toujours livrées les deux institutions qui servent le mieux Wagner en Allemagne. Et dans les deux cas, l’art s’en tire avec tous les honneurs.

Photo : voir blog intermezzo

Deux regards sur ces représentations:

Res Musica (en français)
Intermezzo (en anglais)