Concert du 8 août
L’ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d’administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d’accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, qui ne s’est pas trop fatiguée, et un grand intellectuel parle du thème de l’année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner,
ce soir c’est le grand théologien et penseur Hans Küng, l’un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven. C’est un peu long, cela manque quelquefois de nerf, mais ce discours dans un bel allemand académique ne manque pas de références et montre en tous cas quel rôle joue la musique dans la culture allemande.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l’ouverture (qui combine l’ouverture effective et la « symphonie de victoire » finale) comme par exemple Claudio Abbado l’a dirigée dernièrement à Pleyel avec l’Orchestra Mozart. Le comte d’Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s’oppose à l’envahisseur espagnol en la personne du Duc d’Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c’est le style là Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé d’intermèdes de musique, très dynamique, une musique un peu martiale qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Meyer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr’acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l’ouverture, le son de l’orchestre et l’acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, qui rappellent celles des Berliner sous Abbado, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l’acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c’est tout, jusqu’à la fin.
J’ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui quelquefois font aimer la langue allemande pour l’éternité. Reste le vrai protagoniste, l’orchestre dont on ne sait où tendre l’oreille tant c’est somptueux: l’ouverture est vraiment de l’ordre du sublime.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c’est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J’ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l’homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l’au-delà, de l’apaisement, du repos éternel. L’orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer « en mineur », on l’entend juste ce qu’il faut, laissant au chœur la part des anges (c’est le cas de le dire), c’est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j’ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler…), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c’est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante « requiem sempiternam » dans l’Agnus Dei. C’est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique « Judex ergo cum sedebit »), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation pénible d’Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents écarts de justesse, n’ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l’ensemble.
Quant à l’orchestre, j’ai dit qu’il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l’orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l’introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l’obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n’a rien de distant, mais c’est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d’Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n’impressionne, ce Requiem est celui de l’ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.
Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c’est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé pour approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.
Entre le 8 et le 10 août, il s’est passé un court laps de temps qui permet au concert de ce soir de passer du niveau de très beau concert à celui de sublime moment. Ce qui a été dit avant hier vaut pour ce soir, avec un plus qui place l’ensemble, à un niveau de perfection tel que les amis qui ont annulé à cause de l’affaire Mahler ont fait une belle erreur. Un Requiem de cette trempe, on n’en entendra sans doute jamais plus.
Egmont montre les mêmes qualités et les même défauts, sauf que l’orchestre est encore plus grand, encore plus pur, techniquement au point de la perfection. L’ouverture est littéralement un coup de tonnerre, encore plus somptueuse que le 8, avec un son d’une rondeur inouïe, des bois qui vous clouent sur place, des cordes à vous faire chavirer: les violoncelles et les altos sont époustouflants. Alors, certes, Juliane Banse reste en deçà, et Bruno Ganz un peu « au-dessus », qui ne réussit pas à équilibrer une prestation qui reste de haut niveau, mais un peu trop surjoué, surdit, avec des maniérismes certes en liaison avec un texte difficilement acceptable aujourd’hui, mais Ganz ne fait pas grand chose pour le faire accepter…sinon qu’il y a l’orchestre derrière, et cette musique, qui n’est quand même pas l’une des meilleures que Beethoven a écrites, n’est pas désagréable à entendre, surtout quand elle est jouée par des instrumentistes en état de grâce.
Dès le début du Requiem, avec l’attaque orchestrale reprise par le chœur, on sent que l’on est un cran au-dessus du 8 août, d’abord par l’homogénéité du son, la maîtrise du volume: l’orchestre effleure le son et donne paradoxalement une forte tension immédiatement perceptible. C’est peut-être la tension, palpable de bout en bout, qui donne ce plus dont je parlais. En tous cas, il apparaît clair que le quatuor des solistes n’est pas le protagoniste de cette interprétation. Même si Madame Prohaska est encore en deçà du nécessaire, avec son attaque problématique dès l’introitus, et même si cette fois le ténor Maximilian Schmitt est plus présent, et montre un timbre velouté et une bonne maîtrise technique, les solistes ne sont que quatre instrumentistes de plus, au milieu de l’orchestre. C’est le dialogue entre chœur et orchestre qui domine, un chœur dont il est inutile de décliner des qualités:
il est littéralement insurpassable, dans le murmure comme dans le forte, dans la modulation, dans la diction (on entend chaque mot). A ce chœur unique, répond un orchestre un peu plus présent que l’autre soir, qui montre une retenue, une domination du moindre son, à tous les pupitres, et qui accompagne le chœur dans un dialogue presque céleste et intense tout à la fois, d’une intensité inouïe. Dans cet auditorium qui est haut comme une cathédrale, avec un plafond constellé, l’effet est ravageur pour l’émotion, une émotion si contenue, si compressée qu’il faut de longues minutes pour s’en remettre, pour avoir même envie d’applaudir après le très long silence final. Mais le public se réchauffe de plus en plus, ne cesse d’applaudir pour finir par se lever et gratifier l’ensemble des protagonistes de la standing ovation méritée.
On se souviendra du 10 août. Qu’en sera-t-il le 11?
Globalement, le niveau du concert n’était guère différent de la veille. Egmont cependant, aux dires de ceux qui y étaient hier, et c’est aussi mon avis, était un peu en deçà du niveau atteint notamment par l’ouverture et à cause de quelques hésitations de Bruno Ganz, qui a eu un « trou » au début de son texte, et qui ne retrouvait plus la suite (avec le texte sous les yeux…).
Juliane Banse était peut-être un peu plus en voix, notamment dans sa seconde intervention, « Freudvoll und leidvoll… », mais la voix, jolie, manque quand même de projection. On reste toujours abasourdi par les bois, le hautbois de Lucas Macias Navarro (un rêve) et la clarinette de Sabine Meyer, ainsi que les cuivres étourdissants (les cors!!). Il reste toujours intéressant de voir comment la musique et le texte dit s’harmonisent. Abbado suit les inflexions de Bruno Ganz (un tout petit peu moins boursouflé) et fait écho aux modulations de la langue parlée. On peut trouver cette musique un peu ronflante, il reste des moments magnifiques, des retenues qui touchent vraiment, avec des cordes qui savent chanter avec un engagement peu commun: il suffit de voir se démener le premier
violon Sebastian Breuninger (Gewandhaus Leipzig).
Le Requiem en revanche a été comme la veille, en tous points sublime, avec quelques
différences (peut-être aussi dues à la place occupée ce soir, plus proche de la scène). Notamment les solistes étaient plus présents , le ténor Maximilian Schmitt a été chaque soir un peu meilleur, et ce soir il a donné une joli preuve de style, de portamenti, de volume.
René Pape est toujours somptueux et écoute l’orchestre avec qui il chante en écho, Sara Mingardo est vraiment elle-aussi très présente, et perçoit immédiatement quelle couleur donner à ses interventions, Anna Prohaska est toujours un peu en marge, ce qui est dommage, car elle a les interventions solistes les plus importantes. Que dire du choeur et de l’orchestre, qui se répondent et s’écoutent, avec un orchestre toujours époustouflant de ductilité, je me suis intéressé ce soir aux trombones et à la trompette, tout en sourdine, en discrétion, mais aussi tout en fluidité: du grand art.
Ce soir encore, l’impression d’avoir entendu un immense moment, qui nous mène ailleurs: un tel Requiem, je ne l’avais jamais entendu. Il est autre, oui c’est quelque chose d’autre et Abbado une fois de plus nous surprend, tout en nous faisant oublier notre regret initial (pas de Mahler!) Hier et ce soir, nous avons été mené ailleurs, dans un espace autre, là où nous ne pensions pas aller avec un sentiment qui allie étrangement sérénité et tension extrême.
Le public une fois de plus ne s’y est pas trompé, il a accompagné le long silence final, et a commencé à applaudir longuement, mais sans cris habituels, puis de plus en plus chaleureux, de plus en plus fort, jusqu’à la standing ovation…il revenait du ciel et reprenait ses habitudes de public à Lucerne, ce soir en restant en salle et battant des mains jusqu’à ce qu’Abbado revienne seul, orchestre sorti, répondre à sa demande et saluer une dernière fois sous les vivats.
Vous pouvez revoir ce Requiem sur Medici TV en cliquant sur le lien suivant: Requiem Mozart Abbado 8 août 2012
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on ne se lasse pas de relire ces commentaires c’est tellement difficile de parler aussi juste de cette musique de ce chef qui à mon humble avis atteint le sommet de la perfection
Merci beaucoup pour votre très beau récit de ces trois soirs de concert, et pour votre blog, magnifique et passionnant.
Spectacteur du 1er concert sur Médici TV, celui du 8 août, j’ai été très impressionné par l’interprétation du Requiem, sublime, et par la présence du choeur par rapport à l’orchestre que vous analysez si bien.
Ce qui m’a sans doute le plus touché est le plan sur le visage de Claudio Abbado, à la fin, pendant ces instants de silence et de temps suspendu, avant les applaudissements…
La captation de Médici TV a su faire partager une immense émotion, celle du public, celle du chef et visiblement aussi celle des musiciens…
J’espère que le concert du 10 août sera peut-être retransmis un jour…