BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
______________________________________________________________

22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le “lacrimosa”, puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le “concertato” qui suit la mort de Posa (dit le “lacrimosa”): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et “Tu che le vanità..” fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (“Mi sento morir” au moment où Elisabetta accepte par un “si” timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le “lacrimosa” est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son “Ella giammai m’amo’ ” est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale”, elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper