METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WOZZECK d’ALBAN BERG le 6 MARS 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Mark LAMOS)

L'étang...© The Metropolitan Opera
L’étang…© The Metropolitan Opera

Il en a fallu du temps au Wozzeck de Berg pour s’imposer sur les scènes hors d’Allemagne. Une génération au moins. C’est en 1959 que l’opéra fait son entrée au MET, sous la direction de Karl Böhm et depuis, 65 représentations (en 55 ans..). On se demande toujours comment il est possible qu’un tel chef d’œuvre ait éprouvé tant de difficultés à être accepté du public. Et au soir de ce 6 mars, la première de cette reprise, dans la salle, aux fauteuils d’orchestre, l’abondance de jeunes vêtus casual laisse supposer que les places laissées vides ont été bradées.
Pourtant la distribution est de très haut niveau, elle comprend Thomas Hampson, dont ce devait être une prise de rôle et qui, souffrant, a été remplacé par Matthias Goerne par un heureux hasard en récital la veille à Carnegie Hall, Deborah Voigt (c’est aussi une prise de rôle) Peter Hoare, Simon O’Neill, Clive Bailey et c’est James Levine qui dirige: bien que physiquement très diminué (il ne vient pas saluer sur scène et reste dans la fosse), il impose une vision à la fois vigoureuse et très lyrique, une lecture d’une très grande clarté, avec des moments qui séduisent par le rythme et la couleur comme la scène du Biergarten où Marie danse avec le tambour major, qui secouent, comme les deux impressionnants crescendos “en si” du meurtre de Marie. Chaque intermède est marqué par un sens dramatique qui maintient jusqu’au bout une grande tension dans cette course à l’abime qu’est Wozzeck: au total une très grande, une très belle interprétation. On peut préférer une approche plus raffinée (comme celle d’Abbado) ou plus distanciée (Boulez): Levine est ici à la fois théâtral et lyrique: il met en valeur les échos mahlériens de l’oeuvre et réussit à créer quelquefois une couleur étrange qui correspond à ce qu’on suppose être l’âme tourmentée de Wozzeck, et le sentiment d’un temps suspendu: la fin – avec le “coucou” final de l’enfant- est proprement glaçante. Très beau moment.
La soirée est servie par une troupe de chanteurs d’une très grande qualité, comme presque toujours au MET. Matthias Goerne, qui remplace au pied levé Thomas Hampson et qui a travaillé l’après midi même avec James Levine, réussit à créer un personnage halluciné, ailleurs, avec une voix complètement impersonnelle, désengagée, presque désincarnée, grâce à un timbre un  peu voilé qui sert évidemment le propos. Son expérience du Lied, sa manière de dire le texte, son aptitude à ne pas colorer, en font vraiment un très grand interprète. Il compose un Wozzeck presque déjà hors du monde, qui ne s’anime qu’en présence de Marie. La première scène est murmurée, cette voix presque blanche, presque absente fait violent contraste avec celle du capitaine, très composée, cassante, particulièrement colorée de Peter Hoare, qui, après Desportes (Die Soldaten, Zürich, voir le blog), Sharikov (Coeur de chien, Lyon: voir le blog) montre une capacité de composition particulièrement développée: il joue avec sa voix, très ductile, particulièrement malléable et compose un personnage vraiment remarquable dont la voix travaille sur la variation des couleurs alors que Goerne veille à produire un son monocolore ou sans couleur, et qui par contraste parait terriblement humain, au contraire du capitaine.
Deborah Voigt est une Marie à la voix sonore, qui impose une vision très dramatique du personnage, au détriment d’une certaine sensibilité et d’une certaine humanité. Face à un Wozzeck aussi élaboré que celui de Goerne, elle reste, me semble-t-il, un peu extérieure au propos. On pense à ce que ferait une Angela Denoke ou une Waltraud Meier…La Marie de Deborah Voigt n’est pas à dédaigner, mais ce son droit, assuré, quelquefois un peu fixe, ne convient pas au personnage dont elle ne rend pas la fragilité.
Pas de fragilité pour l’excellent tambour major de Simon O’Neill dont on remarque une fois de plus le beau timbre et la voix très présente: la couleur et la manière de chanter conviennent parfaitement à son personnage. Mais c’est le docteur de Clive Bailey qui, avec Peter Hoare, constitue pour moi peut-être la plus agréable surprise: une voix de basse très ductile, qui a une belle aptitude à colorer, à varier le ton, à interpréter; à la fois bouffe et inquiétant, sonore et insinuant mais jamais cabotin: il obtient un succès très mérité.
Mais les rôles de complément sont aussi bien tenus, signalons notamment les deux compagnons de Richard Bernstein et Mark Schowalter, la Margret de Tamara Mumford et l’Andres de Russell Thomas, tous deux diplômés du programme Lindemann pour jeunes artistes promu par le MET et dont la performance est à noter.

Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera
Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera

La mise en scène de Mark Lamos (un metteur en scène et acteur qui fut le premier américain à mettre en scène un spectacle dans l’ex-Union Soviétique) remonte à 1997: elle était déjà à l’époque bien dépassée. Une vision plutôt plate, fondée sur une ambiance abstraite, aux grands pans géométriques noirs qui délimitent des espaces qu’on suppose mentaux (à cause des ombres projetées qui installent une certaine inquiétude) avec comme seule tache l’étang rouge orange couleur de sang qu’évoque Wozzeck. Du point de vue de la direction d’acteurs, c’est le minimum requis conventionnel: on est aux antipodes d’un Marthaler, d’un Bieito, d’un Chéreau et déjà, 20 ans avant, en 1977, Ronconi avait fait à la Scala  un Wozzeck qui avait bien dix ans d’avance sur cette production…
Seuls moments relativement réussis, les scènes de groupe dans les tavernes (notamment la scène du bastringue du second acte): simplement parce qu’ils insufflent une vie que ce travail ne possède pas. Je défends pour Wozzeck une vision d’où le réalisme n’est jamais absent, quelle que soit la manière dont il est traduit, hyperréalisme du mess des officiers à la Marthaler, raffinerie dont les tuyaux digèrent le monde et les âmes comme chez Bieito, ou village abstrait et concret, monde de formes qui évoquent et délimitent un espace de vie comme chez Chéreau. Ici, l’abstraction n’ajoute rien à l’action, et elle aurait plutôt tendance à l’estomper.
Mais les problèmes de public que connaît le MET ne plaidaient pas en faveur d’une nouvelle production et Peter Gelb a choisi de soigner essentiellement les aspects musicaux et vocaux: de ce point de vue c’est réussi, et c’est une belle représentation qu’il nous a été donné de voir, à laquelle contribue le plaisir de retrouver James Levine qui tient de manière si ferme son orchestre en main: il est l’un des seuls à le faire sonner ainsi, il est vrai depuis 43 ans et 2456 représentations.
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Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck)   © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.
Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck) © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.

DISQUES-CD-DVD: WOZZECK, d’Alban BERG, direction CARLOS KLEIBER (Live 1970)

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C’est à partir des années 70 que Carlos Kleiber est devenu l’un des chefs de référence du Gotha musical mondial. Son apparition à Bayreuth en 1975 et 1976 (pour Tristan und Isolde), ses apparitions régulières à la Scala (Otello, La Bohème, Tristan und Isolde), à Munich (Wozzeck, Rosenkavalier, Die Fledermaus, La Bohème, La Traviata), à Vienne et enfin à New York ont fini d’en faire un Dieu vivant de la direction d’orchestre. On considérait qu’il était l’homme d’un répertoire réduit aux titres cités plus haut et à quelques pièces symphoniques (Beethoven 7ème symphonie et Brahms 4ème) qui déchainaient des délires dans les salles. Il était bien connu pour  ses angoisses, son refus de l’à peu près, ses exigences en matière de répétitions, et il était adoré des musiciens. Je l’ai croisé quelquefois, et c’était un être plein d’humour et de gentillesse. Je lui écrivis (il adorait recevoir des lettres manuscrites en français, il avait horreur du téléphone et des fax, et des lettres écrites à la machine) et il me répondit dans les trois jours un petit mot d’une grande délicatesse. Bref c’était une de ces personnalités exceptionnelles qui marquent une génération, mais il était modeste et discret. Karajan disait de lui qu’il dirigeait quand le frigidaire était vide, et c’était une plaisanterie assez commune qui avait fait le tour des mélomanes. Mais qui a entendu son Otello ou sa Bohème, ou sa Chauve Souris (il apparut un soir de Carnaval à Munich déguisé en Boris Becker) est marqué à vie. Lors d’un Rosenkavalier à Munich (avec Gwyneth Jones en Maréchale, entre deux Brünnhilde à Bayreuth), un ami me dit à la sortie du théâtre “c’est incroyable, les larmes me coulaient sans savoir pourquoi, comme ça”. Eh oui, avec Kleiber, les larmes coulaient souvent “comme ça”.
C’est dire avec quelle curiosité affamée je me suis précipité pour écouter son Wozzeck de Munich en 1970, dont un ami inspiré m’a fait cadeau. Car Kleiber a dirigé dans les années 60 beaucoup de choses  qu’on a quelquefois des difficultés à repérer et je ne saurais trop conseiller de se référer au site japonais Erich & Carlos Kleiber page, qui existe depuis 1995, pour connaître la liste des concerts, la discographie et le répertoire complet de Carlos Kleiber.
Ce Wozzeck, qui est un “Live” issu des représentations de Munich en 1970, avec la troupe d’alors et en vedette Theo Adam et Wendy Fine. Theo Adam était alors au faîte de la gloire, c’était le Wotan de tous les grands théâtres et du festival de Bayreuth, et c’est un Wozzeck impressionnant de noblesse, de pureté vocale, avec ce modèle de diction, si important dans Wozzeck où c’est le dialogue qui porte l’action; comme dans toute pièce de théâtre, il doit être entendu et compris: et ici, au delà d’une voix qui se rit du volume de l’orchestre, chaque mot est sculpté, et c’est fascinant. La sud africaine Wendy Fine lui donne la réplique dans Marie, cette chanteuse très solide fut une des chanteuses les plus demandées dans les années 1970, elle chanta aussi Marie dans la production de Wozzeck à la Scala (Mise en scène: Luca Ronconi que l’on vit à Paris en 1979, mais avec Janis Martin) dirigée par Claudio Abbado. Sa Marie est très engagée: Kleiber, qui était difficile en matière de voix, la reprit pour un Wozzeck en 1972 à Cologne où , je crois,  elle était en troupe. Fritz Uhl, membre de la troupe de l’Opéra de Munich et même Kammersänger, est le Tambour-major, voix éclatante qui fut le Tristan de Solti quelques années auparavant. Le reste de la distribution est très honorable et témoigne de la solidité de la troupe de Munich à cette époque. Mais c’est évidemment ici Carlos Kleiber qui intéresse. J’ai voulu écouter en parallèle le magnifique Wozzeck (live) que Claudio Abbado fit à Salzbourg avec la jeune Angela Denoke et Alfred Dohmen pour comparer les approches: les deux sont évidemment passionnants, et Abbado reste le plus grand des chefs pour Wozzeck en ces vingt cinq dernières années: lyrisme, clarté de l’approche, mise en évidence des architectures, sens dramatique. Mais en entendant Kleiber, on est très surpris de l’engagement dramatique exceptionnel et unique de l’orchestre, des équilibres très neufs, tantôt une approche de musique de chambre, tantôt une explosion qui tonne comme un raz de marée sonore, faisant sonner les instruments les plus graves, les percussions, qui rythment les moments les plus tendus, comme une exploration de l’univers mental de Wozzeck: en l’écoutant c’est immédiatement ce qui m’est venu à l’esprit, la traduction musicale d’un unvers mental bousculé, tantôt écrasé, tantôt desaxé, tantôt emporté, une métaphore du personnage. Incroyable. Les intermèdes chez Abbado sont fluides et se fondent avec les scènes,  en un continuum d’ailleurs souhaité par Berg; chez Kleiber, ils deviennent des moments musicaux d’une intensité inouïe et créent une tension démultipliée dans une oeuvre qui n’en manque pas. Le dernier intermède sonne comme une marche au supplice: en comparant avec Abbado, il semble que ce ne soit pas la même musique, tant les partis pris sont différents. Il m’est alors revenu quel chef de théâtre il était, comment éclatait littéralement en salle la première mesure de l’Otello de Verdi, comment sa Bohème devenait d’une urgence insoutenable au troisième et au quatrième acte…eh oui, Kleiber crée dans Wozzeck un saisissement à donner le frisson. Depuis quelques jours je réécoute l’oeuvre en la redécouvrant et en découvrant, en entrant dans l’âme de Wozzeck, le personnage,  la victime, l’humain,.

C’est son père Erich Kleiber qui créa l’oeuvre à Berlin, on sait les relations contrastées du père et du fils, et la paralysie de Carlos devant le monument qu’était Erich: la revanche est prise, c’est un prodigieux Wozzeck (auquel il manque quelques notes du début) qui nous est ici proposé, une sorte d’ailleurs de la musique qui fera aimer Berg pour toujours.