THÉÂTRE À L’ODÉON : LA DAME AUX CAMÉLIAS, de A.DUMAS fils (ms en scène : Frank CASTORF) le 1er février 2012

Photo Alain Fonteray

En lisant la presse et divers compte rendus, j’avais bien compris que ce spectacle était loin de faire l’unanimité. L’autre soir à l’Odéon, un premier spectateur est sorti en hurlant son indignation de manière si sonore et si théâtrale que l’on a pu croire un instant que c’était prévu par une mise en scène qui nous a réservé bien d’autres surprises. Les sorties se sont poursuivies, puis ce fut la saignée à l’entracte où 40 à 50% de la salle a préféré affronter le froid glacial que de rester dans la chaleur du spectacle. Le public parisien n’est visiblement pas habitué à la manière Castorf, « manière », au sens italien de « maniera », ou de « maniérisme », à ce style exubérant et violent, débordant et volontairement excessif. Au pays du théâtre classique et des trois unités, voir un théâtre qui suit la règle des mille unités, cela secoue son homme.
Ceux qui pensaient voir le drame en cinq actes d’Alexandre Dumas fils ou une version parlée de « La Traviata » en sont évidemment pour leurs frais, puisque ce n’est pas du drame qu’il s’agit, mais du roman, beaucoup plus rude, et puisque le texte du roman est mis en perspective, en contraste, en parataxe avec celui de « La Mission » de Heiner Müller, ou d’extraits de Georges Bataille. C’est comme se frotter à du papier de verre pendant 3h45, entracte compris. Spectacle long et difficile, agaçant par ses excès, mais juste aussi par ces mêmes excès, merveilleusement bien joué par un ensemble de comédiens engagés, résolus, et d’une redoutable rigueur, comme souvent chez Castorf. On ne changera pas un metteur en scène qui ne cesse de proposer la même lecture pessimiste, grinçante, dérisoire de notre monde et qui fait de l’histoire (du mythe) de la Dame aux Camélias une sorte de témoin terrible de la pornographie du monde « démocratique » issu de la révolution française, qui permit à une nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, de se vautrer dans les oripeaux de la classe dirigeante qu’elle remplaça, l’aristocratie. Pour nous écœurer, Castorf fait agir les leviers que sont pipi, caca, zizi, pussy, vomi et leurs corollaires politiques, Berlusconi et Khadafi embrassés, Hitler et Franco main dans la main, c’est à dire les produits extrêmes nés des dérives de la démocratie. On est loin du mythe romantique de la Dame aux Camélias, encore que les dialogues Marguerite/Armand du second acte, transmis via une vidéo reprenant directement les acteurs serrés dans l’espace réduit d’une chambre minuscule de favela immonde soient souvent riches d’émotion; manière de voir un jeu époustouflant, qu’il serait impossible de rendre sur la scène – en direct. Cette reprise vidéo, qui se poursuit pendant presque tout le second acte, le spectateur n’ apercevant en direct « théâtral » qu’un coin très partiel du décor, qu’un morceau de  corps ou de visage, que des visions fugaces et découvrant sur les écrans ce qu’il ne voit pas directement, distancie et à la fois réussit à émouvoir, tant l’expression des visages, le jeu des corps, la violence des échanges, réussit à produire de l’émotion. j’ai voulu relire le début du roman de Dumas, et j’y ai retrouvé effectivement une sorte de violence et de cynisme au cyanure que Castorf a exacerbé.
Les révolutions échouent, celle de 1789, qui se finit par un Empire, celle de 1830, qui s’ouvre sur Trois Glorieuses et se finit sur l’arrivée d’un Roi Bourgeois, celle de 1848, qui se finit sur le sacre de Napoléon III (déjà Flaubert, dans l’Education Sentimentale, en fait la même lecture terrible) jusqu’à celle de Roumanie, qui clôt la pièce, et qui laisse place à une émouvante logorrhée de roumains en train de se libérer: le sort des roumains aujourd’hui qui souvent émigrent (et si l’on pense aussi à celui des Roms…) est aussi un résultat de cette révolution là. Pour montrer ces échecs, le texte de Heiner Müller qui raconte l’arrivée d’émissaires de la Révolution venus en Jamaïque au nom des idéaux révolutionnaires pour libérer les esclaves, et dont la visite perd tout sens quand Napoléon proclame l’Empire.

Photo Alain Fonteray

Marguerite Gautier, objet de tous les désirs de cette bourgeoisie triomphante qui a perdu toute valeur, esclave consentante des hommes (avec laquelle il est aisé de faire un lien avec le sort des esclaves des colonies) en est un symbole et un mythe: elle rêve d’une vie normée et normale avec Armand, mais se sacrifie et retourne à la prostitution de luxe pour permettre à la famille d’Armand, et aux valeurs bourgeoises, de triompher, elle se condamne pour permettre aux valeurs qui la tuent de survivre. (Hans Neuenfels, dans sa mise en scène de Traviata, vue à la Komische Oper il y a peu avait au troisième acte habillé Violetta en putain et tenait donc un peu le même fil interprétatif).

Photo Alain Fonteray

En transposant l’univers de Violetta dans celui d’une favela, dont l’espace est fait d’ordures, d’une cuisine et des toilettes infectes, un lit immonde, un poulailler où gisent tantôt des filles, tantôt des poules, Castorf fait vivre la démonstration et la rend insupportable. D’autant que le texte n’est jamais le même et enchaîne des phrases de Dumas, de Bataille ou de Heiner Müller dans une sorte de continuum où se succèdent des scènes  presque comme des numéros d’une revue dérisoire, sur deux espaces, l’un hyper clean, moderne et lumineux, un peu comme une scène de boite de nuit, l’autre la favela dont il était question plus haut; on parle français, souvent russe (allusion aux prostituées slaves?) quelquefois allemand, on y chante (la chanteuse Ruth Rosenfeld chante tout, du blues à la Traviata) on entend du Sardou (« ne m’appelez plus jamais France ») et on cite Plastic Bertrand. Dans ce grand melting pot théâtral où l’on interroge l’amont et l’aval de La Dame aux Camélias, mais jamais  la pièce elle même, Castorf met en place une machine à broyer théâtre, acteurs et spectateurs, divisée en deux temps, une première partie explosive, qui se perd, qui nous perd dans les méandres des textes et du temps, futur? présent? passé? et une seconde partie plus linéaire, où les acteurs, repris en vidéos jouent d’abord le roman de Marguerite Gautier, l’amour, la violence du désir, (étonnante Claire Sermonne) et ensuite La Mission de Heiner Müller, avec un rythme qui se ralentit, des discours longs, très longs, magnifiquement dits par Jean Damien Barbin – exceptionnel Galloudec- et le traître Debuisson interprété par Jeanne Balibar (à qui Castorf a confié les rôles noirs du spectacle). Les comédiens changent de peau, de rôle, de face, de sexe même – Armand s’habille en femme-. Le spectateur ne sait plus qui est qui, mais au fond, qu’importe, car le spectacle réussit à  fonctionner, à interroger, à indigner, à agacer, qui distille aussi quelquefois de l’ennui, mais qui fait qu’à la sortie on se précipite sur les textes, pour trouver des réponses, pour mieux comprendre, pour aller encore plus loin. Castorf, maître du « trop », qui voit le monde comme un immense terrain porno (En lettres lumineuses  les expressions « GLOBAL NETWORK » et « ANUS MUNDI » éclairent la scène comme elles éclairent le monde) et qui ne cesse de porter en scène cette lecture désabusée d’un monde fait de conflits et de pornographie (que fera-t-il du Ring à Bayreuth l’an prochain?) a produit là un spectacle qui frappe violemment le spectateur. On sort de ces 3h45 en ne se posant pas la question rituelle j’aime/j’aime pas. Je ne sais pas si j’ai aimé, – j’ai vu de meilleurs spectacles de Castorf (l’Idiot fut un immense moment) –  mais en tous cas j’ai supporté, et je suis resté admiratif devant la réalisation et l’extraordinaire performance des acteurs.

Photo Alain Fonteray

Résumer chaque moment et chaque détail serait vain: cela ne se résume pas. C’est un spectacle qui demande une énorme disponibilité, aucune attente, aucune idée préconçue, et qui exige du spectateur qu’il se laisse porter, et surtout qu’il ne fasse pas l’erreur de croire à la provocation. Provoquer qui? au nom de quoi? Le théâtre d’aujourd’hui est au-delà de la provocation. C’est peut-être le monde d’aujourd’hui qui est une provocation, c’est peut-être la mort de Marguerite Gautier qui est une provocation, c’est peut-être Berlusconi qui est une provocation…mais sûrement pas Castorf:  qu’il plaise ou qu’il insupporte, la manière dont les acteurs se donnent et s’offrent est une preuve que son travail réveille les énergies, même au service « d’une mise en scène à la con », comme le hurle Jeanne Balibar pendant le spectacle.[wpsr_facebook]

Photo Alain Fonteray

 

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