Si c’ est vraiment dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, alors l’adage a été vérifié l’autre soir à l’Opéra Bastille. Le spectacle de Lev Dodin (1999), 12 ans d’âge, repris plusieurs fois est un beau spectacle, la mise en scène intelligente et forte, la distribution solide, le chef au rendez-vous. J’aime la Dame de Pique, depuis le soir de 1978 où je l’entendis en version de concert au théâtre des Champs Elysées, dirigée par Rostropovitch, avec Galina Vichnievskaia et Peter Gugalov, et la Comtesse de Regina Resnik. J’appris alors que l’on peut faire frémir un public, assise, seule, avec une ėtole de fourrure blanche en chantant l’ariette de Richard Coeur de Lion. Je l’ai déjà écrit ailleurs: c’est un des grands moments de ma vie de mélomane, et
Regina Resnik est entrée pour toujours au Panthéon des inaccessibles. Cinq minutes qui changèrent quelque chose dans ma vie. Le hasard a voulu que nous devenions amis, c’est un privilège immense d’avoir pu écouter les récits de cette Dame immense du chant, qui débuta avec Bruno Walter, enseignante exceptionnelle, d’une intelligence peu commune et d’avoir pu souvent la côtoyer.
Par ailleurs, lorsque j’enseignais, j’avais l’habitude de faire étudier la nouvelle de Pouchkine, en en profitant pour faire découvrir à mes élèves l’opéra de Tchaïkovski. La nouvelle est écrite avec cette terrible distance ironique qui fait de Hermann dès le départ une sorte de fou, de personnage à part, obsédé par le jeu qu’il ne pratique pas. En ce sens, Dodin est sans doute plus proche de Pouchkine que de Tchaïkovski, où la composante “romantique” de l’amour de Lisa est peut-être plus accentuée et la musique plus charnelle et moins distanciée.
Car dès le départ le décor (quasiment unique) est planté. Un lit d’hôpital , de hauts murs verts et blancs, de ce vert “hôpital” un peu pâle, et un personnel de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, qui circule. Hermann en pyjama apparaît, et le livret se déroule comme une succession de réminiscences qui vont peu à peu reconstituer l’histoire. les personnages circulent le plus souvent sur un espace surélevé, et regardent du haut un Hermann qui serait réduit à l’état de bête de zoo. Dans ces visions se superposent les personnels hospitaliers et les personnages de l’histoire (la Comtesse y apparaît comme médecin par exemple, comme traces de l’esprit malade d’Hermann. Un ensemble très cohérent, qui n’a pas vieilli, comme pour toutes les bonnes productions.
La distribution, solide, est composée de spécialistes de ce répertoire, à commencer par le Hermann de Vladimir Galouzine. Le rôle est lourd, exige une permanente tension vocale. Le ténor russe, spécialiste des rôles de ténor dramatique (il chante Otello par exemple), est là dans son élément, et compose un personnage fatigué, un peu perdu, très crédible, une très belle performance. De plus il connaît bien la production puisqu’il l’a créée. La voix est restée solide, claire, bien posée et dominée. La Lisa de Olga Guryakova est aujourd’hui connue de toutes les grandes scènes du monde. Ce soprano lyrique, voire lirico spinto, rend particulièrement bien justice au rôle, plus lourd qu’il n’y paraît à première vue. On croit cependant apercevoir quelques problèmes de justesse dans les aigus, mais il reste que la prestation est fort louable.
La comtesse de Larissa Diadkova a évidemment cette belle voix bien ronde de mezzo soprano, il reste qu’elle n’a pas en scène la personnalité d’autres chanteuses, Resnik bien sûr, mais aussi Obratzova. C’est souvent l’occasion de faire chanter une gloire du passé. Madame Diadkova est une très bonne chanteuse, qui rend justice au rôle sans le marquer scéniquement de manière exceptionnelle.
Le Tomski de Evgeny Nikitin est juste, on aime beaucoup ce chanteur qui fait désormais une grande carrière (il sera le Hollandais de Bayreuth cette année) mais on s’arrêtera sur l’Eletski de Ludovic Tézier, dont le “Ya vas lioubliou” est tout simplement magnifique de justesse, de simplicité, d’émotion: applaudissements à scène ouverte, grand succès au rideau final, ce n’est que justice et sur la Paulina de Varduhi Abrahamyan qui montre une très belle personnalité vocale (à suivre) . Le reste du plateau est sans reproche
Quant à la fosse, elle est confiée au troisième larron de la tribu des Jurowski, après le père Mikhaïl et le fils Vladimir (qui dirigea la première série de représentations), c’est le tour du cadet Dimitri, formé à l’école allemande (Ecole Hans Eisler de Berlin) et qui propose une interprétations sensible, très précise, soutenant bien le plateau, et souvent assez poétique, sans jamais exacerber les sons, donnant à l’ensemble une belle couleur.
Au total une belle soirée de répertoire, réussie, dans une production toujours de très bonne facture, à mettre au crédit de l’Opéra.