Une Bohème dirigée par l’un des jeunes chefs dont on parle dans le paysage musical d’aujourd’hui, et mise en scène par l’un des metteurs en scènes les plus demandés de la scène européenne, dans un des théâtres les plus récents du vieux continent, cela a de quoi attirer le mélomane perdu dans les neiges norvégiennes. Soleil à Oslo pour cette Bohème à l’horaire un peu inhabituel, 13h00: l’Opéra est loué le soir pour une « fête privée ». Il est vrai que le lieu est fascinant, au bord de l’eau, avec d’immenses surfaces extérieures pour rassembler des foules (aujourd’hui tout le monde était dehors), c’est l’un des lieux les plus fréquentés par le touriste aujourd’hui, c’est dire qu’on a oublié les polémiques qui ont émaillé sa construction: dans cette Norvège riche qui construit à tour de bras, on pense au contraire à l’aménagement du port, aux appartements de luxe, au port de plaisance, aux espaces verts qui vont s’organiser autour de l’Opéra.
De plus, il faut bien reconnaître qu’artistiquement, ce théâtre a su rapidement trouver une place, et propose des spectacles musicalement et scéniquement stimulants, soutenus par une troupe solide, des choix de distributions savamment construits par Anne Gjevang, directrice de l’opéra (démissionnaire, hélas) et un directeur musical, John Helmer Fiore, grand spécialiste de Wagner, qui sait animer la maison.
Chaque année, Stefan Herheim, élève de Götz Friedrich, norvégien installé à Berlin, s’est engagé à proposer une mise en scène, l’an dernier, c’était Lulu (voir notre compte rendu), et cette année c’est La Bohème, l’une des œuvres les plus souvent données à Oslo, bien avant même la construction de l’opéra actuel. C’est justement l’une des pistes de Stefan Herheim que de suivre en s’appuyant sur les anciennes représentations de Bohème, sur les décors de l’époque, sur l’histoire de cet opéra à Oslo, et sur les souvenirs ou les fantasmes des spectateurs. Car il n’y a pas mille manières d’aborder le célébrissime chef d’œuvre de Puccini, ou bien on le fait en suivant le livret de manière traditionnelle, et alors , c’est toujours la même mise en scène et le même spectacle de Vienne à Milan, de Paris à New York, de Londres à Berlin (songeons que Zeffirelli a signé la même mise en scène avec quelques variations de décor à Milan, New York et Vienne, et que depuis cinquante ans les théâtres l’utilisent!), ou bien on « casse la baraque » en proposant une voie radicalement autre. C’est un peu le choix de Stefan Herheim qui propose une Bohème qui partirait de nos jours, dans un service d’oncologie, avec des malades en phase terminale, tous ayant perdu leurs cheveux, avec des médecins qui vivent la mort au quotidien, au milieu de leurs petites histoires personnelles, de fesses bien entendu, qui dès le lever de rideau constatent la mort de Mimi. On va les retrouver dans la fine équipe des amis de La Bohème, Schaunard, Colline, Marcello, et Rodolfo, mais aussi Musetta, qui fait l’infirmière sexy et vaguement nympho de l’équipe médicale et la mise en scène, comme souvent chez Herheim, passe de l’un à l’autre d’une ambiance clinique aux vieux décors de Bohème. On passe donc de cette mort clinique contre laquelle on ne peut rien à l’histoire faussement romantique d’une Bohème faussement traditionnelle marquée par l’obsession de la mort, l’angoisse permanente et le refus de s’y soumettre. Ainsi le rideau se lève sur la mort de Mimi, sur un lit d’hôpital moderne, avec autant d’écrans de contrôles etde respirateurs artificiels. Dans un silence pesant, cette mort ouvre le spectacle sans musique, et la musique part dans cette chambre aseptisée, où les dialogues des personnages sonnent étrangement prophétiques: c’est que Herheim et son dramaturge Alexander Meyer Dörzenbach ont décortiqué le texte pour en exprimer toutes les allusions à la mort, à la maladie, et à la désespérance et ont découvert des pans entiers du texte interprétables à double sens, là où l’on pensait voir des banalité d’un livret trop connu et trop ressassé. Le décor s’ouvre ensuite sur la fameuse mansarde du premier acte, mais avec de chaque côté et le lit d’hôpital (à droite) et les meubles de la chambre de la malade (à gauche), et une rose dont les pétales tombent dès que Mimi la touche. Bref, la représentation qu’on a de la Bohème devient une sorte de refuge fantasmatique où se jouent nos peurs et nos angoisses.
Dès lors, tout change de vision: d’abord, le peuple regarde tel un voyeur, la grande cérémonie funèbre qui se joue, et l’on passe insensiblement du premier au deuxième acte, sans interruption, ainsi que du troisième au quatrième acte. Ce peuple, il est comme pétrifié, fait de masques inquiétants et dominé par un personnage qui prend tour à tour les
traits de Benoît, Parpignol, Alcindoro – l’inquiétant Svein Erik Sagbråten, tel le diable des « Contes d’Hoffmann » et qui devient une sorte d’ange orchestrateur de la mort et marqueur de la vérité toute crue, de cette vérité qu’on essaie de masquer, que Rodolfo essaie de refuser. C’est bien le fantasme de Rodolfo qui est ainsi mis en scène, allant de la chambre d’hôpital au café Momus, ou à la barrière d’Enfer, dans un tourbillon de changements de décors, de vidéos, de magie scénique comme Stefan Herheim en a le secret. Voilà une grande symphonie funèbre, une mise en scène de nos angoisses, de notre refus de la mort, qui nous fait rendre les morts encore plus présents et plus pressants après leur fin. Que de visions inquiétantes, comme ces enfants du deuxième acte qui deviennent un chœur de leucémiques, comme cette Mimi qui abandonne son costume de Mimi (robe XIXème, perruque), pour prendre ceux de la maladie, sans cheveux, en chemise de nuit, l’uniforme de la malade du cancer, et qui chante ainsi son air « Mi chiamano Mimi ». On peut aussi ressentir ce que chante Rodolfo « Che gelida manina », lorsqu’il touche non la main de Mimi, mais celle de son cadavre, ou quand Mimi régulièrement s’écroule, au milieu de la mansarde, de la foule de Momus, de la barrière d’enfer, ou qu’elle réapparaît au quatrième acte comme si l’on revenait au premier, avec sa bougie qui va s’éteindre. Tout nous heurte de plein fouet dans ce travail d’un incontestable intérêt, d’une force inouïe, fourmillant d’idées, et même de trop d’idées, pêché mignon de Herheim. Fallait-il par exemple que les médecins calment Rodolfo au quatrième acte avec une piqûre?
On le voit, l’entreprise de relecture de Herheim donne de l’opéra archi connu et archi rebattu de Puccini une vision neuve, plus noire, plus angoissante, et finalement plus réelle: et la musique dans ce contexte distille une émotion plus forte, plus intense, plus vraie.
Oui, au risque de me répéter, je considère que Stefan Herheim, dans sa profusion d’idées, dans son bouillonnement d’images, est vraiment l’un des maîtres de la mise en scène d’opéra d’aujourd’hui, et je ne saurais trop conseiller ceux qui me lisent d’aller si c’est possible voir son plus beau spectacle à mon avis, Rusalka, à Bruxelles, où il est repris du 6 au 16 mars prochains. C’est un enchantement. Ou d’attendre le 5 août à la TV pour voir son Parsifal de Bayreuth.
Musicalement, l’Opéra d’Oslo a fait le choix de distribuer de jeunes chanteurs dans cette Bohème, et l’on sait que Bohème est vraiment un opéra adapté à des jeunes chanteurs (c’est vrai pour le chant, ce n’est pas vrai pour l’orchestre!). Je me suis laissé dire que la distribution B affiche un très bon ténor suédois, Daniel Johansson; mais nous avions la distribution A avec des voix solides, au premier rang desquelles le ténor mexicain Diego Torre, Rodolfo de grande classe, voix claire, timbre soyeux, aigus puissants, très engagé en scène, c’est un chanteur sans nul doute à suivre avec attention, car la voix n’est pas légère et on pourrait songer à lui pour des rôles verdiens plus lourds. Mimi est la soprano Marita Sølberg, qui chante dans la troupe du théâtre, mais qui a chanté aussi à Glyndebourne et Salzbourg, c’est une authentique trouvaille: une voix magnifique, très ronde, qui sait faire porter par la voix une vraie couleur dramatique, un aigu qui se développe, qui s’élargit, une intensité qui prend à la gorge; vraiment, un soprano promis sans doute à un bel avenir; même si le phrasé italien n’est pas toujours impeccable, la prestation est exemplaire, une grande Mimi.
Autour de ce très beau couple, des jeunes chanteurs valeureux, très engagés, le Marcello de Vasilij Ladjuk, une voix bien éduquée, un chant élégant, même si pour Marcello on aimerait un peu plus de puissance, le Colline de Giovanni Battista Parodi, seul italien de la compagnie (et cela s’entend, évidemment), très émouvant dans la « vecchia zimarra », et le Schaunard du très élégant David Pershall, qui dans cette mise en scène dispute Musetta à Marcello. Musetta justement est chantée par Jennifer Rowley, à l’abattage exceptionnel, qui compose un véritable personnage, infirmière nympho, compagne capricieuse, cocotte triomphante, la voix est là, très(trop) présente, elle est si forte que dans les ensembles elle a tendance à couvrir les autres. Dans cette salle à l’acoustique favorable au lyrisme, cette voix qui fréquente des rôles plus lourds est peut-être surdistribuée dans ce rôle, mais quel engagement.
Dans ce contexte de haut niveau, une immense déception vient de la direction de Eivind Gullberg Jensen. Ce jeune chef lancé il y a quelques années comme un exemple de l’excellence scandinave en matière de direction d’orchestre n’est pas du tout à sa place dans ce répertoire. Au départ, il fait illusion, on s’étonne de tempi ralentis, étirés, on suit agréablement son option analytique et on pense à un travail tout particulier pour accompagner la mise en scène et notamment des moments du textes ainsi mis en valeur. Las. Très vite on s’aperçoit que quelque chose ne va pas, que tout cela ne va pas « ensemble », que le plateau a toutes les peines du monde à suivre la battue du chef, que les décalages se font de plus en plus nombreux et gênants, au premier, on se dit, c’est le chanteur, au dixième, où l’on a constaté les mêmes problèmes avec le chœur, avec chaque chanteur, avec les ensembles, on se dit que le chef est vraiment problématique. On a l’impression que la partition n’est pas dominée, que la lecture n’est pas complète, que le chef ne maîtrise pas le plateau, et c’est de plus en plus pénible à mesure qu’on avance.
On le sait, La Bohème est très difficile à bien diriger. Bien sûr, des années et des années de « répertoire » routinier ont souvent effacé les aspérités d’une partition qui fourmille de pièges et n’ont laissé apparaître que la mélodie (et quelle mélodie!), mais dès qu’un chef, un vrai (les Kleiber, les Karajan) s’en empare, dès qu’il rend à cette partition sa couleur et son foisonnement, alors c’est la stupeur devant la richesse de cette écriture. Eivind Gullberg Jensen n’a pas su rendre justice à cette musique: on dirait qu’il n’a pas étudié le texte, qu’il fait en une lecture un peu pénible et pas une interprétation. Je le répète, au départ, j’ai cru à une vraie option, mais devant le naufrage des décalages incessants, qui cassent les phrases, qui brouillent l’écoute, devant une direction où toute dynamique est freinée, ce qu’on croyait une option se révèle une vraie lésion, et au premier chef ce sont les chanteurs qui sont lésés. Dommage.
Dommage oui, très dommage car avec cette distribution et cette mise en scène, une vraie direction musicale eût fait de ces représentations un moment d’anthologie. Gageons que Kirill Karabits, qui reprend la direction musicale des dernières représentations, saura grâce à son indéniable talent donner tout son lustre à la musique.
Il reste que cette Bohème restera dans ma mémoire comme la première tentative de sortir du train train des Bohème habituelles, qui rend cette œuvre brûlante, urgente, bouleversante, grâce à une distribution qui a su s’adapter avec brio à la mise en scène.
Ah, si le chef avait su s’adapter à Puccini…