LUCERNE FESTIVAL 2015: SAN FRANCISCO SYMPHONY ORCHESTRA dirigé par Michael TILSON-THOMAS le 11 SEPTEMBRE 2015 (IVES, BARTOK, MAHLER) avec Yuja WANG, piano

San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

J’ai écrit il y a quelques jours combien j’étais heureux de revoir et réentendre le San Francisco Symphony Orchestra que je n’avais pas réentendu en concert depuis août 1982, date à laquelle je l’entendis au Hollywood Bowl, dirigé comme ce soir par Michael Tilson Thomas. Vu d’Europe, Michael Tilson Thomas est un éternel jeune homme, protégé par son mentor Leonard Bernstein, et né en… 1944…il va vers ses 71 printemps en décembre prochain et cette tournée marque à la fois ses vingt ans à la tête du SFSO et ses 70 ans. Son site internet http://michaeltilsonthomas.com est très bien fait et je vous conseille d’y aborder lors de vos navigations.
Comme pour le Boston Symphony Orchestra, le SFSO emmène en tournée le podium du chef, c’est un peu emporter la patrie à la semelle de ses souliers et c’est ma foi sympathique. C’est que les orchestres américains ont un sens de leur histoire et de leur identité très forte, ils sont enracinés sur leur territoire et ils ont un public d’une grande fidélité; en bref, ils ont quelque chose de peu ordinaire pour nous. Il est vrai que leur financement, privé, mais très contributif, leur donne un lien particulier avec leur public. Je rappelle qu’aux USA, si l’Etat ne finance pas la culture, il la finance en creux, par les déductions des dons aux institutions culturelles des déclarations d’impôts. La différence avec l’Europe, c’est que ces financements procèdent d’un libre choix, avec les risques inhérents de conformisme. La création, la musique contemporaine ont peut-être moins pignon sur rue. Il est vrai qu’en France  l’Ensemble Intercontemporain, ou en Allemagne l’Ensemble Modern n’existent que grâce à la subvention publique ; mais il existe aussi aux USA des mécènes du contemporain et de la modernité.
Il suffit de voir sur la liste des musiciens des orchestres le nom des donateurs des « chairs » pour comprendre que ce fonctionnement est totalement étranger à nos pratiques, et que le manager de l’orchestre doit s’y battre sans cesse pour emporter des financements.
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre comme le SFSO, dirigé par un chef d’origine et de formation américaines. Même s’il a succédé à Claudio Abbado au LSO (de 1988 à 1995), Michael Tilson Thomas est un chef à l’aura américaine, et issue d’une tradition d’outre Atlantique et qui a essentiellement travaillé aux USA. Il y a quelque chose de très ritualisé dans ces concerts, c’était sensible lors du concert du BSO, ça l’est encore pour ce concert du SFSO. On a un peu l’impression (bien que l’orchestre semble avoir une moyenne d’âge inférieure à celle du BSO) de voir un concert comme on se l’imagine, avec des musiciens un peu raides, d’une impeccable tenue, et pas vraiment contemporain.
Cette raideur, je l’ai retrouvée hélas dans le son de ce concert et dans une approche interprétative qui m’a laissé un peu de glace. Il est vrai que le programme n’était pas un de ces programmes qui mettent à l’épreuve la sensibilité du public et attirent les larmes.
Charles Ives Decoration Day (une des parties qu’Ives va orchestrer en 1912/1913 à partir d’une pièce pour violon et piano, pour l’insérer avec d’autres pièces symphoniques dans A symphony, New England Holidays) était la concession au thème Humor du Festival avec son rythme de parade vue par un enfant (cela rappelle d’ailleurs étrangement le poème Parade de Rimbaud). Une dizaine de minutes divisées en deux moments, l’un très lent, évocateur d’une nature large et sereine, voire grandiose, colorée, dont Copland se souviendra, avec un excellent premier violon (Alexander Barantschick). Le son est charnu, et l’on entend des échos presque mahlériens (la trompette au loin fait penser au cor de postillon de la Troisième) et puis subitement une sorte de fanfare à l’américaine une cavalcade où l’on pourrait voir surgir majorettes et confettis, dans une sorte d’explosion joyeuse, brillante et vaguement désordonnée, pour revenir à l’évocation du début pour un final apaisé, et presque suspendu. Cette pièce inaugurale du concert donnait une couleur et permettait de découvrir le son de l’orchestre, un son clair, relativement retenu, pas forcément rutilant, mais très juste très plein et sans scories. Une très belle machine.

Yuja Wang  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Yuja Wang ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Le concerto pour piano n°2 de Bartok requiert une immense maîtrise technique de la part du soliste et une grande énergie, c’est une des pièces les plus difficiles du répertoire pianistique sans avoir à se forcer du côté de la sensibilité. Pièce en somme idéale pour Yuja Wang, robe lamé argent, qui est une parfaite mécanique pianistique. Ce n’est pas ma pianiste idéale (et ce depuis un certain Prokofiev 3 dans cette salle avec Abbado), je la trouve froide, malgré une maîtrise technique parfaite, voire acrobatique. Pour ma part, Yuja Wang ne diffuse rien au niveau du cœur et de l’âme, mais elle satisfait le goût du public pour la performance pianistique qui dans ce concerto est particulièrement interpellée. On repassera plus tard pour pleurer un peu. Gageons qu’en vieillissant, elle cherchera dans les pièces qu’elle joue quelque chose de plus que l’effet : son Schubert en bis très maîtrisé ne diffuse qu’une esquisse d’ambiance et son Liszt en 2ème bis est une démonstration technique.
La technique n’est pas tout, car l’orchestre prend sa part et réussit à donner une couleur à cette musique que le piano ne donne pas : la relation entre orchestre est piano est vraiment juste, calculée, et les deux respirent ensemble.
L’attention de Michael Tilson Thomas à la soliste est vraiment très marquée, dans l’accord des rythmes, dans le dosage des volumes, c’est d’autant plus visible que son geste est presque scolastique, dans son utilisation main droite, main gauche : c’est précis, presque métronomique, on lit rythmes et mesures d’une manière qui est rare chez les chefs d’aujourd’hui. Tout dans le bras et la main, peu dans le corps qui ne bouge qu’à de rares occasions, et surtout pour regarder la soliste. Mais le son, l’agencement des rythmes, la couleur des bois, tout cela est plus évocatoire que ce que Yuja Wang veut bien nous communiquer. C’est l’orchestre ici qui est plus convaincant : dans le premier mouvement où les cordes n’interviennent pas (merci Stravinski), les bois sont vraiment remarquables, le second mouvement est très réussi à l’orchestre et notamment par le magnifique dialogue piano-percussion, très réussi tandis que le troisième mouvement qui rappelle le premier , est explosif, rythmé par des percussions impeccables et des cuivres d’une grande netteté et aux belles couleurs. L’apocalypse finale est plus intéressante à l’orchestre qu’au piano.

 

SFSO  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
SFSO ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Enfin, la première symphonie n’est pas la plus sensible non plus des symphonies de Mahler, mais c’est peut-être la plus connue, à cause de « frère Jacques » au 3ème mouvement, et parce que, ce fut mon cas, lorsqu’on aborde Mahler, on commence souvent bêtement par la première. Quand on devient mahlérien, on l’oublie bien vite pour les suivantes. Il était donc intéressant d’y revenir pour écouter une interprétation de celui qui a connu la parole mahlérienne aux sources bersteiniennes.
Ce fut une vraie déception. Déception d’abord par l’ambiance, glaciale notamment diffusée par le premier mouvement, très lent, sans autre âme que des agencements techniques de sons, sans grand legato, sans une once de sensibilité (et avec quelque menues scories aux cuivres) et avec un son contrôlé, au volume limité, presque contraint : les crescendos s’en ressentent car il n’y a pas vraiment de dynamique ni d’entraînement, malgré de beaux pupitres (les bois !). Une interprétation cadrée, comme enfermée dans une cage et vraiment frustrante. L’impression est un peu corrigée dans le deuxième mouvement, où les contrebasses sont magnifiques, et dans le troisième, plus lyrique, avec de très belles performances de la première contrebasse et du basson (très beau dialogue), mais cela reste quand même très métronomique, voire mécanique et surtout jamais souriant.

La direction imposée par Michael Tilson Thomas est si maîtrisée dans son volume et dans ses élans qu’il n’y a ni vrai sens épique, ni élans, ni geste mahlérienne, ni vraie respiration. Le quatrième mouvement le confirme. Le son reste retenu, comme emprisonné dans une gangue dont le chef ne se libère jamais, tant il veut tout avoir sous contrôle. C’est souvent acrobatique, c’est souvent démonstratif, mais il manque toujours quelque chose de “vivant” qui manque et laisse sur sa faim.
Il en résulte un moment sans allant ni élan, et à la fois peu sensible et trop technique, une machine à son qui tourne à plein mais sans qu’apparaissent véritable enthousiasme ni joie de jouer. Certes, des moments sont vraiment magnifiques par l’agencement des niveaux sonores et la grande capacité technique de l’orchestre, mais on n’a jamais l’impression qu’ils « font de la musique ensemble », mais bien plutôt qu’ils « donnent un concert ensemble » ce qui n’est pas la même chose pour moi. J’avais un souvenir de Tilson Thomas à la fois plus énergique et plus aérien, plus dynamique. Il manque ici une dynamique. Les ingrédients sont là, mais la pâte sonore ne monte pas. C’est pour moi un rendez-vous espéré et un peu manqué. [wpsr_facebook]

Michael Tilson-Thomas  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Michael Tilson-Thomas ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

BERLINER PHILHARMONIKER 2014-2015: SYMPHONIE n°6 de GUSTAV MAHLER les 5 et 6 DÉCEMBRE 2014 (Direction: Daniel HARDING)

Philharmonie, 6 décembre ©  Alessandro DI Gloria
Philharmonie, 6 décembre © Alessandro Di Gloria

Bien sûr tout le monde était déçu, public comme orchestre. Parce que tout le monde attendait Kirill Petrenko : le concert était complet depuis des semaines, et l’orchestre était composé ce soir de presque tous ses piliers, Pahud, Mayer, Fuchs, Quandt, Stabrawa et le corniste des Münchner Philharmoniker Jörg Brückner (les Berliner cherchent un second cor solo).
Kirill Petrenko a annulé juste avant la première répétition pour raisons de santé et c’est Daniel Harding qui a accepté de le remplacer au pied levé.
Pour ma part, je suis persuadé que cette annulation a beaucoup à voir avec l’excitation qui règne autour de l’élection du nouveau directeur musical qui doit intervenir ce printemps. Petrenko qui fuit toute agitation médiatique et qui sans doute n’a pas encore envie d’assumer pareille charge n’a pas voulu malgré lui être inscrit dans le « totodirettore » qui agite Berlin en ce moment. Quelque chose comme une angoisse a dû le saisir. Mais c’est quand même la troisième fois qu’il annule un concert avec les Berliner (sur quatre invitations).
C’est Daniel Harding qui a donc dirigé cette 6ème de Mahler, et on va s’épargner les commentaires venimeux de certains. Très injustes aussi bien qu’injustifiés.
Daniel Harding est un peu une victime de ses débuts, commencés à Aix (Don Giovanni) à l’âge de 23 ans. Il a aussitôt explosé, et a été entraîné dans une carrière trop précoce où il n’a pas vraiment eu le temps au départ de mûrir, d’approfondir les partitions. De plus, cette carrière a connu des trous noirs, autour de 2006, et une certaine instabilité.
Mais depuis un an ou deux, il faut reconnaître que les choses vont bien mieux. Son Falstaff de la Scala était vraiment excellent et plusieurs de mes amis ont noté une nouvelle impulsion dans ses concerts récents. Il n’y a pas de raison que la clique des fielleux fasse la moue, Gatti visiblement ne leur suffit pas…

Si je suis très heureux d’avoir pu entendre Kirill Petrenko à Munich dans cette symphonie fin septembre, il reste que retrouver Berlin et les Berliner est toujours un vrai plaisir, que dis-je, une vraie jouissance, y compris avec Daniel Harding au pupitre.

Et d’ailleurs personne n’a été déçu.
Non seulement il n’y rien de scandaleux dans cette exécution, mais bien plus, ce fut un magnifique moment de musique, avec un orchestre en forme fabuleuse (je sors toujours d’un concert ici en espérant un jour prendre un abonnement) et une approche réfléchie, très défendable, et loin d’être à dédaigner. D’ailleurs, cette 6ème m’a trotté dans la tête tout le week-end.
Ceux (il y en eut peu) qui ont revendu leur place ont eu tort.
Daniel Harding ne propose pas une vision dominée par le tragique, mais une vision à la fois dramatique et dynamique, une dynamique aux ailes brutalement coupées. Cette 6ème avance beaucoup et vite : 25 minutes de premier mouvement, que chacun a trouvé extrêmement rapide, (mais Abbado durait de 22 à 23 minutes) sans doute parce que les dernières mesures sont prises à un tempo étourdissant, tourbillonnant dirais-je. Il y a quelque chose de juvénile, d’écervelé : on avance sans s’arrêter, sans souffler et sans regarder en arrière.
L’andante (en 2ème mouvement) n’a pas la mélancolie déchirante de certaines interprétations (suivez mon regard), ni même la respiration d’autres. Certains moments restent un peu superficiels et cela ne « s’envole pas »: il n’y a pas dans ce son l’épaisseur de l’expérience, l’épaisseur analytique qui va faire émerger telle phrase surprenante, qui va subitement parler en profondeur à l’auditeur, qui va évoquer. C’est un moment somptueux, mais là où on attend une émotion prenante, on a seulement du très beau son,  qui ne parle pas vraiment au cœur, mais seulement à l’oreille.
Les troisième et quatrième mouvements(scherzo, allegro moderato) sont en revanche les plus réussis sans doute et les plus étonnants. Ici l’énergie est créatrice de couleur, de miroitements extraordinaires des sons qui se diffractent, avec une sorte de sourde inquiétude. Cela avance toujours, mais Harding sait rendre présente la menace, sans la lourdeur, ni le rythme un peu solennel qu’imposerait un tragique insistant (un peu à la Klemperer), c’est une menace présente dont on refuserait le côté prémonitoire. Une sorte d’insouciance  tragique, mais qui serait (presque) d’abord un hymne à la vie, étourdissant, et désespéré, une sorte de débat intérieur agité qui voit la fin, tout en la refusant avec énergie.
Il en résulte, notamment quelque chose d’explosif et étonnant, un rythme époustouflant que seul un orchestre comme les Berliner Philharmoniker peut suivre. Daniel Harding tient parfaitement le fil, le geste est précis, rien n’est laissé au hasard, et il sait que l’orchestre répondra à toutes les sollicitations.
Tour de force que de donner l’impression de course à l’abîme au tempo fou, alors qu’en réalité le tempo reste dans les canons habituels.
Il faut souligner aussi combien il révèle certains échos comme les murmures de la 9ème symphonie en final du 2ème mouvement par exemple, terrible prémonition, et on ne cessera pas de s’extasier devant les cors sans aucune scorie, à commencer par le premier cor prêté par les Münchner Philharmoniker, Jörg Brückner, les flûtes emportées sur un nuage par Emmanuel Pahud, le hautbois toujours chavirant de Albrecht Mayer. À signaler aussi les harpes, très présentes au 4ème mouvement, avec leur son à la fois suave et quelquefois métallique et presque grinçant, moins mises en valeur dans l’accord initial que dans d’autres interprétations (Petrenko justement, à Munich en septembre dernier), mais plus en relief dans le corps du mouvement (Marie-Pierre Langlamet, toujours parfaite).
Daniel Stabrawa était pour cette série de concerts le premiers violon, avec ses solos si mélancoliques. Il n’avait peut-être pas le toucher de Guy Braunstein, ni ce son lacérant qui bouleversait et qui jadis déchirait mais ses interventions restaient parfaitement maîtrisées, même si un peu distante pour mon goût…
Ainsi donc la forme éblouissante de l’orchestre et la direction pensée et parfaitement au point de Daniel Harding, celle d’un chef qui arrive à maturité et qui j’espère va encore approfondir sa vision, faisaient que les ingrédients d’un beau, voire d’un grand concert étaient réunis.
Le public berlinois (j’aime bien le public très divers de la Philharmonie avec quand même pas mal de jeunes) a fait un accueil très chaleureux, réclamant Harding (épuisé) seul lorsque l’orchestre s’était retiré, marquant sa reconnaissance à la fois pour ce remplacement au débotté et pour la magnifique démonstration de maîtrise et de réflexion.
Ce fut une très belle 6ème, plutôt personnelle, qui a visiblement suscité l’adhésion de l’orchestre et du public. Certains chipotent doctement (« il ne dit pas grand chose », « Il tient l’orchestre mais cela ne parle pas »), pour ma part j’ai été séduit, malgré certains moments que je ne partage pas, mais je n’arrive pas à m’enlever cette 6ème de la mémoire, je trouve que c’est plutôt un bon indice. [wpsr_facebook]

Le dernier salut de la soirée
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