Photo Erik Berg
Opéra National de Norvège
Encore une Lulu, après Peter Stein à Lyon et Milan, après Olivier Py à Genève, après Vera Nemirova à Salzbourg, après Braunschweig au théâtre, voici à la fois une autre vision, et une version nouvelle, puisque cette coproduction Copenhague/Oslo/Dresde utilise une toute nouvelle version du troisième acte écrite par le compositeur allemand Eberhard Kloke et non plus la version de Friedrich Cerha, qui a force de loi depuis la création de la version complète en 1979 dans la production de Patrice Chéreau et la direction de Pierre Boulez à l’Opéra de Paris.
J’avais donc deux motifs de faire le voyage d’Oslo, d’une part voir le travail de Stefan Herheim, le metteur en scène norvégien à qui l’on doit le très bon Parsifal de Bayreuth, le Lohengrin (moins réussi) de Berlin, le Rusalka phénoménal de Bruxelles. Son approche de Lulu sera à compter au nombre des grandes réussites, tant le spectacle vaut le voyage par son intelligence, son originalité et sa tension dramatique.
Photo Erik Berg Opéra National de Norvège
Le second motif était donc d’écouter ce troisième acte tout à fait étonnant, qui rompt avec l’approche très fidèle, très classique et très monumentale de Cerha et qui lui donne une couleur toute particulière, très chambriste, plus resserrée et tout de même toujours très tendue et dramatiquement très efficace, avec une utilisation d’instruments solistes que Herheim a intégrés dans la mise en scène (violon solo, accordéon, piano) qui donne à la fois une grande poésie à l’ensemble, mais aussi une très grande tension appuyée sur l’utilisation de la voix parlée. Eberhard Kloke a écrit naguère une réduction de Lulu pour orchestre de chambre et la couleur de ce troisième acte est incontestablement plus intimiste que la version Cerha, bien que sa révision soit écrite elle aussi pour grand orchestre. Le dialogue entre la musique et la mise en scène dans ce troisième acte est totalement fusionnel, et l’on ne peut concevoir la même mise en scène sans les choix musicaux assez radicaux de Kloke.
Le texte du programme de salle souligne que le travail de Cerha était du bon artisanat, très respectueux des maîtres , mais inutilement long, et laissant trop voir une sorte de romantisme tardif en contradiction avec le dernier tableau londonien, qui ne demandait peut-être pas une musique aussi luxuriante. C’est ce qui aurait poussé Universal à disposer aussi d’une version plus resserrée et d’une couleur radicalement différente peut-être plus conforme à ce que dit l’oeuvre. Le choix de Kloke pour cette nouvelle révision réside dans sa connaissance profonde des partitions de Berg et dans les travaux de réécriture qu’il avait déjà produits. Ainsi, instruments solistes, voix parlée, réduction de la masse orchestrale donnent à ce troisième acte, notamment à la dernière scène, une couleur d’une angoissante mélancolie, qui accompagne très fortement l’idée de course vers le néant final.
Est-ce pour mieux montrer l’architecture générale de la partition et sa cohérence avec ce troisième acte new look que John Fiore ne fait pas sonner l’orchestre comme on en a l’habitude, et que l’on ne reconnaît pas toujours le son “Berg”, fait de multiples facettes sonores, cristallines, qui donnent une sorte de profondeur infinie à la musique et qui en traduisent la complexité. Ici, cela sonne peu, cela semble, notamment pendant le premier acte, un peu éteint. Peut-être aussi l’acoustique de cette très belle nouvelle salle n’est elle pas satisfaisante? En tous cas, l’approche des deux premiers actes n’est pas musicalement convaincante. La distribution est un mélange de chanteurs connus (Gary Lehman en Alwa, Carsten Stabell en Medizinalrat) et de membres solides de l’école de chant scandinave, qui, on le sait, a produit bien des stars du lyrique. Il en résulte un très bel équilibre et pas de problèmes particuliers. Gary Lehmann en Alwa est vocalement très à l’aise et construit un personnage crédible, le Dr. Schön de Terje Stensvold, un des piliers de l’opéra en Norvège, est une belle découverte, voix sonore, bonne émission, bonne articulation dans une interprétation très engagée. De même le peintre du plus jeune de Nils Harald Sødal est à la fois scéniquement vraiment magnifique (sa pantomime en Pierrot cherchant Lulu à travers la cloison de plexiglas est l’un des moments bouleversants de la soirée). Une notation particulière pour le Schigolch de Ketil Hugaas, qui a chanté en troupe à Stockholm: la voix très sonore ne correspond pas au personnage de vieillard un peu fatigué et lubrique qu’on trouvait chez Mazura le magnifique, mais correspond très fortement à l’image diabolique que la mise en scène nous propose, un Schigolch à petites cornes méphistophéliques qui vole dans les cintres, qui atterrit en scène, qui s’envole et disparaît dans un nuage rouge au troisième acte. Une sorte d’esprit malin qui domine Lulu.
L’athlète, un monstre de bande dessinée qui semble lui aussi faire partie des fantômes, est l’excellent Magne Fremmerlid (ci-dessus sur la photo). La suédoise Gisela Stille est Lulu, vocalement satisfaisante: une voix très contrôlée, très juste, qui a beaucoup chanté les colorature du répertoire italien, mais qui n’a pas vraiment d’éclat, et qui ne semble pas trop à l’aise dans le personnage. Elle manque de cet érotisme pervers qui réussissait si bien à Patricia Petibon. Ainsi la personnalité scénique ne crève pas l’écran. La comtesse Geschwitz de Hege Høisæter, membre de la compagnie de l’Opéra National d’Oslo, a une belle présence vocale mais manque de présence scénique, de cette présence et de cette prestance qui doivent rendre la Geschwitz fascinante. Il est vrai que la mise en scène ne la met pas vraiment en valeur.
(Photo collection personnelle)
Il reste que l’ensemble des chanteurs est incontestablement valeureux.
La mise en scène de Stefan Herheim part de deux présupposés: Lulu est un animal parmi les animaux (elle le dit d’ailleurs: “ich bin ein Tier”et Lulu est Eve. Elle est l’Eve de Cranach sortie du tableau (le tableau du premier acte, où manque, comme un trou, la silhouette de Lulu, elle va devenir aussi l’Eve de Masaccio fuyant le paradis, d’où sa nudité (en réalité une combinaison peinte avec des reflets gris, comme si elle était une partie du tableau), elle est donc d’emblée irréaliste et à chaque acte son portrait de Lulu, déclinaison moderne du tableau original.
Photo Erik Berg
Opéra National de Norvège
L’espace est une piste de cirque, dont la scène est surmontée d’un fronton où est écrit “Ei blot til lyst” (“Pas que pour le plaisir” motto qui ornait le fronton de l’Opéra de Copenhague) et au sommet duquel évoluent des clowns dont on va vite découvrir qui figurent les hommes qui sont morts pour Lulu, puisqu’à chaque mort, la victime (Medizinalrat, Peintre, Schön) devient à son tour clown portant sur son costume un objet rappelant la manière dont il est mort . Ce choeur des”fantômes” poursuivra Lulu jusqu’à la fin. Ainsi le monde inventé par Herheim est un monde non réaliste, qui pourrait être à la fois un monde de bande dessinée pour adultes, mais aussi un monde de films muets expressionnistes où les gestes sont exagérés, les expressions soulignées, un monde à la Munch où l’on finirait par ne plus croire à rien, tant le travail théâtral surjoue le drame, et donc du même coup devient terriblement ironique et distant. Cette Lulu n’existe pas, sinon dans nos fantasmes.
Photo Erik Berg
Opéra National de Norvège
A ce titre, le troisième acte est l’un des plus beaux qui m’ait été donné de voir, avec un premier tableau traité d’abord en comédie musicale, une comédie musicale qui se finit en débandade, où les personnages sont toutes des caricatures, et le sublime deuxième tableau, où le décor qui a accompagné toute l’oeuvre tourne sur une tournette et laisse apparaître tous les hommes potentiels que Lulu va chercher un à un et qui ne sont que des réincarnations de ceux dont elle a causé la mort, avec un Schigolch qui s’efface en fumée, et un Alwa qui se fond dans les victimes. A la fin, la seule qui semble exister, c’est la pauvre Geschwitz, dont les cheveux servent à Jack pour s’essuyer après la fameuse réplique ” ces gens n’ont même pas de serviette”. mais plus de trace de Lulu: ce sont tous ces fantômes qui tuent Lulu, et le théâtre s’écroule, ne laissant comme dernière image qu’un nuage de fumée: Lulu c’est le “rien” dans son absolue inconsistance de fantasme masculin, de tableau mille fois refait et toujours sans véritable accroche, Lulu n’est que traces de peinture. Cette fin dans le néant est l’opposée du final transfiguratif de Py.
Un travail d’une intelligence et d’une inventivité exceptionnelles, qui laisse une trace profonde chez le spectateur, et qui suit une implacable logique, mécanique, distante, in-humaine. Nous venons assister à la vie de la Ménagerie de l’inhumain. D’ailleurs, le peintre qui s’amourache de Lulu est un peintre animalier qui ajoute Lulu à côté des lions ou des girafes: tout n’est qu’illusion, que fumée, que grotesque. Quel magnifique travail !
(Photo collection personnelle)
Ce travail montre enfin qu’en trois ans, le nouvel Opéra d’Oslo qui trône au bord de l’eau, sur le port, et qui donne à cette ville un peu anonyme enfin une identité, s’est vraiment imposé comme un lieu digne d’intérêt.
(Photo collection personnelle)
Sa construction, objet de nombreuses polémiques (du type: “les norvégiens ne vont pas à l’opéra!”) ne fut pas un long fleuve tranquille, mais la curiosité dont le bâtiment est l’objet, les nombreux promeneurs qui grimpent le long des deux côtés pour atteindre la terrasse, le renouveau du public et la qualité du travail artistique accompli – dont cette Lulu est un exemple- tout cela montre qu’il faut désormais compter avec Oslo, qui après Stockholm, Copenhague, Helsinki, démontre la vitalité de la musique classique (une magnifique salle de concerts nouvelle va ouvrir à Stavanger) et de l’opéra en Scandinavie.