OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : KÁTIA KABANOVÁ de Leoš JANÁČEK (Mise en scène Christoph MARTHALER, avec Angela DENOKE) le 12 mars 2011

katiakabanova04-2.1300016536.jpgPhoto Marthe Lemelle

Salzbourg, Kleines Festspielhaus, 1998. Voici 13 ans que cette production de Kátia Kabanová de Christoph Marthaler est devenue la production de référence du chef d’oeuvre de Leoš Janáček, déjà avec Angela Denoke, qui devint une star de la scène lyrique en une soirée, et déjà avec la composition exceptionnelle de Jane Henschel en Kabanicha. On sait que Nicolas Joel a de l’estime pour Marthaler, ce qui justifie la reprise d’une production marquée du sceau « Gérard Mortier » et importée de Salzbourg pour Paris sous son règne en 2004 (et par Joel à Toulouse en 2000, déjà). Les deux chanteuses sont inséparables de cette production et on ne voit pas qui pourrait aujourd’hui faire mieux. D’où l’intérêt de cette reprise.
Les grandes productions ne vieillissent pas, ou peu. C’est ce qui arrive à cette production de Christoph Marthaler qui a encore provoqué au Palais Garnier un immense enthousiasme du public, grâce à une très grande distribution, une direction musicale de haut niveau, et une mise en scène qui n’a rien perdu ni de son intelligence, ni de sa force émotive.
Une vraie soirée d’opéra, où rien ne manque, cela arrive encore, et c’est arrivé au Palais Garnier.

imag0425b.1300016339.jpgOn se demande toujours comment Janáček a pu pendant presque tout le XXème siècle être laissé pour compte et a dû attendre la fin du siècle pour être reconnu dans tous les grands opéras du monde, tant cette musique est riche, charnelle, pleine d’émotion, de sève et d’énergie. Une musique « pleine de notes » comme dirait l’autre, qui alterne un symphonisme rutilant et des moments de concentration (ici avec la viole d’amour) d’une indéniable émotion. Une musique en perpétuel mouvement, qui semble d’une infinie jeunesse, d’une générosité inouïe, dont on ne se lasse pas,  à la fois un écho à la tradition slave mais aussi à la tradition méditerranéenne (Janáček admirait beaucoup Puccini). Et la direction à la fois énergique, précise, lyrique du jeune et talentueux chef Tomas Netopil, directeur musical du Théâtre National de Prague, rend parfaitement justice à l’œuvre: l’orchestre de l’Opéra sonne, chaque note s’entend, et chaque inflexion du texte est valorisée.
Kátia Kabanová est souvent  comparée à une oeuvre vériste, à cause de cette histoire de femme mariée à un homme faible soumis à sa mère, confinée dans son milieu étroit qui veut vivre 
enfin une aventure que son corps et ses rêves lui dictent, avec un homme pourtant médiocre , dans un milieu de paysans et de petite bourgeoisie dont la belle mère Kabanicha est une caricature. Les personnages sont moins caricaturaux que dans le vérisme, et la psychologie de Kátia est beaucoup plus fouillée. L’espace clos conçu par Marthaler autour d’une fontaine rouillée qui fonctionne à contretemps ironique renforce cette idée d’un oiseau en cage épié par l’ensemble de la maisonnée.

Car Marthaler a construit un espace clos, dans l’esthétique « cheap » des années soixante du communisme triomphant, une cour d’immeuble qu’on pourrait imaginer à Berlin Est ou Prague. murs décrépis, fontaine rouillée, poubelles partout, papiers peints décatis, fenêtres ouvertes ou fermées, vitres cassées,  personnages épiant l’espace tragique de la cour, où évoluent à la fois les chanteurs, mais aussi des personnages à la Marthaler, faux aveugle sans doute agent de la stasi locale, jeunes filles en deshérence, locataires oisifs et les personnages eux-mêmes, vêtus en habits de supermarché, imperméables trop courts, cardigans tricotés aux couleurs vomitives, costumes fatigués ou mal coupés (celui de Saviol Dikoy, par exemple, couleur bordeaux favorite des espaces germaniques de l’époque). La coiffure de la Kabanicha, cheveux crêpés montés en chignon gigantesque sur un corps petit et énorme,  fait un incroyable effet lors de son entrée en scène, en cortège avec son fils, suivie à petite distance par une Kátia déjà ailleurs. L’image de la chambre de  Kabanicha, sur le coin gauche, avec ses horribles meubles, ses bibelots en surnombre, ses toiles cirées, sa télé qui ne fontionne pas renforce cette idée d’étouffement: jamais on ne voit le ciel, et l’horizon n’est que rouille, poussière et décrépitude. L’ironie bien connue de Marthaler fonctionne, tangos dérisoires entre Varvara et Kudriach, mouvements de danse avec un parapluie entre Kudriach et Kouliguine, qui rappellent « Chantons sous la pluie » dans un univers qui est à l’opposé de toute comédie musicale, univers tout en décalage comme ce jet d’eau qui jaillit au moment où la Kabanicha couche avec Saviol Dikoy. Toute l’ambiance de la pièce se résume à ce premier regard de Kudriach qui devrait être sur les espaces infinis de la Volga et sa première réplique « Chaque jour, depuis 25 ans j’admire la Volga et je ne me lasse pas du spectacle » : chez Marthaler, la Volga c’est une photo minuscule accrochée au mur côté jardin au milieu d’un espace étouffant qui ne laisse pas apercevoir le moindre ciel.

 

katia1.1300014643.jpgPhoto Marthe Lemelle

On retrouve aussi des « topoi » de Marthaler, tels que les personnages retournés tous face au mur, pendant que Kátia chante son monologue final de la desespérance, et s’enfonce dans la fontaine rouillée pour mourir, recouverte ensuite de son imperméable miteux: on retrouve par exemple les personnages retournés vers le mur dans son Tristan de Bayreuth.

 

La distribution dans son ensemble est remarquable avec en premier lieu Angela Denoke, au dramatisme incandescent et au magnétisme intact, une authentique tragédienne d’opéra. La voix a toujours ces petits problèmes de justesse quelquefois, mais qu’importe quand la vérité du texte est portée à ce degré d’intensité. Jane Henschel en Kabanicha continue de stupéfier par cette composition époustouflante de belle mère horrible, laide, vulgaire tout en étant terrible. La voix malheureusement a beaucoup perdu de sa puissance et de sa couleur: les aigus sont criés, l’homogénéité laisse désormais à désirer, mais là aussi, qu’importe quand le personnage est là dans sa vérité la plus crue: même les défauts vocaux participent de la vérité du rôle. Une note aussi pour la remarquable Varvara de la jeune canadienne Andrea Hill: voix puissante, personnage criant de vérité, engagement dans le jeu et l’interprétation. Même remarque pour le Kudriach d’Ales Briscein, à la voix claire, bien posée, au timbre agréable. Les autres rôles d’hommes sont tenus par des artistes désormais très reconnus, Vincent le Texier, remarquable Saviol Dikoy, et les deux ténors Donald Kaasch (Tichon) et Jorma Silvasti (Boris) portent dans la voix une légère fatigue qui sied parfaitement aux rôles qu’ils portent: Tichon est un faible et Boris un médiocre. Leur prestation est tout à fait remarquable, mais ce sont des artistes arrivés à maturité et cela s’entend dans la voix, qui dans ce contexte est parfaitement en phase avec le texte: trois ténors, un vif et jeune, pour le vif et jeune Kudriach, et deux moins vifs, pour les plus faibles Tichon et Boris.

Que dire de plus sinon que l’on touche là la vérité bouleversante de l’Opéra quand tout concourt à l’émotion esthétique et affective: combien de fois le cœur bat, combien de fois le spectateur est happé par l’action et par la vérité qui sue de la scène. Courez-y: oui, enfin,enfin de l’Opéra.

 

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