Fallait-il remonter Die Feen? La presse allemande a été divisée là-dessus, le plus radical étant Manuel Brug dans Die Welt qui affirme non seulement qu’il ne fallait pas le faire, mais que c’est une honte qui déshonore Leipzig d’avoir investi dans l’opération. Excessif.
Cette année de bicentenaire est évidemment l’occasion de remonter ces œuvres peu connues qui élargissent notre connaissance de l’œuvre: c’est toujours stimulant d’en apprendre un peu plus sur son compositeur chéri.
La production de Leipzig cependant ne restera pas dans les mémoires, et on peut s’en étonner: vu les feux de la rampe braqués sur Wagner et son bicentenaire, sur les représentations de Bayreuth et sur le partenariat Bayreuth/Leipzig, on pouvait penser qu’un soin tout particulier aurait été mis sur la distribution d’un ouvrage il est vrai très difficile à bien distribuer puisqu’il exige un soprano qui soit à la fois une Leonore de Fidelio, une Agathe et une Elsa, et un ténor qui soit un peu Siegfried, un peu Max et un peu Florestan. Si nous y sommes presque avec Christiane Libor comme soprano dans Ada, nous en sommes loin, très loin avec Arnold Bezuyen dans Arindal. Et dans l’ensemble, cela reste bien médiocre.
C’est un peu paradoxal vu l’absence de ces œuvres sur les scènes, mais il existe un certain nombre d’enregistrements des opéras de jeunesse de Wagner et chacun peut donc se faire une opinion ou se construire une culture. En ce qui concerne Die Feen, une version intéressante et assez abordable (30€) avec les forces de l’opéra de Francfort dirigées par Sebastian Weigle vient de sortir, et il existe au même prix une version dirigée par Gabor Ötvös avec les forces du Théâtre de Cagliari, mais la référence de l’ouvrage reste l’enregistrement de Wolfgang Sawallisch, un coffret assez cher (60€ environ chez Orfeo) qu’il faut se faire offrir.
Wagner a 20 ans en 1833 et il produit une de ces œuvres où il va mettre presque tout ce qu’il sait, et un peu de ce qu’il fera. En 1833, le théâtre de Leipzig n’en veut pas et il faudra attendre le 19 juin 1888 pour que l’opéra soit créé à Munich sous la direction de Franz Fischer (mais avec Richard Strauss comme répétiteur, poussé par Hermann Levi le créateur de Parsifal). Finalement la première représentation à Leipzig a lieu en 1938, et c’est dans cette ville la seconde fois que l’opéra est monté. Si dans l’histoire de l’œuvre on compte pas mal de représentations concertantes, il y encore peu de productions, dont celle début 2009 au Châtelet, dirigée par Marc Minkowski, dans une mise en scène d’Emilio Sagi, avec déjà Christiane Libor.
L’histoire, inspirée d’un conte de Carlo Gozzi, La donna serpente, raconte les amours de Arindal, héritier d’un royaume de Tramond, avec Ada, une fée rencontrée en chassant une biche, à qui il est permis pour un temps (8 ans) d’aimer ce mortel, à condition qu’il ne lui demande jamais qui elle est. Ils ont le temps de s’aimer, d’avoir deux enfants, mais Arindal pose la fatale question et se trouve expulsé du royaume des Fées. Il revient dans son royaume ravagé par la guerre, décide de le défendre contre l’ennemi et Ada est résolue à le suivre et à devenir mortelle, mais lui impose des épreuves pour vérifier la solidité de son amour: elle lui fait notamment voir son armée décimée par un ennemi dont elle a pris la tête et fait disparaître leurs enfants dans les flammes. Horrifié, Arindal la maudit et se trouve incapable d’aller défendre son pays contre l’ennemi: mais Ada lui révèle que tout cela n’était que sortilèges, mais maudite par son amour elle a perdu son pari et doit rester pétrifiée 100 ans avant de redevenir immortelle.
Arindal est désespéré et abdique, pendant que Morald défend le royaume et en devient le roi, partageant le pouvoir avec Lora, soeur d’Arindal. C’est alors que l’enchanteur Groma lui remet épée, bouclier et lyre. Tel Orphée muni de sa lyre, il enchante le royaume des morts et les pierres se réveillent et libèrent Ada. Tout est bien qui finit bien, Arindal est rendu immortel et aimera Ada à jamais.
On retrouve des thèmes déjà exploités à l’opéra (les épreuves, dans Zauberflöte, sauf que là, Arindal perd) ou bien évidemment le mythe d’Orphée qui enchante la monde par son chant. On retrouve aussi la question de l’identité si chère à Wagner (Lohengrin…) puisqu’on y retrouve la question à ne pas poser.
Du point de vue musical, l’influence de Weber se fait sentir, mais aussi de Marschner, mais aussi de Schubert, mais aussi de Beethoven, mais aussi de Mozart (scène de dépit amoureux de Gernot et Drolla) dans une œuvre haletante, au rythme un peu répétitif, aux longueurs marquées, avec cependant de jolis moments. Ecouterait-on Die Feen si Wagner n’avait pas écrit le reste, sans doute pas, mais on écoute aussi les œuvres en fonction d’une histoire, d’une construction, d’un futur: on reconnaît donc çà et là des esquisses mélodiques qui donneront des airs fameux du deuxième acte de Tannhäuser, quelques éclairs qu’on retrouvera aussi dans Fliegende Holländer, en bref, le premier “grand” Wagner puisera dans ces archives là. Mais déjà Wagner se montre impitoyable avec les voix et notamment avec sa soprano à qui il impose un air au deuxième acte de plus de dix minutes qui épuise la chanteuse et avec son ténor aux aigus massacrants.
La mise en scène est de Arnaud Doucet et les décors et costumes d’André Barbe, une paire franco-canadienne qui fonctionne ensemble telle la paire Patrice Caurier-Moshe Leiser ou Jossi Wieler-SergioMorabito.
L’idée de départ en est assez banale: une famille est réunie à Leipzig (salon, cuisine américaine, réunion familiale) et le père écoute une retransmission des Fées de Wagner à l’Opéra de Leipzig, il plonge dans l’œuvre (ce qui, dirait Manuel Brug, est déjà héroïque!) à ce point qu’il va s’identifier avec le héros. A la fin, il retourne à son état de père de famille moderne, quand son épouse rentre de la salle de sport: toute la soirée, il sera habillé d’un cardigan rouge-orange et jamais il n’endossera les habits de preu chevalier.
Cela donne ainsi l’occasion de changements de décors fréquents, utilisant à plein la machinerie de Leipzig: ponts, tournette, apparitions d’un monde légendaire quelquefois réussi
(l’apparition initiale des fées au pied d’un arbre très suggestif), d’autres fois moins (le palais d’Arindal, calqué sur la salle des Minnesänger de Neuschwanstein ou la descente aux enfers par une rampe d’escalier infinie) mais toujours entre le rêve/le dessin d’enfant et la maison de poupée.
Une mise en scène non dérangeante, assez lisible, plus lisible en tous cas que celle de Emilio Sagi au Châtelet, mais moins jolie aussi. Peu de travail d’acteur, quelques éléments ironiques sur la manie de l’amateur d’opéra, sur la caricature des légendes médiévales, sur le théâtre aussi avec ses fumées, ses disparitions, sa magie. Mais tout cela manque singulièrement de poésie (sauf le tableau initial des Fées, vraiment très réussi) et globalement d’intérêt (mais ce livret permet-il autre chose?).
Musicalement, Ulf Schirmer dirige l’orchestre du Gewandhaus et c’est donc dans l’ensemble réussi dans la fosse, précision, rondeur, justesse: on se prend pourtant à rêver de ce que d’autres chefs auraient pu faire de cet orchestre, Minkowski d’abord, dont les Musiciens du Louvre au Châtelet étaient plus ductiles, plus vifs, plus légers, plus imaginatifs, mais aussi un Harding ou même un Weigle dont le récent enregistrement est plus clair et plus dynamique. On pense aussi au regretté Sawallisch!
L’ouverture, qui est longue (presque quinze minutes) devrait pour “passer” être menée sur un autre rythme, moins lourd, moins massif, moins pâteux, elle en devient ainsi interminable. Le moment le plus réussi est le deuxième acte, plutôt allégé, plutôt bien conduit, bien mené, et qui montre les qualités de souplesse éminentes de l’orchestre. Ulf Schirmer, bon chef de répertoire, n’est pas un inventeur et il me semble que pour faire vivre cette musique pleinement, il faut inventer, dans les contrastes, dans la couleur, dans la syncope des rythmes, dans les passages de la vivacité au lyrisme plus contenu: la baguette de Schirmer n’est pas magique ou n’a pas la magie voulue pour cela.
Il reste que l’accompagnement orchestral est ce qu’il y a de meilleur au niveau musical, car le chœur (chef de chœur Alessandro Zuppardo), très sollicité, est très décevant, un ton en-dessous, jamais vraiment protagoniste alors que ses interventions mériteraient une meilleure mise en valeur. C’est pourtant un chœur habitué à Wagner, mais ici il m’a semblé moins en forme que d’autres fois.
Mais le véritable point noir, c’est la distribution formée de membres de la compagnie locale, corrects et d’invités (les Gäste), plus en difficultés. Dans les bonnes surprises, la Drolla de Jennifer Porto et de Gernot de Milcho Borovinov, bien en place, sonores, vifs en scène. Le magicien Groma assez élégant vocalement de Igor Durlovski, apparaissant en final comme Deus ex machina, costumé en Wagner, Guy Mannheim en Gunther et Roland Schubert en Harald, très acceptables et les deux fées dont les noms sont pris à Gozzi Zemina (Viktorija Kaminskaite) et Farzana ( Jean Broekhuizen), l’ensemble des rôles de complément n’appelle pas de remarques acerbes au contraire des protagonistes
Detlef Roth en Morald s’en sort bien dans les deux premiers actes, mais son troisième acte est un naufrage, les aigus ne passent pas, la voix se coince, sans aucune ductilité et finit par produire des sons inappropriés pour le moins. Ce chanteur entendu dans Amfortas à Bayreuth m’a surpris. J’attendais bien mieux. Très décevant.
La Lora de Eun Yee You pourtant vaillante et brave n’a pas du tout le calibre voulu: elle ne fait pas de faute de chant, elle s’en sort même pas si mal eu égard à cette voix minuscule qui n’a pas le volume ni la largeur exigée par ce rôle. Elle doit s’imposer face à l’orchestre, notamment au début du deuxième acte, réussit tant bien que mal par la technique à exister, mais c’est vraiment tout petit. Une voix très légère de soubrette pour un rôle de soprano lyrique: cela coince forcément.
Arnold Bezuyen dans Arindal n’a pas du tout la voix exigée pour le rôle lui non plus, mais pour des raisons différentes. C’est un Heldentenor au son fixe, à la voix droite, appuyée sur un registre central puissant: une voix en bois. Or, il faut une voix qui soit plus versatile, plus mobile, moins fixe et un timbre plus clair: ici si le centre passe assez bien (son air initial du troisième acte est assez réussi) dès qu’il monte à l’aigu, la voix se rétrécit, il n’y a plus de volume, plus d’air, tout se resserre et c’est presque inaudible ou graillonnant. Pas de registre aigu, pas de grave, seul je l’ai écrit plus haut le registre central sauve la prestation, sauf que le rôle sollicite beaucoup les aigus et qu’ils sont à peu près tous ratés, trop fixes, sans éclat, avec un timbre opaque: c’est si peu techniquement adapté qu’il est difficile de donner une couleur quelconque à ce chant. Une erreur de distribution.
Christiane Libor, qui doit être l’un des seuls sopranos capables de mener le rôle jusqu’au bout m’était apparue plus brillante au Châtelet. En tous cas, si les aigus restent triomphants, si la vaillance est là, l’air redoutable du deuxième acte la fatigue singulièrement et le deuxième acte se termine de manière un peu tirée, avec de menus problèmes d’intonations dus à l’épuisement. Cela s’arrange au troisième acte (où elle est moins sollicitée il est vrai). Il reste que c’est la seule des trois protagonistes à vraiment s’en sortir avec les honneurs et à produire une prestation conforme à quelque réserve près à ce qu’exige la partition. Bravo, elle sauve la distribution par sa présence vocale, la seule à en avoir une.
On le voit, une soirée plutôt contrastée, qui ne correspond pas à ce qu’on attendrait d’un tel événement, unique en Allemagne. Que la mise en scène soit discutable ou passable, c’est la loi du genre, et celle-ci ne mérite ni excès d’honneur ni indignité. La direction musicale ne fait pas tout pour sauver l’œuvre, mais n’est pas là non plus ce qui pèche le plus, mais la distribution (notamment les protagonistes masculins) n’est vraiment pas à la hauteur de l’enjeu.
Les parisiens qui ont vu les représentations du Châtelet peuvent en rester là, car la tenue en était bien meilleure, et la musique plus au point, plus conforme à ce qu’on peut attendre. Inutile donc de faire le déplacement, et même pas à Bayreuth, où la représentation est concertante (ce sera peut-être plus dur…) et où Christiane Libor ne chantera pas. Ces Fées ont manqué de magie musicale. Attendons le tricentenaire de la naissance en 2113 ou le bicentenaire de la mort en 2083…
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