IN MEMORIAM THEO ADAM (1926-2019)

J’ai eu d’assez nombreuses fois l’occasion d’entendre Theo Adam en scène, essentiellement à Paris et comme Wotan, son rôle fétiche, mais aussi dans d’autres rôles wagnériens, notamment, la dernière fois où je l’entendis, dans le Roi Marke de Tristan und Isolde en janvier 1991, cette fois à l’Opéra de Vienne (avec Behrens dans Isolde et…Waldemar Kmentt dans le berger).
À Paris nous avons eu la chance de le voir assez souvent distribué, dans Amfortas lors de l’édition de 1975-1976 de Parsifal , où la distribution alternait James King et Jon Vickers dans le rôle-titre, Nadine Denize, Eva Randova, Joséphine Veasey et Gisela Schöter dans Kundry, Kurt Moll et Hans Sotin dans Gurnemanz…
Il fut aussi le Sprecher de la Zauberflöte parisienne, édition 1976-1977 dirigée par Karl Böhm (qui y fut souffrant et remplacé par son assistant pour quelques représentations) où la Pamina de Kiri Te Kanawa alternait avec celle d’Edith Mathis, et aux côtés du Sarastro de Martti Talvela (en alternance avec Kurt Moll et John Macurdy)…
Mais je me souviens surtout de ma première fois : mon premier Wagner sur scène fut Die Walküre production de la Staatsoper de Berlin-Est (à l’époque), en tournée au TCE début avril 1973. Il y était Wotan, aux côtés de la Brünnhilde de Ludmila Dvořáková, alors l’un des sopranos dramatiques les plus réclamés, et en troupe à Berlin-Est. Theo Adam était à cette époque considéré comme le successeur de Hans Hotter, autre Wotan de référence. Il impressionnait par la voix puissante, profonde, riche d’harmoniques, au timbre pur. Ce n’était pas forcément un acteur exceptionnel, comme souvent les chanteurs de cette génération, mais la présence vocale était impressionnante et l’expressivité notable, et surtout, privilège des grands, la diction était d’une telle clarté qu’on entendait chaque mot, avec le poids et la couleur voulus.

Je ne l’ai pas entendu dans Hans Sachs, mais j’écoute souvent l’enregistrement des Meistersinger von Nürnberg de Bayreuth 1968 avec Karl Böhm au pupitre et l’Eva de Gwyneth Jones, c’est l’un de mes préférés.

Ce fut un grand artiste qui a éclairé mes premiers pas wagnériens et lyriques, j’ai toujours une reconnaissance toute personnelle et particulière envers ces chanteurs qui m’ont ouvert l’oreille et surtout le cœur. Ce fut comme d’autres un artiste « officiel » de la République démocratique allemande avec parmi ses privilèges celui de chanter à l’ouest et notamment à Bayreuth à peu près à volonté. Je ne sais si on le lui pardonnerait aujourd’hui, où « il coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer » comme dit Jean-Jacques Rousseau, mais il aurait été criminel qu’une telle voix ne puisse s’exporter.
Une des figures essentielles du chant wagnérien de la fin du XXème siècle s’en est allée, qui va rejoindre mon panthéon personnel des mythes lyriques que j’ai eu la chance d’entendre. Ces artistes sont toujours vivants en moi et c’est l’essentiel.

IN MEMORIAM : HILDEGARD BEHRENS

Il y a quelques semaines que je médite d’écrire quelques mots sur Hildegard Behrens, disparue le 18 août dernier à Tokyo avant un concert, à 72 ans. Je l’ai vue pour la dernière fois à Salzbourg, dans une Elektra de Strauss avec Maazel où elle était encore convaincante huit ans après celle de Paris.

Hildegard Behrens, c’est d’abord pour moi deux visions, celle, sublime, d’une Salomé inoubliable avec Karajan, et celle terriblement émouvante dans sa robe rouge, de Senta dans un Vaisseau Fantôme à Garnier aux temps de Bernard Lefort . Elle tirait les larmes. Elle était enceinte, et cela ne gênait pas plus que ne gênait le même état chez Netrebko à Bastille dans Giulietta de Capuleti e Montecchi.

Hildegard Behrens, je l’ai aussi entendue dans Tosca à Garnier, un soir où Pavarotti fit craquer une chaise sous lui, dans Marie de Wozzeck avec Abbado à Vienne, dans l’impératrice de Frau ohne Schatten à Garnier encore avec Von Dohnanyi (quel souvenir!), dans Isolde, bien sûr, à Vienne encore, dans une mise en scène qui s’effilochait par la vieillesse, avec Theo Adam dans un de ses derniers Marke en 1991 et Peter Schneider au pupitre, dans Brünnhilde, à Bayreuth, une seule fois avec Solti, plus souvent avec Peter Schneider, dans Fidelio aux côtés de Jon Vickers à Paris, de James Mac Cracken à Tanglewood avec Ozawa. Oui j’ai eu la chance de l’entendre dans de très nombreux rôles. Elle avait cette qualité rare qu’on appelle la présence, un visage émacié authentiquement tragique, une expression naturellement émouvante, un sourire franc avec une pointe de tristesse dans les yeux. Elle faisait sur scène les gestes essentiels, les mouvements nécessaires, sans jamais en faire trop, toujours juste. Elle possédait une voix qui semblait toujours au bord de la rupture, qui semblait toujours à l’extrême de ses possibilités, et qui pourtant avait toujours des réserves. Behrens, c’était en permanence la fausse fragilité. Il fallait l’entendre dans Brünnhilde finir le Crépuscule en ce monologue toujours trop bref tellement elle emportait par l’émotion. Elle savait moduler son volume, elle savait murmurer! J’ai encore dans l’oreille, à la générale du Crépuscule de 1983 à Bayreuth, avec Solti, ses premières paroles de la scène finale, une sorte de monologue intérieur proprement inoubliable. Cette voix avait quelque chose de très particulier, à l’opposé d’une Nilsson qui époustouflait par sa puissance presque surhumaine, la voix de Behrens prenait l’auditeur, séduit par une couleur proprement “humaine”, si “humaine” qu’elle bouleversait, quel que soit le rôle abordé (C’est l’Isolde de Bernstein, et ce n’est certes pas un hasard…). Elle est de ces artistes qui ont accompagné ma vie de mélomane, et que j’ai toujours dans l’oreille, écho toujours présent aujourd’hui, elle est de celles qui font pleurer, sans savoir pourquoi.