FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: DAVID ET JONATHAS de Marc-Antoine CHARPENTIER le 19 juillet 2012 (Dir.mus : William CHRISTIE , Ms en scène : Andreas HOMOKI)

Le prologue (Neal Davies à droite/Dominique Visse à gauche)© Pascal Victor/ArtComArt

Ils en avaient de la chance les garçons et filles des collèges ou maisons d’éducation de la fin du XVIIème!  Dans les mêmes années, aux  demoiselles  de Saint Cyr, Racine écrivait Esther et Athalie, et aux garçons du collège Louis le Grand, Charpentier concoctait ce David et Jonathas, série d’intermèdes devant être insérés dans une tragédie, et composant eux mêmes une belle tragédie lyrique. Il est vrai que Charpentier, face au grand Lully jaloux de son exclusivité, n’avait pas grand espace pour produire. On puise donc dans des épisodes bibliques (ici le premier livre des Rois de l’Ancien Testament) pour contribuer à l’édification des jeunes…sauf que pour l’édification des jeunes, l’histoire de l’amour de David et Jonathas pourrait induire à des pratiques que la morale réprouve, et que les collèges (qu’on dit surtout anglais…) ont largement accueillies. Littérature, musique et cinéma abordent la question des amitiés viriles avec une jolie constance, le livre Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte, en 1943, des films comme Another Country de Marek Kanievska (1984) ou Maurice de James Ivory (1987). A l’opéra, le sujet est clairement abordé dans Iphigénie en Tauride de Gluck avec la relation entre Oreste et Pylade.
Amitié passionnée? Amour? Relation physique? Platonique? La question de l’amitié entre hommes aux XVIème et XVIIème se pose en termes philosophiques, dans le monde intellectuel des lecteurs du De amicitia de Cicéron ou des Lettres à Lucilius de Sénèque ou même des Essais de Montaigne, avec la relation qui existe entre Montaigne et La Boétie, ou sur le théâtre (Alceste et Philinte dans Le Misanthrope). Il semble qu’il y ait entre amitié camaraderie et homosexualité un espace occupé au XVIIème par le concept d’amitié, dans la société noble, une amitié beaucoup plus forte, plus passionnée, plus exclusive que ce que notre société du XXIème siècle appelle amitié. Une sorte d’amour sans sexe . Les exemples sont assez nombreux à l’époque et les études universitaires sur le concept ne manquent pas, surtout à l’heure des « gender studies« .
Tout cela pour dire qu’il n’est pas vraiment étonnant de voir l’enseignement des collèges religieux s’approprier des codes sociaux de la société noble: après tout, ils formaient leurs élèves aux codes de la vie sociale aristocratique, où depuis le Moyen Âge, les relations individuelles vassal/ suzerain, chevalier/écuyer, maître/page débouchent sur des relations où l’amitié peut aussi être le nom déguisé du clientélisme, notamment au XVIIème siècle: le nom d’ami ne recouvre pas les mêmes concepts d’un siècle à l’autre: il n’est que de voir la fortune du mot sur Facebook aujourd’hui…

Ana Quintans/Pascal Charbonneau©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Ainsi la relation entre David et Jonathas n’est pas forcément réductible à un simple amour homosexuel, et Andreas Homoki a raison de ne pas (trop) insister sur la chose, en dépit de quelques baisers passionnés.
La seconde piste suivie par ce David et Jonathas, est de parcourir les méandres des conflits ethniques, religieux, sectaires, qui émaillent la bible (Ancien et Nouveau Testament), notamment en Palestine, et de tirer de cette triste histoire des conclusions très actualisables sur les rivalités entre juifs et philistins (origine du mot Palestine…). Au yeux du roi Saül, David est l’autre (un berger, non un fils de roi), qui s’introduit par son amitié avec son fils dans la famille royale, pour la détruire de l’intérieur, le ver dans le fruit en quelque sorte: il le pousse dans le camp philistin, alors que David ne le veut pas, si bien qu’à la fin, David est un roi reconnu par les deux communautés, une sorte de modèle héroïque qui par son nom unit les peuples opposés (un Tito des temps bibliques, en quelque sorte).
Andreas Homoki propose une vision très sobre, qui ne manque pas de grandeur, de la situation. Avec son décorateur Paul Zoller, il opte pour des espaces qui n’ont rien de baroque: pas de colonnes, pas de dorures, pas de franfreluches (on est à l’opposé de l’univers d’un Pierluigi Pizzi), mais des caissons en bois, modulables en hauteur et en largeur, qui semblent enfermer les personnages dans des scènes (un peu la même idée que dans Written on skin) qui sont autant de vignettes: il est vrai que l’absence de continuité dramatique, la composition en scènes successives reliées par de la musique (sublime) favorise ce cloisonnement.
Comme le sens dramaturgique n’est pas la qualité principale du librettiste le père François de Paule Bretonneau, que cette tragédie était destinée à se mêler à une autre tragédie (latine), Saül, du père Étienne Chamillard, on a en fait une juxtaposition de tableaux  comme on pouvait en imaginer dans des peintures murales, mais qui sont cette fois-ci des tableaux vivants, un peu comme ce qu’on pouvait voir dans certaines fêtes religieuses, illustrant tel ou tel épisode biblique: Andreas Homoki et Paul Zoller, en concevant ces caissons de bois, qui n’accrochent en rien le regard, en font un espace abstrait qui devient aussi espace psychologique, c’est très évident dans le prologue, transféré en fin de second acte, qui est le climax de la représentation, montrant le glissement de Saül vers la folie: les espaces rétrécissent, s’agrandissent, le plafond monte ou descend, les cloisons s’écartent ou se rapprochent, pendant que la Pythonisse vêtue en ménagère de plus de 50 ans (extraordinaire Dominique Visse) se démultiplie dans chaque espace et crée l’étourdissement de Saül,  c’est aussi notable dans l’air de Jonathas de l’acte III, où Jonathas finit coincé entre deux cloisons rapprochées. Caissons de bois, quelques tables, quelques chaises, et le tour est joué: l’espace est dessiné.

AFP PHOTO/GERARD JULIEN

En choisissant d’actualiser le propos et situant l’histoire dans une Palestine des années 30, avec d’un côté les juifs, de l’autre les palestiniens (femmes voilées, hommes portant le fez ou la chéchia), et, belle idée, faisant de cette amitié une longue histoire d’enfants, où se voient des retours en arrière (au début) où les deux enfants sont ensemble et où le père de Jonathas essaie de les séparer, quand la mère veut les laisser ensemble. Il n’y a aucun indice de « pouvoir », pas de roi, pas de cour, peu de soldats: on est dans un monde « civil » où se pose la question des amours inter communautaires, comme l’ont posé certains films israéliens des dernières années, comme The Bubble de Eytan Fox (2007): en faisant de cette histoire d’abord une histoire d’individus, Homoki débarrasse l’histoire de son arrière plan biblique à première vue, mais il souligne du même coup comment la Bible pose des questions fortement ancrées à notre quotidien, à notre histoire, à nos mythes. L’héroïsme de David est à la fois invisible et présent: il est chez Homoki un jeune homme écrasé par l’amour, par les obstacles à sa vie individuelle, et qui à la fin résiste au destin que le peuple lui offre (le peuple le hisse en triomphe et le tient pour l’empêcher de tomber, très belle image). La sortie de Jonathas mort, attiré vers une lumière latérale où l’attendent aussi le David  et le Jonathas de l’enfance, sorte de passage de plain pied dans le mythe est d’une jolie facture également. On a souligné la manière dont les chœurs se donnent des bourrades et dont ils épousent mal le jeu imposé par Homoki. Mais justement, le jeu est très limité (l’espace, les mouvements sont rares) et je pense que c’est volontaire: il faut aussi donner dans le cliché des tableaux vivants ou des tableaux d’histoire. Ce qui m’a frappé, c’est plutôt comment le chant, qui est si codé dans le répertoire baroque, est ici quelquefois libéré, devient cri, devient parole, et parole rauque selon les besoins: la vie vient de la musique.
Car à cette mise en scène d’une grande rigueur, et aussi d’une grande profondeur, et d’une belle modernité, correspond une lecture musicale exceptionnelle des Arts Florissants et de William Christie, le vieux pape du baroque. On reste stupéfait du son qu’il imprime à son ensemble, de la clarté de la lecture, des rythmes et des sons à la fois ronds et nets, et de cette musique souvent  sublime (le final est tout à fait extraordinaire). J’avais noté la difficulté à repérer les niveaux sonores (et quelquefois les sons, simplement) dans l’orchestre des Nozze di Figaro, dirigé par son ancien assistant Jérémie Rhorer,  il n’en est rien ici, où l’on entend vraiment chaque instrument, chaque son, chaque inflexion. Magnifique travail sur une musique grandiose, sans ornementation, mais avec une sorte de naturel qu’on trouvera  notamment chez Gluck.
Ce naturel, on le retrouve dans le travail sur le texte et sur la diction de l’ensemble des chanteurs, une volonté d’éviter tout ce qui pourrait être afféterie ou maniérisme, avec une diction très contrôlée, mais aussi souvent comme précisé plus haut, souvent parlée, donnant quelquefois l’impression d’un texte dit plutôt que chanté, avec de beaux effets, alimentant le concept de « Tragédie lyrique ».

Ana Quintans/Pascal Charbonneau ©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Les chanteurs servent globalement avec bonheur cette belle entreprise: au premier rang, le ténor canadien Pascal Charbonneau, qui avait participé l’an dernier à l’aventure d’Acis et Galatée au Grand Saint Jean, David héros malgré lui, plus David « normal »(au sens hollandais du terme)  que David « héros », avec son timbre très étrange, qui surprend d’abord, mais qui séduit vite, avec un beau contrôle sur la voix, mais aussi des moments très forts (ah! la manière dont il crie « Ciel! » à la fin), une très belle prestation d’un artiste très éclectique (il était dans la distribution de My fair Lady au Châtelet) dont on entendra sans doute parler.
Jonathas était confié à la jeune portugaise Ana Quintans. Ce jeune soprano réussit à la fois à construire un personnage juvénile et engagé, et à chanter avec une rare intensité, avec une diction française parfaite. La voix porte dans tous les registres, grave comme aigu, et la présence est remarquable.
Plus difficile d’apprécier en revanche le Saül de Neal Davies, la voix est vieillie, et éprouve des difficultés, dans le grave notamment, complètement inexistant. Le personnage est bien campé, mais c’est vocalement insuffisant.
Dominique Visse compose, on l’a dit, une pythonisse exceptionnelle. Le contre ténor réussit non seulement une composition scénique d’envergure, mais réussit à donner à sa voix diverses colorations, et une expressivité modèle. Un grand moment.
Tout en étant bien meilleur dans Joabel que dans Titus il y a deux ans, Krešimir Špicer continue de ne pas m’impressionner. La prestation est correcte, mais rien de plus
Frédéric Caton compose un Achis très satisfaisant, et l’ombre de Samuel confiée à Pierre Bessière complètent la palette de basses de bon niveau de la distribution. A noter l’utilisation de solistes du choeur (excellent) des Arts Florissants pour chanter l’Ombre de Samuel, mais aussi des bergers et bergères avec un joli résultat.
Au total, un spectacle aussi rigoureux scéniquement que musicalement: il marque surtout un effort commun pour rendre l’action lisible. Cette lisibilité et cette grande simplicité (nous sommes à l’opposé des Nozze surchargées d’accessoires) permettent de comprendre les caractères de la Tragédie Lyrique, et aussi de  l’ascétisme de Charpentier. Un grand moment, à mettre à l’actif du Festival, grâce à un William Christie toujours au sommet et un metteur en scène qui a construit un  travail clair et convaincant.

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