Une fausse jardinière dans un vrai jardin, c’est ce qu’on retient d’abord de cette Finta Giardiniera présentée dans la cadre bucolique du Grand Saint Jean. Au milieu du parc enchanteur dont la composition arborée renvoie à des tableaux du XVIIIème, Hubert Robert, John Constable, un dispositif scénique recouvert d’un sol laqué noir, où se reflètent les rares accessoires, et des fleurs de plastique illuminées d’un effet douteux: ce lieu très artificiel n’a rien de comparable avec la scène délicieuse de l’Acis et Galatée de l’an dernier proposé par Saburo Teshigawara, qui avait su rendre cohérent le paysage réel et le paysage scénique.
C’est bien d’ailleurs le parc et le lieu qui sont un enchantement: le coucher de soleil, avec ses couleurs moirées, le ciel qui peut à peu s’obscurcit et commence à s’étoiler, les arbres aux verts multiples qui peu à peu devient des ombres, pour disparaître enfin dans la nuit provençale, mais qui restent très présents par le bruit du vent insistant dans leurs branches, et puis alternativement illuminés à mesure qu’avance la soirée selon les exigences de la mise en scène (lumières très subtiles de Guido Levi, au moins dans le parc). Tous ces éléments concourent à faire de la soirée un moment délicieux.
Tout commence d’ailleurs « à la Glyndebourne » avec la possibilité de pique-niquer dans le gazon, ou de prendre un plateau-repas (cher) dans le bar-snack installé dans la cour d’honneur, pendant que les inévitables invités des sponsors dînent sur le pouce dans un espace dédié…
Et puis il y a Mozart, un Mozart de 19 ans, qui propose un opéra aux entrelacs complexes, aux longueurs quelquefois pesantes (malgré les coupures effectuées), mais avec une musique souvent sublime, d’une étonnante maturité. Cette Finta Giardiniera (1775), connue jusqu’à la fin des années 70 par sa version allemande (1779) en Singspiel « Die Gärtnerin aus Liebe » (la jardinière par amour), a été redécouverte en 1978, dans sa version originale italienne avec récitatifs, sur un livret de Giuseppe Petrosellini (compliqué, d’abord mis en musique par le napolitain Pasquale Anfossi en 1774, puis repris par Mozart un an plus tard). Le Festival d’Aix l’a présentée en 1984. Il n’y avait pas eu de reprise depuis.
C’est donc une bonne idée que de produire cette Finta Giardiniera , dans une distribution jeune s’appuyant largement sur des ex-membres de l’Académie Européenne de Musique. C’est en effet un opéra qui convient bien à de jeunes chanteurs, et qui n’exige pas d’acrobaties vocales impossibles.
Le sujet est assez simple : Le comte Belfiore a failli tuer (avec un poignard) sa fiancée Violante (cela ne s’invente pas…) Onesti (cela ne s’invente pas non plus). Laissée pour morte, elle est en réalité vivante et disparaît pour réapparaître sous les traits de Sandrina, une jardinière au service du Podestat Don Anchise (qui tombe amoureux d’elle). Elle est accompagnée de son valet Roberto, qui sous le faux nom de Nardo est amoureux de la servante du Podestat Serpetta. Mais Serpetta est amoureuse du Podestat, et ce dernier s’apprête à marier à un comte son orgueilleuse et prétentieuse nièce, Arminda, au désespoir de son amoureux Ramiro (rôle confié à un castrat, et à Aix à un mezzo-soprano). Mais voilà, le comte en question est Belfiore, qui va se trouver nez à nez avec son ex-fiancée qu’il croyait morte. Comme dans les vraies histoires d’amour chez Mozart, tout est bien qui finit bien à la fin, après de longs méandres du livret : le couple Belfiore/Violanta se retrouve et va tenter de vivre ensemble, Arminda épouse Ramiro qu’elle n’aime pas, Serpetta épouse Nardo/Roberto qu’elle n’aime pas, et le Podestat va chercher à épouser une autre jardinière. C’est amer et mélancolique, comme les opéras de Mozart.
L’interview du metteur en scène Vincent Boussard dans le programme de salle insiste sur les ressorts psychologiques, voire psychanalytiques du livret et des personnages. Sa mise en scène ne le laisse pas trop voir et essaie surtout de rendre l’aspect buffo de l’opéra, avec ses jeux sur les fleurs, sur le tuyau d’arrosage tour à tour cor, serpent, corde et même tuyau d’arrosage, sur le linge étendu qui devient (presque) monstre dans la forêt profonde. Mais elle ne réussit pas à se sortir des difficultés du lieu, plateau réduit, mouvements répétitifs : on court dans tous les sens, peu de gestes originaux correspondant aux motivations psychologiques des personnages : on est plutôt dans la gestuelle habituelle des opéras, avec peu de progression dans la lecture des personnages, et peu d’explicitation du livret ; le passage de la raison à la folie des deux personnages principaux reste obscur, même si la scène de la folie et l’ensemble du troisième acte sont plutôt bien réglés.
Il faut s’en remettre aux qualités scéniques des chanteurs, pris individuellement, comme John Chest, joli Nardo aux qualités expressives (son air de séduction à la française, ou à l’anglaise est une grande réussite) ou Colin Balzer, Don Anchise le Podestat, qui après un début plutôt terne, prend de plus en plus d’espace et compose un personnage jamais franchement buffo, mais faisant toujours sourire, et ainsi arrive à rendre son jeu subtil.
Une mise en scène plutôt discrète, qui n’arrive pas à se démêler des problèmes posés par le livret, ni à enlever l’ennui inhérent à certaines scènes, malgré une musique magnifique, à laquelle le chef n’arrive pas non plus à rendre totalement justice.
Musicalement, le Cercle de l’Harmonie, qu’on a (mal) entendu dans les Noces, est beaucoup plus audible cette fois, il est vrai que l’espace est plus réduit et que les musiciens ne jouent pas en fosse mais à niveau. On entend bien les cordes, très soyeuses, très rondes, les cuivres, mats comme dans tout ensemble baroque, mais on n’entend rien du continuo, un clavecin et un pianoforte (le chef Andreas Spering est au pianoforte), à cause du plein air. C’est effectivement une gageure : le plateau est nu, ouvre sur le parc, et le son ne réverbère pas. Les voix sont obligées de jouer en frontal : dès qu’elles se tournent vers le parc, le son se perd . L’orchestre est suffisamment nombreux et présent dans l’espace réduit de l’amphithéâtre (environ 400 spectateurs), mais les sons les plus grêles comme celui du clavecin se perdent. Dans ces conditions, il est difficile d’apprécier pleinement d’une direction musicale : celle d’Andreas Spering est apparue techniquement au point, sans scories, pas de problème de rythme ou d’inadéquation scène/fosse, mais peu inventive, et plutôt monocorde et sans relief. Dans les mêmes conditions, l’an dernier Leonardo Garcia Alarcon avait autrement réussi son Acis et Galatée. Ceci étant, justice est rendue aux moments les plus émouvants de la musique de Mozart, notamment le long ensemble du troisième acte.
Du point de vue du chant, c’est plus contrasté. D’un ensemble de jeunes chanteurs, on ne peut attendre d’emblée la maturité voulue, sauf à avoir une brochette de stars naissantes, mais néanmoins on peut attendre d’un Festival une distribution au moins homogène, c’est presque le cas, sans enthousiasmer. Même si globalement les voix n’impressionnent pas, certaines arrivent à convaincre. Reste à savoir l’effet qu’elles produiraient en salle, et non sous la magie du ciel étoilé de l’été provençal, qui induit à pardonner les erreurs.
Les femmes sont globalement plus convaincantes que les hommes, avec deux chanteuses nettement plus aguerries, et plus matures, Layla Claire, Violanta/Sandrina aux accents marqués de Fiordiligi, voix faite, ronde, bien posée, très contrôlée (mais attention à quelques aigus criés), intense qui réussit à chanter vraiment le personnage et à donner de la couleur à la douleur, en construisant un profil psychologique. Comment reprendre une vie avec qui a tenté de vous tuer ? comment aimer son (presque)assassin sans arrière-pensée ? comment pardonner à qui a cherché à épouser une autre pour oublier ? Bien des obstacles à la reprise d’une vie sans arrières pensées de couple amoureux : Mozart sans illusion aime à peindre ces hésitations qui finissent par être presque des choix par défaut d’amour déjà mangé par le vert de gris et Layla Claire sait donner de la couleur à ces tergiversations. C’est ici le chant, et pas la mise en scène, qui nous éclaire.
Ana Maria Labin, Arminda altière, a peut-être, de tout le plateau, la voix la mieux posée (et la plus jolie) la plus faite, la plus ronde, la plus maîtresse d’elle-même. Le timbre est beau, la tenue de son parfaite, la ligne de chant impeccable, sans problème d’homogénéité vocale. De plus, l’actrice est agile, expressive. Une jolie découverte. Les deux ont d’ailleurs participé à l’Académie Européenne de Musique.
La jeune Sabine Devieilhe en Serpetta serait-elle à l’orée d’une belle carrière de soprano léger, dans la bonne tradition française qui nourrit pour cette tessiture une vraie passion. La voix est évidemment plus claire, plus légère que celle de ses deux collègues, le timbre est joli, le contrôle sur le son efficace, le souffle fait tenir de longues notes. On annonce déjà de futures Reines de la Nuit, je trouve la voix petite en volume mais on est en plein air. Acceptons-en l’augure, en tous cas, cette jeune Serpetta a remporté un beau succès, mérité, grâce à la voix et à l’engagement scénique.
Julie Robard-Gendre s’en sort moins bien avec Ramiro. La voix ne réussit pas à porter, même si le dramatisme est présent : c’est le rôle le plus désespéré de l’opéra, le perpétuel lamento du Mal Aimé, et comme tout Mal Aimé devient méchant (merci Racine !), c’est aussi celui qui va piéger le héros. La partie est délicate, plutôt destinée à un castrat (que nous n’avons plus sous la main depuis plus d’un siècle, avec la disparition de Giuseppe Moreschi), et quelques hésitations, des sons pas très jolis, malgré un bel engagement. Du côté masculin, ni John Chest, ni Colin Balzer ne déméritent : Balzer compose, je l’ai dit, un personnage sans doute comique mais pas buffo ni ridicule, ce n’est pas un barbon du type de Geronimo dans le Matrimonio Segreto de Cimarosa, il a une certaine élégance, de port et de voix, qui pose le personnage sans le détruire. La voix a du mal au départ à s’affirmer, mais au fur et à mesure, il s’installe sur le plateau et finit par le dominer. John Chest en Nardo joue avec beaucoup de désinvolture et interprète avec un vrai professionnalisme son rôle, notamment dans son monologue de séduction.
Enfin, Julian Pregardien (le fils du grand Christoph) a une jolie voix, un joli timbre, mais ne sait pas beaucoup en jouer. Les sons sont plutôt fixes, et évidemment le tout aboutit à beaucoup d’approximations dans la justesse, et dans les agilités (dès qu’il faut vocaliser, c’est faux). Le style de jeu est assez sommaire, et ennuyeux. La voix a une certaine élégance, mais sans vraie couleur et le style de chant ne convient pas à l’italien. Peut-être dans la version allemande ? En tous cas c’est le maillon faible de la distribution.
Une distribution jeune, une distribution avec quelques atouts, mais quand ni l’orchestre (fade) ni la mise en scène (répétitive et sans invention) n’aident, les chanteurs, surtout quand ils sont jeunes, sont bien seuls pour faire le spectacle.
Bernard Foccroule a quand même eu raison de proposer la Finta Giardiniera, il a eu raison de la proposer pour le Grand Saint Jean, mais il n’a pas mis assez d’atouts pour en faire un vrai moment, comme l’an dernier avec Acis et Galatée. Il faut une forte personnalité scénique pour remplir le minuscule plateau et le grand parc tout à la fois, il faut une vraie personnalité musicale pour emporter le pari du plein air et le pari de la tension sur une œuvre aussi étirée et peu connue : il en faut donc plus pour réchauffer un public frigorifié sous ses couvertures par le vent.
Succès au rendez-vous, oui, mais bien loin du triomphe.
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