NABUCCO et MUTI à l’OPERA DE ROME: L’ITALIE QUAND ELLE EST GRANDE

Vous avez sûrement entendu parler de cet événement, retransmis sur ARTE, le bis du “Va pensiero..” Choeur des esclaves hébreux de Nabucco, par Riccardo Muti. Je vous en redonne le lien. Je renvoie aussi  ici aussi au site AGORA VOX (cliquer sur le lien), que j’ai consulté suite à un mail reçu.

Au-delà de l’émotion de ce moment – les dernières images du choeur en larmes sont tellement éloquentes – il faut  souligner que, au contraire de Claudio Abbado ou d’autres comme Maurizio Pollini, Riccardo Muti n’est jamais intervenu dans le débat politique, qu’il a plutôt la réputation d’un modéré, en tous cas pas d’un homme marqué à gauche. Son initiative en est d’autant plus symbolique et montre aussi la situation morale et politique d’un pays qui a construit toute sa grandeur sur l’art et la culture et aussi sur son incroyable faculté à rebondir, même dans les situations les plus désespérées et les plus critiques.  C’est souvent au moment où d’autres se laisseraient aller dans le pessimisme et le desespoir, au bord du goufre, que les italiens savent déployer une énergie vitale et collective incroyable.
La situation des institutions culturelles est très difficile, le gouvernement a plus ou moins fait le choix de conserver des subventions aux trois théâtres symboliques, Teatro alla Scala, Opéra de Rome et Teatro del Maggio Musicale Fiorentino de Florence (dans une moindre mesure), et de frapper plutôt les autres: par exemple la situation de Gênes est désespérée, malgré un magnifique instrument (le Teatro Carlo Felice). Même quand elles doivent arriver, les subventions d’Etat tardent, les réponses sont floues, et mettent les institutions dans des situations d’endettement impossibles. Depuis le loi sur les fondations qui fait des grands théâtres des fondations de droit privé, on s’aperçoit que ce qu’on disait alors ne se vérifie pas, l’argent privé veut bien financer là où l’image est forte (Fenice de Venise, Scala de Milan, Rome), mais pour le reste, ceux qui mettent la main au porte monnaie sont essentiellement des institutionnels (Communes, Régions) ou des organismes financiers semi-publics: les fondations restent donc essentiellement financées sur des fonds publics, quand la loi devait permettre d’ouvrir largement au financement privé.

Depuis longtemps le paysage devient de plus en plus noir: la situation des théâtres est encore pire que celle des opéras (l’opéra est en Italie l’art vivant le mieux doté), et vivre du métier d’acteur est un défi impossible dans la péninsule. Les saisons se réduisent, les postes fixes disparaissent au profit de contrats précaires, beaucoup de compositeurs contemporains travaillent mieux à l’étranger  que dans leur pays, alors que les artistes ont toujours été les plus grands ambassadeurs de l’Italie dans le monde. Souvent d’ailleurs ils se sont dressés pour que vive une certaine idée de l’Italie, comme Verdi bien sûr, mais aussi Arturo Toscanini contre le fascisme, Claudio Abbado ou Maurizio Pollini au moment des années de plomb.

La culture en Italie est souvent un vecteur de lutte, un moyen de dire non. Alors, la soirée de ce Nabucco à l’Opéra de Rome est un indice fort que commencent à se redresser ceux qui se sentent humiliés et meurtris par le spectacle grotesque qui est offert au sommet de l’Etat, mélange d’Ubu et de Shakespeare: malheureusement, depuis “Mani pulite” au début des années 90, un système a été détruit, mais on a reconstruit le même en pire, et la classe politique italienne (de droite et de gauche d’ailleurs) reste, à quelques exceptions individuelles près, d’une très grande médiocrité. Les grands hommes en Italie sont des hommes de culture, et ils sont alors si grands, qu’ils dépassent largement les frontières du pays, normal dans un pays qui a vu naître Dante, le plus grand écrivain de tous les temps, déjà en butte aux politiciens locaux de son époque…

PS: A ce qu’il paraît Silvio Berlusconi n’était pas dans la salle le 11, mais le 17 mars. Qu’importe l’entourloupe médiatique: il reste que la salle a chanté en choeur le “Va pensiero”, que Riccardo Muti a bien dit ce qu’il a dit, et que c’est une réponse symbolique au pouvoir de toute manière.

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: ATTILA de G.VERDI, dirigé par Riccardo Muti, avec Violeta Urmana et Ildar Abdrazakov (27 février 2010)

ATTILA S’HABILLE EN PRADA

Soirée triomphale au MET pour cet Attila de haute volée, création au MET qui affiche rarement des opéras du jeune Verdi, et débuts de Riccardo Muti qui n’y avait jamais dirigé. Mieux vaut tard que jamais. Peter Gelb a réuni pour l’occasion une distribution de très haut niveau, Violeta Urmana, Carlos Alvarez, Ildar Abdrazakov, Ramon Vargas et une équipe scénique surprenante, mais très chic: Pierre Audi metteur en scène, Miuccia Prada, la styliste italienne,  Herzog et de Meuron, les architectes du stade de Pékin (celui en nid d’oiseau) et de la New Tate Gallery comme équipe de décors et costumes. Sans doute en hommage à Pierre Audi, Madame Prada a mis sur le casque d’Attila et les épaulettes d’Ezio et Attila des diodes qui ressemblent fort à celles qui soulignent les phares des Audi récentes!

Est-ce une mise en scène d’ailleurs?  Le choix est celui non d’un travail sur l’épopée, avec des grandes masses chorales qui bougent et des grands espaces, mais d’un espace très limité, vertical et non  horizontal, où les protagonistes bougent peu et se retrouvent comme écrasés par un mur comme dans la tragédie. Le chœur apparaît le plus souvent à moitié enterré, comme écrasé sous le décor qui se soulève pour l’occasion. De quoi satisfaire Riccardo Muti qui aime à avoir un chœur fixe, face au chef, et des chanteurs qui jouent peu, pour mieux chanter et mieux voir le chef. Deux décors, l’un, une sorte de ruine fait d’un tas de plaques de béton armé, comme une ville après la bataille, est le cadre du premier acte, plus violent; l’autre censé représenté la forêt, est un superbe mur végétal magnifiquement éclairé par Jean Kalman, complice habituel de Pierre Audi dans lequel s’ouvrent des espaces où prennent place les protagonistes. Des couleurs violentes, vert, jaune, rose, bleu profond donnent une véritable ambiance, mais ne disent rien sur l’œuvre. Pourquoi pas d’ailleurs, ce genre d’opéra n’a pas pour caractère la finesse psychologique, mais plutôt des caractères tout d’une pièce: une héroïne par nature, forte, courageuse, qui va jusqu’au bout, sorte de Judith romaine, Odabella, son amant Foresto, sacrifié sur l’autel de la vengeance, Ezio le général romain vaillant mais un peu trouble, qui tirerait bien d’Attila un accord qui lui donnerait l’Italie, et Attila enfin, qui – conformément à la vérité historique d’ailleurs- n’est pas le monstre sanguinaire de la tradition, mais un souverain non dénué d’humanité et de noblesse.
On assiste plus à une succession de tableaux, assez beaux à voir , qu’à un travail théâtral et dramaturgique puissant. La mise en scène de la Scala de Jérôme Savary ne brillait pas non plus par son originalité, mais Savary avait à l’époque laissé entendre qu’il avait été bridé par le chef (un certain Riccardo Muti). Du coup les chanteurs sont le plus souvent livrés à eux-mêmes et ne font pas grand chose (ce qui ne peut que convenir à Violeta Urmana, jamais très concernée par le jeu scénique).

Musicalement, le travail effectué par Riccardo Muti avec l’orchestre du MET est tout à fait remarquable, enfin l’orchestre sonne (alors que lors des deux autres représentations, Bohème et Barbiere ce n’était pas toujours le cas) et la construction musicale (les italiens appellent cela la “concertazione”) est tout à fait remarquable, beaux équilibres sonores,  précision des attaques, mise en relief du son, une approche raffinée et créatrice d’émotion notamment dans les ensembles (magnifique final du premier acte). Un seul problème, qui va s’accentuer dans la seconde partie, c’est la dynamique. On aimerait que ce Verdi bouge un peu plus, on aimerait sentir la nervosité, l’énergie, la sève, bref, on aimerait entendre un peu du Muti des années 70, et là c’est raté. Grandiose, certes, ô combien, mais pas assez soucieux de la vie intense de cette musique du jeune Verdi. Il reste que c’est tout de même un grand moment auquel le public américain, toujours très participatif, fait une triomphe avec standing ovation.

Du point de vue vocal, on apprécie de voir le très grand Attila de la génération précédente, Samuel Ramey, affiché cette fois dans le rôle très épisodique de Leone l’évèque, et si la voix a un peu vieilli, le volume reste intact. Ildar Abdrazakov  ne démérite pas, mais la voix qui est belle et profonde, manque justement de ce volume et de ce relief qui doivent coller au rôle, le timbre est élégant, mais le style reste un peu indifférent, et le personnage manque de consistance, le digne successeur de Ramey n’est pas encore trouvé.  L’Odabella de Violeta Urmana, estplus intéressante que d’ordinaire et surprend même au premier acte: les aigus et les suraigus sont là, même si ces derniers sont un peu criés par une voix qui se resserre et atteint sa limite, les graves en revanche sont somptueux (on sent l’ancien mezzo!), la vaillance est là, mais peu à peu la voix s’opacifie et la deuxième partie de l’opéra est moins intéressante. A la Scala, Cheryl Studer n’avait pas tout à fait la ressource – elle le paya par des huées cruelles et injustes- mais elle avait une beauté vocale que Madame Urmana n’a pas . Giovanni Meoni remplace Carlos Alvarez malade pour toute les réprésentations dirigées par Muti, le timbre est joli, mais le volume manque, ainsi que le souffle car les notes hautes ne sont jamais tenues, une prestation passable. En revanche, rien à dire du Foresto de Ramon Vargas, absolument impeccable de style, de technique, d’engagement. Que cette voix qui à ses débuts semblait destinée à des rôles de ténor léger puisse aborder avec assurance les rôles lourds (Don Carlos!) laisse rêveur: en tous cas aucun doute, c’est lui qui s’en tire le mieux, et de la manière la plus homogène.
Mais laissons là les réserves: ce fut malgré tout un bel Attila, esthétiquement remarquable, musicalement de haut niveau, et la première partie de la soirée fut vibrante, même si la suite a un peu déçu. Ne boudons pas quand même notre plaisir, il n’est pas fréquent que Verdi soit à la fête dans les théâtres aujourd’hui.