GTG/Monika Rittershaus
Excellente idée que de monter la version originale française (1855) des Vêpres Siciliennes. A ma connaissance, cette production, coproduite avec l’Opéra d’Amsterdam est la première depuis longtemps. Plus discutable à mon avis le choix de Christof Loy pour la mise en scène. Non pas qu’il signât un travail médiocre, bien au contraire: l’approche est réfléchie, assez cohérente (il s’agit de montrer les violences des conquérants, l’horreur d’une occupation militaire, et les humiliations des peuples soumis). On savait – et ce fut reproché à Verdi-, que pour l’exposition universelle de 1855 à Paris, le sujet n’était pas très francophile et ne présentait pas les français sous leur meilleur jour, mais là, ce sont carrément des bêtes sauvages: viols, humiliations, tortures à la Abou Graïb
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(les femmes rampant dans du verre pilé), jusqu’à Montfort qui égorge une femme récalcitrante avant de s’attendrir sur son fils retrouvé.
Le livret qui reste faible (une première partie qui traîne en longueur, un ballet central passable et souvent coupé, une seconde partie qui concentre les moments les plus lyriques de la partition) est torturé par Loy, qui place l’ouverture après le premier acte (les raisons données dans le programme apparaissent faibles, visant à empêcher de faire de l’ouverture un « pezzo chiuso » symphonique, mais un morceau déjà inséré dans un déroulement dramatique), qui impose de longs silences, et qui rend certains moments confus: Montfort est tué par injection létale, mais réapparaît (fantôme? fantasme?) au cinquième acte, le visage légèrement blanchi. La construction viserait à un premier acte prologue, à trois actes de l’opéra qui se concluent par le mariage de Hélène et Henri et un épilogue vécu ou rêvé/vécu, ou totalement rêvé qui projette les protagonistes dans une vie future (un enfant, un ménage tranquille) impossible à vivre dans la réalité. Le décor est noir, les lumières ont la crudité des néons, les costumes sont grosso modo des costumes d’aujourd’hui, sauf que la cour de Montfort est en costumes Louis XIV, et que d’ailleurs lui-même troque, lors de la grande scène avec son fils Henri, le smoking contre l’hermine du Roi Soleil. Tout cela répond à un vrai parti pris, on peut tout expliquer et tout justifier de ces choix et Loy a bien décortiqué le livret: le seul problème est de savoir si cela en valait la peine ou si l’oeuvre le justifie.
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A mon avis, cette représentation d’un opéra dans une version rarissime que le public découvre pouvait faire l’objet d’un travail réel sur le Grand Opéra, en en respectant les règles (choix de Klaus Michael Gruber a Bologne il y a 25 ans), soit par une mise en scène plus lisible – ce n’est pas le cas – soit par une véritable réadaptation (un peu ce qu’a fait Peter Kontwistchny à Vienne et Barcelone sur Don Carlos). Loy torture le livret pour lui faire dire ce qu’il veut, en noircissant à l’excès les caractères; or, chez Verdi, les personnages ne sont jamais tout à fait noirs (sauf Iago peut-être). Montfort, passant de l’excès de monstruosité à l’excès d’amour paternel le réduisant à un pantin est le seul personnage un tant soit peu fouillé dans cette vision en noir et blanc. Le résultat, de nombreux départs à l’entracte!
Et le ballet ?
Le ballet
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La version française impose le ballet (ici « les quatre saisons », que le chorégraphe appelle « les saisons » ), et Kontwitschny pour Don Carlos comme ici Loy et son chorégraphe Thomas Wilhelm utilisent le ballet pour dire tout ce qui n’est pas dit, les rêves des personnages principaux, rêve de vie petite bourgeoise et familiale chez Eboli pour Don Carlos, rêve d’une vie normale et d’une enfance heureuse pour Henri et Hélène dans un décor de maison à la Christoph Marthaler, un peu « cheap », meubles simples, objets surannés, papier peint horrible . Ce décor se retrouve au cinquième acte et ne se désintègre qu’au moment du massacre: il correspondrait donc à un décor de rêve très petit bourgeois et réducteur (la vision d’Henri avec sa poussette!) de ces protagonistes héroïques et romantiques. Au total, ce travail, bien qu’il soit vraiment approfondi, va à l’opposé de ce qu’il se propose de faire: au lieu de revaloriser un livret faiblard, il l’enfonce complètement et contribue à l’échec de la représentation. Il eût peut-être mieux valu ne proposer qu’une illustration un peu luxueuse, pour cette fois, cela aurait suffi, car les Vêpres Siciliennes, opéra que j’aime, très lié à ma jeunesse parisienne, ne valent peut-être pas un tel déploiement dramaturgique qui tombe à vide et finit par sonner ceux…
Et pour l’accompagner, il eût en tous cas fallu un versant musical fort, qui emportât le public tel un ouragan. On en est loin: si le choeur, très sollicité est comme d’habitude à Genève vraiment magnifique, la direction musicale d’Yves Abel, très sage, trop sage, propose une lecture au total assez plate, sans pathos, sans élan, appliquée. C’est dommage pour ce chef souvent talentueux. Le résultat est un peu monotone, et l’absence de relief conduit à l’ennui. Quant aux chanteurs ils sont inégaux: Hélène
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(Malin Byström, à l’orée d’une carrière qui promet) a les aigus, le volume, les agilités (à la limite), mais pas de graves, et pas beaucoup de vaillance, un peu trop « chic » et froide. Là où il faudrait une pasionaria, on a droit une jeune femme élégante et un peu renfermée. Balint Szabo en Procida est très correct, mais la voix est un peu claire pour le rôle, malgré des graves intéressants, avec un registre central très pâle et des aigus courts. Magnifique en revanche, le meilleur de tous, prodigieux de volume, de style, de phrasé, le seul « en phase » avec le style requis, le Montfort de Tassis Christoyannis, encore un baryton qui s’ajoute à la liste déjà longue des excellents barytons à découvrir aujourd’hui.
Reste Henri. on sait qu’Henri n’est pas à donner à un ténor qui chante l’Arrigo de la version italienne: il faut ici un ténor de style français, un Werther, un Hoffmann ou un Faust, plutôt qu’un Manrico. Alagna ferait merveille car il peut chanter les deux avec le style adapté. Gedda fut extraordinaire et c’était la voix voulue. Il faut du style, du raffinement, une voix très étendue, ductile, passer de la voix de tête à la voix de poitrine, un phrasé et une diction modèles. Le Henri du brésilien Fernando Portaria à part quelques « mezze voci » bien contrôlées a un timbre très banal et surtout une totale absence de style, doublée d’un français très problématique, alors que de ce point de vue, tous les autres sont très au point. Il a donc des défauts délétères pour ce type de rôle. Authentique erreur de casting: on aurait pu choisir un ténor du profil d’Alexei Kudrya, vu sur cette scène dans I Puritani, il eût sans doute complètement changé la couleur musicale du rôle et contribué à une meilleure réussite d’ensemble. Mais rares sans doute sont les ténors qui acceptent d’investir du temps et d’apprendre en français un rôle pareil, difficile et risqué, qu’ils ne chanteront pas ensuite sur toutes les scènes du monde…
Au total une vraie déception: une erreur de point de vue sur la mise en scène, qui brouille la musique et qui la perd, parce qu’elle n’est pas dans ce spectacle suffisamment haletante, parce qu’elle palpite insuffisamment, parce qu’elle manque de passion et de dynamisme, et qu’elle ne réussit pas à animer un exercice intellectuel qui reste un inutile exercice de style sans âme.
Christof Loy devrait faire le Ring à Genève, c’est un metteur en scène apprécié du directeur du Grand Théâtre Tobias Richter…attendons.
Attendons, mais constatons: Genève, dans la cartographie de l’opéra en Suisse, est le théâtre de couleur latine, autre système (stagione), autres types d’approches scéniques, plus variées, plus ouvertes: Tobias Richter germanise à l’excès ses choix scéniques alors que Bâle ou Zürich sont là pour cela. En abandonnant ce qui fait la personnalité de Genève, que Jean-Marie Blanchard ou Hugues Gall ont si bien contribué à maintenir, et à quel niveau, il risque de faire plonger le Grand Théâtre dans une aimable médiocrité que les choix assez discutables de distribution ne réussissent pas toujours à relever.
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