STAATSOPER BERLIN am SCHILLER THEATER: MADAMA BUTTERFLY de Giacomo PUCCINI (Dir.mus: Andris NELSONS avec HUI HE) le 13 mai 2012

Madama Butterfly ©Monika Ritterhaus (Cio Cio San: Miriam Gauci)

Riccardo Muti, lorsqu’il était encore à la Scala avait coutume d’ironiser sur le système germanique de « répertoire », en vantant la qualité infiniment supérieure du système dit « stagione » (en cours à Londres, Paris, ou Milan qui garantit l’excellence des productions, qu’elles soient des nouvelles productions ou des reprises (répétées, avec un cast spécifique et donc une garantie de qualité). Je m’inscris en faux.  Seul le système de répertoire est capable de garantir au public l’accessibilité à tout le répertoire (d’opéra, ou même de théâtre), aux artistes  l’emploi: au lieu de leur payer les intermittences par le chômage, au moins, ils sont salariés, ils chantent ou ils jouent : certes les salaires du système de répertoire sont plus bas que les cachets du système stagione, mais au moins les artistes sont employés à plein temps. Le répertoire signifie un système de spectacle vivant fort, des subventions publiques (locales, régionales ou nationales) importantes, mais en matière d’éducation du public et de culture du spectacle, ce système est le seul véritablement capable d’irriguer un territoire. Je ne cache pas les difficultés afférentes au système, j’ai bien constaté la salle clairsemée de Leipzig, les difficultés financières des entreprises de spectacle, mais en même temps, je ne puis que constater que la Staatsoper de Berlin, pour cette Butterfly, affichait des prix n’excédant pas 65 euros, et qu’à 20 Euros, on avait encore une place de parterre (Pour mémoire, j’ai payé 16,70 Euros mon billet de Leipzig, au balcon, avec vision parfaite). Quand on voit les prix de la Scala pour des spectacles aussi nuls que la dernière Aida ou la dernière Tosca, ou la politique tarifaire hypocrite de notre Opéra national (qui la plupart du temps n’affiche jamais de spectacles vraiment nuls, mais souvent moyens), on se dit que du côté de Berlin, il y a encore un sens du spectacle public.
Parce que cette Butterfly de  répertoire, dans une production il faut bien le dire affligeante de Eike Gramms, qui remonte à 1991 (une japoniaiserie), affichait pour trois représentations rien moins qu’Andris Nelsons et Hui He, remplaçant Kristina Opolais (à la ville Madame Nelsons).  On me rétorquera  «  Oui, Nelsons, mais sans répétitions, parce que c’est du répertoire ». Nelsons ce soir 15 mai est en concert à la Philharmonie avec l’orchestre du lieu, la Staatkapelle Berlin, il a donc au moins un peu travaillé avec l’orchestre. Peu importe d’ailleurs parce que cette représentation a été vraiment une réussite, avec de longs rappels, grâce à une Butterfly magnifique, et grâce à un orchestre à la hauteur. On ne parlera pas de la mise en scène, sans aucun intérêt, et d’ailleurs, après vingt ans, c’est une mise en place dans un décor à l’étroit sur la plateau assez chiche du Schiller Theater.

Le Schiller Theater, siège actuel des saisons de la Staatsoper Berlin

Le Schiller Theater est un théâtre, mais pas une salle d’opéra. Il a été il y a quelques années menacé de fermeture ; ce fut une levée de boucliers. Ce théâtre est assez monumental, à vision frontale; il a été construit en 1907, reconstruit  en   1937-38, dans une architecture de Paul Baumgarten rappelant la Neue Sachlichkeit des années 20, mais aussi le style monumental nazi, il a été détruit par un bombardement, puis de nouveau reconstruit en 1950-1951, par Olf Grosse et Heinz Völker qui reprirent des éléments de l’ancien théâtre, et avec une salle de 1067 spectateurs, comme siège du théâtre d’Etat de Berlin.
Cette salle revêtue de bois a un rapport  scène-salle extraordinaire de proximité, mais une acoustique très sèche, absolument pas faite pour la musique.  Pendant trois ans au minimum (La Staatsoper Unter den Linden est au milieu d’un vaste chantier de reconstruction et réaménagement du Palais impérial et de ses alentours, et la salle doit être rehaussée et la scène modernisée) il en sera ainsi. Les berlinois s’en contentent, et ceux qui viendront voir le Ring coproduit par Berlin et la Scala aux prix raisonnables de Berlin et pas aux prix exagérés de Milan, s’en rendront compte : un Ring avec des chanteurs si proches, ce sera une expérience intéressante.

J’avais entendu Hui Hé à Milan, dans Tosca il y a quelques années. Voix puissante, mais sans expression pour mon goût. Je l’ai réécoutée dans Butterfly, et elle m’a vraiment touché et convaincu. D’abord, la voix a du grave, et surtout un registre central prodigieux, développé, massif, qui convient à Butterfly, les aigus sont là, surtout aux deuxième et troisième acte, accompagnés de raffinements, de notes filées, et surtout une expressivité souvent bouleversante. Au premier acte, l’ensemble m’est apparu un peu froid, à l’orchestre (très précis, très clair, mettant bien en valeur l’orchestration de Puccini, mais insuffisamment engagé, comme avec une distance) comme sur le plateau. Mais le deuxième et le troisième acte étaient plus engagés, l’osmose orchestre/plateau plus évidente. Et aussi bien dans l’air « Un bel dì vedremo » que surtout dans le duo avec Sharpless, l’émotion a gagné : d’ailleurs on ne s’y trompait pas, le public un peu bavard du dimanche après-midi s’est tu, saisi par l’émotion. Le troisième acte de Hui Hé a été bouleversant de bout en bout.  Et, il faut le dire, tirait les larmes.
L’orchestre de Andris Nelsons était lui aussi présent, accompagnant avec attention le plateau, avec un son très analytique, mais jamais froid, avec juste ce qu’il fallait de pathos pour créer les conditions de l’émotion et surtout un soutien exemplaire des chanteurs, réussissant à ne jamais les couvrir. Tous les chanteurs semblaient plus présents, plus engagés. D’abord le Pinkerton de Pavel Černoch, dont le physique correspond à la perfection à l’officier américain, mais aussi avec la froideur, la distance,  l’indifférence voulues pendant le premier acte. Son chant est juste, contrôlé, sans aucune scorie, mais glacial. Son regard est dur, bref, on lit déjà dans le personnage la suite et l’abandon. Quelle différence au troisième acte, où il est vraiment engagé, impliqué et où la voix « sort » vraiment ! Belle composition.
Le Sharpless de Alfredo Daza prend peu à peu corps, avec sa gaucherie, sa simplicité, son impuissance et sa lâcheté aussi, et aussi un style de chant qui correspond à ce qu’il veut donner du personnage : rien de démonstratif, mais plutôt discursif, comme une conversation. Quant à la Suzuki de Katharina Kammerloher, elle est juste, et émouvante, et remporte un vrai succès. Notons aussi le Goro de Paul O’Neill, le reste de la compagnie n’appelant pas de remarques particulières.
Voilà : c’était une représentation dite « de répertoire », dans un théâtre à l’acoustique discutable, un dimanche après-midi, et il y a longtemps que je n’avais pas été aussi ému par une Butterfly. Grâce à une extraordinaire chanteuse, grâce à un équilibre et un élan que le chef Andris Nelsons a su créer en soutenant un plateau de plus en plus engagé. Ce dimanche les larmes étaient au rendez-vous.

Schiller Theater, 13 mai 2012