Je l’ai déjà écrit à l’occasion du premier programme, un orchestre est un organisme vivant. Le Lucerne Festival Orchestra, est un groupe formé par Claudio Abbado, par des musiciens qui adhéraient à Abbado désormais habitués à se retrouver l’été sur les rives du lac des Quatre Cantons pour faire de la musique ensemble. Un groupe dont l’homogénéité et le génie collectif est apparu dès le premier concert, et un groupe qui a créé sous l’égide et par le génie de Claudio Abbado un son unique.
La semaine dernière était un choc pour tous, public et artistes, car pour la première fois, le chef charismatique n’était plus là et il fallait faire avec cette réalité, faire son deuil de 10 ans de musique intense et amoureuse, faire son deuil d’un son, faire son deuil d’une manière d’être .
On imagine que ce fut aussi un moment fort pour Andris Nelsons, 36 ans, totalement étranger à ce rituel, à l’atmosphère particulière de la semaine du LFO et surtout à l’orchestre et à sa manière de fonctionner, même s’il a dû rencontrer un certain nombre de musiciens à l’occasion d’autres concerts avec d’autres orchestres.
Mais Andris Nelsons est un artiste, et il avait à s’emparer, en artiste, de l’orchestre. Il y a eu l’observation, quelque chose de la relation artistique à tisser la semaine dernière. Et ce deuxième concert a confirmé, a approfondi la relation de manière visible et ressentie par tous.
Nul doute que pour Maurizio Pollini c’était aussi une épreuve, lui dont l’amitié fraternelle avec Abbado a accompagné toute la carrière et lui qui avait prévu de chanter Brahms avec son ami de si longue date.
Cette semaine donc il y a eu de la musique, et même de la musique comme on aime. Il fallait faire de la musique ensemble, comme on l’a toujours fait ici, pour briser les glaces et aller de l’avant. On a donc écouté de la musique, parlé musique, et surtout on a tous pensé à Claudio non pas en soupirant sur l’Eden perdu, mais en se disant, oui décidément, c’est bien son orchestre, et ça continue. Tout le monde souriait ces deux soirs, de ce vrai sourire de satisfaction et de confiance, même si évidemment Abbado n’était plus là. Parce que l’orchestre a bien sonné, qu’Andris Nelsons est un grand chef, même s’il n’a pas des dizaines d’années de fréquentation des symphonies de Brahms derrière lui . S’il nous a révélé quelque chose de Brahms, il n’a pas fait de ce Brahms une révélation définitive.
Mais avant Brahms il y avait Chopin.
Il devait y avoir Brahms, mais Maurizio Pollini, qui a joué d’innombrables fois Brahms avec Abbado, a demandé à jouer le concerto n°1 de Chopin au lieu du programme initialement prévu.
Les pianistologues, ceux dont la connaissance technique du piano permet de saisir au vol la moindre hésitation ou la moindre faiblesse guettaient quelque faux pas, d’autant que le maître a été quelquefois irrégulier ou fatigué ces derniers temps. Il y a eu sans doute çà et là des moments d’équilibriste, où main droite et main gauche étaient au bord la rupture, où la légendaire capacité technique de Pollini pouvait au moins faire peur. Des moments où l’on fut peut-être au bord du gouffre, mais au bord seulement. Car au-delà des questions techniques et de la capacité pianistique de l’artiste de 72 ans, au-delà du comme-ci ou comme-ça, il y a justement l’artiste, celui qui dessine un univers, dont l’incomparable toucher vous projette immédiatement dans autre chose, dans un autre espace, dans une sphère où l’on dialogue avec les Dieux, comme au deuxième mouvement, merveilleusement accompagné par l’orchestre. Qui peut, aujourd’hui faire vivre Chopin comme cela, qui peut aujourd’hui, révéler ainsi un monde, qui peut aujourd’hui envoûter par une telle magie ? Il y a quelques dizaines d’années, on reprochait à Pollini froideur et distance, lui-même n’aimait pas les envolées romantiques démonstratives, ou même une modernité mal venue car jouait volontiers du contemporain (qui peut jouer comme lui la sonate n°2 de Boulez, qui n’est plus d’ailleurs contemporaine, mais un classique irremplaçable du XXème siècle ?). Voilà un Chopin intemporel, suspendu, bouleversant par la tension même qu’il crée. L’orchestre de Nelsons n’est que partiellement lui-même, tant il sert, il accompagne, il suit le soliste. Dès que le son du piano s’élève, celui de l’orchestre s’efface jusqu’à disparaître même de manière un peu excessive … Rarement j’ai vu Nelsons aussi tendu vers le soliste, aussi attentif à laisser l’instrument se développer, il a suivi Pollini avec un allègement des volumes qui permettaient à peine de noter la magnificence de certains bois ou l’impressionnante légèreté des cordes sussurantes. Pareil Chopin est-il seulement comparable à quelqu’autre soliste ? Je ne pense pas, il faut se laisser aller au paradis sans faire cas des aspérités du chemin…
Et d’autant mieux lorsqu’à renforts d’applaudissements que le grand maître tenait avec bonne humeur et gentillesse à partager systématiquement avec Andris Nelsons et l’orchestre, tant il paraissait content du travail accompli ensemble, lors de la deuxième soirée, le 24 août, il a consenti un long bis proprement ahurissant, la Ballade n°1 en sol mineur op.23. Alors que je disais toujours qu’Abbado a volé avec la musique, nous avons tous volé …volare con la musica…un moment pareil, où ce n’était pas la virtuosité, mais l’au-delà de la virtuosité, quand elle s’efface, quand on n’en veut plus et où le spectaculaire se noie dans la profondeur et l’émotion. Et je fus ému…voir le compagnon de route de Claudio nous donner ce soir ce moment sublime où l’esprit de Claudio redescendait dans la salle, où tout prenait sens, où nous étions là tous non plus pour simplement écouter, mais pour communier de l’intérieur. Des amis qui avaient entendu Lang Lang l’après midi dans la même pièce et qui l’avaient appréciée n’en revenaient pas : ils m’ont dit avoir été cloués sur place tant l’abîme s’était creusé entre les deux moments.
Ce fut pour tous la stupéfaction et une longue longue standing ovation, reconnaissante.
Après cette magie, une troisième symphonie de Brahms sans doute de mieux en mieux réussie entre le 22 et le 24 août, plus personnelle, et qui a surtout laissé entrevoir un autre Nelsons. Souvent, parce qu’il est jeune, parce que son geste est large, parce que sa gestique confine quelquefois à la gesticulation, parce qu’il a proposé souvent des moments remplis d’énergie, Andris Nelsons passe pour une force de feu, extériorisant la musique de manière trop démonstrative. Combien d’amis m’ont comparé l’Abbado élégant et grèle qui d’un regard, d’un mouvement de sourcils, ou d’un minuscule geste de la main gauche déchaînait les larmes et serrait les cœurs, au Nelsons immense au physique de bûcheron qui prenait la musique à pleine main ou à bras le corps. Il y a eu des moments à la Nelsons, mais surtout des moments d’étrange recueillement, d’allègement extrême du son, une attention extrême à offrir à la fois une version plus lente, mais non compassée, plus analytique, mais non froide, et où les moments où le son prenait de l’ampleur devenaient quand même plus retenus et très contrôlés.
Le premier mouvement a été toujours légèrement touffu au départ le 22, bien plus clair le 24, avec un son très large, très ample, mais jamais compact, même si notamment dans le premier mouvement où les vents et les bois merveilleux du LFO, le basson phénoménal de raffinement de Matthias RAcz (Tonhalle Zürich), le cor d’une rare sûreté d’Ivo Gass (Tonhalle Zürich), sans parler de la flûte (Jacques Zoon) et du hautbois (Lucas Macias Navarro) démontrent une fois de plus que l’orchestre est exceptionnel, il eût fallu soigner encore plus les équilibres internes à la petite harmonie et les différents niveaux sonores pour faire tout entendre, au début notamment car plus l’orchestre s’échauffait et plus le son prenait sûreté et rondeur, avec notamment des violoncelles impressionnants . Dès le second mouvement et surtout dès le troisième, il y a de vrais moments d’ivresse sonore, de délicatesse indicible, d’émotion contenue : les violons ont été d’une légèreté souvent aérienne et cela c’était presque nouveau dans la manière de Nelsons: on ne l’avait pas entendu aérien de manière aussi nette dans le premier programme une semaine avant. Un son large, des tempi assez lents, avec des moments magnifiques, mais pas encore pas la science et l’épaisseur de celui à qui par force il succédait ni cet art magique de la clarté et du discours qu’ici il ne maîtrisait pas encore. Comment pourrait-il en être autrement, et comment ne pas reconnaître de sa part du cran d’affronter un orchestre d’une telle réputation, d’une telle cohésion, riche d’une dizaine d’années triomphales, voire inouïes, voire irremplaçables, et d’affronter l’ombre tutélaire présente dans toutes les mémoires et les cœurs. Chapeau au jeune chef : il a montré à la fois ce courage, il a montré aussi qu’il avait révélé le défi, mais personne ne s’attendait évidemment – et heureusement – à revivre des moments abbadiens. Il nous a suffi de vivre de très beaux moments. Il nous suffit de penser que l’orchestre a désormais un nouvel avenir à tisser avec un chef, de nouvelles modalités à élaborer, un autre son, tout aussi exceptionnel, à construire. Ou même un autre concept, une autre manière de se présenter: tout dépendra évidemment du chef choisi qui devra inventer une nouvelle politique artistique et non se mettre dans les pas d’Abbado, car répéter une politique sans son inspirateur conduirait à l’échec. Un autre Eden à retrouver qui prendra, et c’est bien, le temps qu’il faut.
Car ces processus sont longs, ne peuvent que se profiler avec le temps. Ceux qui aiment la musique le savent. Ceux qui la consomment et qui les années antérieures consommaient du paradis pensant qu’il suffisait de quelques dizaines ou centaines de Francs suisses pour le toucher, qu’ils restent chez eux…Le Lucerne Festival Orchestra n’est pas pour eux.
J’aimerais tellement que perdure la communauté formée autour de cet orchestre, par l’administration du festival, attentive, toujours présente, par le public fidèle et disponible, ouvert, accueillant, et par l’orchestre lui-même, conscient de la totale exception qu’il constitue et qui restera celui d’Abbado : l’œuvre des maîtres leur survit et les maîtres vivent toujours en elle. Oui, il faut aller à Lucerne. [wpsr_facebook]