Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…
Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.
L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) : la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.
La peinture des personnages ?
Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.
Musica ricca ?
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne « laisse aller c’est une valse »…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction, à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et sensibilité.
J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.
Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.
La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]