BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 10 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI; Ms en scène: Olivier PY) avec Anja HARTEROS

Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl
Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl

Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…

Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.

De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853),
Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.

Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.

Acte I "Le duel"©Wilfried Hösl (2013)
Acte I “Le duel” Inès et Leonora ©Wilfried Hösl (2013)

Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.

Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)
Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)

Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.

C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.

La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)
La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)

Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.

Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.

Le rideau, les lumières, le théâtre...
Le rideau, les lumières, le théâtre…

Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :

La Pira © Wilfried Hösl (2013)
La Pira © Wilfried Hösl (2013)

la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.

Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.

Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015
Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015

Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.

Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015
Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015

Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid. Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.

 

 

C’est plus convaincant du côté féminin :

Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015
Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015

Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.

Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.

Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.

Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015
Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015

Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.

Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]

D'amor sull'ali...© Wilfried Hösl (2013)
Acte III…© Wilfried Hösl (2013)

 

 

 

SEMPEROPER DRESDEN 2014-2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 14 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG) avec Anja HARTEROS

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Si le Don Giovanni bruxellois a fait passer le cerveau à la centrifugeuse ou au triturage, au moins à Dresde il a pu se reposer de ses fatigues, vu l’extrême platitude de la mise en scène de Uwe-Eric Laufenberg, vieille de 14 ans, dont il ne reste plus rien, si tant est qu’elle eût à offrir quelque intérêt un jour. Il est vrai que ce déplacement dans le théâtre où fut créé en 1911 Der Rosenkavalier n’avait dans mon cœur qu’un seul motif du nom d’Anja Harteros. Et je n’ai pas été déçu.
Concluant l’année Strauss après des représentations de Capriccio, que Thielemann a dirigé le mois dernier avec Renée Fleming, d’Arabella dans la pâle production de Salzbourg, mais avec Anja Harteros, de Josephslegende (Ballet) direction Paul Connelly, de Daphné dirigé par Omer Meir Wellber, voici donc un Rosenkavalier assez luxueusement distribué, avec Anja Harteros, Sophie Koch qui est désormais un des Octavian de référence et Christiane Karg en Sophie, un nom qui monte depuis deux ans, Peter Rose est Ochs, comme il se doit (il l’est à peu près partout), et Faninal comme à Salzbourg, c’est Adrian Eröd. La Staatskapelle Dresden étant dirigée par Christian Thielemann, évidemment, c’est un grand soir et le magnifique Semperoper est archi comble. Voilà en effet un Rosenkavalier somptueusement distribué, dirigé par un chef qui fait référence dans Strauss et avec l’orchestre qui l’a créé, accessoirement l’un des meilleurs d’Allemagne. Qui peut souhaiter mieux ?
La production ne sort pas de la grande tradition des Rosenkavalier, sauf qu’elle transpose l’action au XXème siècle, dans les années cinquante, au moment où l’on peut s’enrichir assez facilement dans un monde en pleine expansion.
Ainsi, si l’intérieur des appartements de la Maréchale reste très proche de celui qu’on verrait au XVIIIème (le passé), celui de Faninal est au sommet d’un haut bâtiment avec vue sur tout Vienne, on a convoqué la presse people et l’arrivée d’Octavian et de la rose est traitée comme une mise en scène pour la télévision (projecteurs, spots) où Octavian montre un art consommé du paraître et une habitude des médias (comme on dirait aujourd’hui) qui tranche avec le naturel de Sophie. C’est l’avenir…il y a un côté Gattopardo dans l’œuvre de Hofmannsthal.

Le dernier acte se déroule dans une sorte d’espace abandonné qu’on aménage pour l’occasion et qui semble servir à des « parties » (en anglais dans le texte) un peu décalées ou déjantées. C’est peut-être le mieux réglé ou en tous cas le plus riche d’idées (enfin… idées…n’allons pas trop loin).
Remettez tout cela dans un décor et avec des costumes XVIIIème sans rien changer à la mise en scène, et vous aurez un Rosenkavalier comme on en voit des centaines. Il y a quelques menus points intéressants, mais l’ensemble reste bien plat et conventionnel.
Monsieur Laufenberg remplace Jonathan Meese pour le Parsifal de Bayreuth en 2016, gageons que le choix de Katharina Wagner, fait pour pacifier les esprits et peut-être reconquérir un public échaudé, est sage et que Uwe-Eric Laufenberg satisfera la majorité du public…un choix par défaut, un choix de tranquillité, un gage en somme. Mais il reste à souhaiter que l’imagination et la créativité de Laufenberg se seront un peu réveillées en 2016.
Il en va autrement musicalement.
Moins d’un mois auparavant j’ai entendu Petrenko à Vienne, cet été j’ai entendu Welser-Möst à Salzbourg (difficile de ne pas entendre vu le volume) : cette année, anniversaire Strauss aidant, je suis revenu vers Rosenkavalier après une longue abstinence. Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui des chefs de choix et des Maréchales intéressantes Schwanewilms, Isokoski, Fleming, Harteros. Pour moi qui ai été nourri à Christa Ludwig, ma première Maréchale, puis Janowitz , Te Kanawa et Gwyneth Jones et qui ai été fulminé par Kleiber plusieurs fois (ah, je vous laisse imaginer quand il arrivait sur le podium, laissant à peine le public applaudir et se retournant brutalement pour faire exploser l’orchestre sans nous laisser reprendre le souffle…), il fallait du temps pour revenir à une œuvre où j’ai laissé tant de larmes au trio final .
J’ai entendu rarement Thielemann dans Strauss, c’était aussi l’occasion de me convaincre à mon tour. Tant d’amis me disent qu’il est insurpassable dans ce répertoire .
Disons le d’emblée, je n’ai pas été convaincu et ce Strauss au cordeau ne m’a pas secoué.
La Staatskapelle de Dresde, avec ce son si personnel, avec cette perfection dans l’exécution, a donné une performance de référence, sans aucune scorie, d’autant que la direction de Thielemann est très claire, isole les pupitres, fait vraiment tout entendre avec une diabolique précision. Même si le premier violon ne vaut pas Küchl à Vienne qu’on a encore dans l’oreille, c’est magnifiquement préparé.
Donc, du point de vue de la « mécanique musicale », il n’y a qu’à couvrir chef et orchestre de louanges. Mais dans Rosenkavalier, il en faut plus. Il faut de la rutilance, de l’explosion, de la dynamique, il faut un rythme, il faut un discours, il faut du sourire, il faut des larmes, il faut de la tension, il faut…il faut…

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Il faut beaucoup de ce qui a manqué dans une représentation impeccable aux lignes parfaites, sauf que je n’ai pas senti d’engagement, sauf que je n’ai pas senti de dynamique, d’explosion, de vie.
Autant Petrenko partait en nous entraînant, en nous faisant tourbillonner d’emblée, ici, écouter l’orchestre est un rare plaisir, mais on ne tourbillonne jamais. Pas de tornade. Tout cela reste sage et presque démonstratif. Une belle vitrine de Noël, mais entre moi et ce que j’écoute, il y a une vitre. Il y a un bel objet sous verre.
Il y a aussi un point de vue : le troisième acte est sans doute pour moi le plus intéressant, parce qu’il y a une option claire de retenue de l’orchestre, de légèreté, d’élégance qui renvoie le phénoménal prélude à un tout autre univers que celui explosif de Welser-Möst à Salzbourg, qui savait construire une analytique de l’explosion et de Petrenko à Vienne, qui savait construire une poétique de l’explosion.
Thielemann n’est jamais nerveux, jamais tendu, très descriptif, très sage et conforme, voire conformiste. Il est soucieux de la rondeur des sons et du rendu, il semble moins soucieux de drame (au sens action du terme). C’est du côté du plateau qu’il faut chercher l’émotion, un plateau au volume somptueux que le chef laisse s’épanouir.

Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger
Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Adrian Eröd, chauve pour l’occasion, est plus présent que sur l’immense plateau salzbourgeois : son Faninal existe plus, la voix est plus audible, avec les qualités habituelles de diction et de viennéïté (qu’on me pardonne cet horrible néologisme, mais Eröd est viennois et dans cette œuvre, cela peut compter). C’est un artiste que j’apprécie et il n’a pas dérogé à la règle.
Peter Rose en revanche m’a semblé moins en voix qu’à Vienne. Certes, le personnage est là, imposant, plein d’humour, plein d’allant en scène, mais il m’a semblé moins présent vocalement qu’à Vienne, tout en défendant le rôle comme à son habitude. Mais peut-être passer son temps à chanter Ochs peut-il finir pas lasser…

Le chanteur italien de Yosep Kang a un joli timbre clair, il n’efface pas l’excellent Benjamin Bruns à Vienne. Christa Mayer en revanche dans Annina fait merveille, notamment au troisième acte, son acte.
Restent nos trois dames :

Acte II © Matthias Creutziger
Acte II Sophie Koch (Octavian) & Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Sophie Koch est un Octavian impressionnant de puissance vocale, mais je trouve qu’elle pousse trop le volume, ce qui gêne pour entendre la Sophie de Christiane Karg quand elles chantent en duo et qui déséquilibre les ensembles. Nul doute que Koch a travaillé son volume et pourrait sûrement à un moment aborder les grands mezzos italiens (on pense à Eboli), mais elle manque de cette distance élégante dans Octavian, dans la diction, dans la tenue, dans le geste même. C’est un chant plein de santé, évidemment au point, mais qui n’est pas encore totalement dompté ou dominé pour mon goût. Nous ne sommes pas encore à des niveaux d’une Fassbaender, inouïe dans ce rôle, de la grande Yvonne Minton, d’Agnès Baltsa, la plus vraie, la plus juste ou même de ma préférée, Tatiana Troyanos qui fut la plus émouvante, ou même dans les plus récents Octavian d’une Graham, d’une Sindram ou d’une Kirschlager.
Et la Sophie fraîche et bien tenue de Christiane Karg au chant contrôlé, aux aigus bien développés, apparaît bien pâle à côté, et ses moyens semblent limités. Est-ce par cette différence de volume entre les deux voix qui finissent par ne pas s’accorder, est-ce parce que la voix est vraiment petite, je ne sais : il reste qu’il y a là une légère déception.
Mais pas pour Harteros.
Avec Anja Harteros, nous jouons à un autre niveau.

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

On retrouve immédiatement l’aura des grandes Maréchales, impeccable dans les tenues noires que lui réserve la mise en scène années 50 de Laufenberg. Il y a d’abord une tenue en scène d’une élégance et d’une distinction inouïes, on n’a vraiment d’yeux que pour elle, elle est la Maréchale telle qu’on la rêve, telle qu’elle habite nos fantasmes. Elle est ensuite d’un naturel rare, élégante quand il faut, familière et amoureuse quand il faut, énergique et sèche quand il faut : j’ai rarement entendu une maréchale aussi définitive face à Ochs au 3ème acte. Bref, une science du ton et de la couleur, si importante dans un rôle qui exige tant de subtilité, qu’on peut sans crainte qualifier d’unique : cette Maréchale ne chante pas, elle vit, elle est, elle vibre. J’adore Harteros dans tous les rôles où je l’ai entendue, mais là, il y a quelque chose de plus dans la vérité du personnage. Son monologue du 1er acte est vraiment un moment en suspension, un vrai monologue intérieur, très simple et très étudié à la fois, et l’urgence finale n’en est que plus forte et que plus émouvante.
Je n’ai pas encore parlé de la voix, des aigus tenus, de la diction exemplaire, de la ligne de chant, de la variété des tons : bref, elle s’impose, elle est là, immense. Là où elle chantera ce rôle, il faudra y aller. Et je ferai le voyage de Baden-Baden car elle vaut à elle toute seule le voyage. Je pensais qu’elle serait grande, je ne pensais pas qu’elle serait immense, à l’égal des Maréchales du passé qui m’ont accompagné et marqué.
Sans Harteros, ce Rosenkavalier restait quand même ordinaire, même avec Thielemann. C’est Anja Harteros l’épicentre de la production, elle la porte et elle nous emporte ; elle vaut tous les voyages…[wpsr_facebook]

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI les 3 & 4 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY)

Scala, 4 octobre 2014
Scala, 4 octobre 2014

Proposer un Requiem de Verdi à la mémoire de Claudio Abbado apparaît totalement justifié pour la Scala,  on peut s’interroger toutefois sur les motifs immédiats qui ont conduit à programmer ce Requiem immédiatement après une « Schöpfung » de Haydn dirigée par Zubin Mehta, et à insérer en ce début d’automne un concert qui aurait été justifié ou bien plus tôt, ou au moment des célébrations du premier anniversaire de la disparition de Claudio, soit autour du 20 janvier 2015.

Il doit y avoir quelque raison sous-jacente :

–       d’abord la nécessité pour Alexander Pereira de marquer ses débuts en tant que Sovrintendente, après les aventures de sa nomination…

–       ensuite, alors que Daniel Barenboim est encore le directeur musical de la Scala, d’installer Riccardo Chailly, le successeur, dans une œuvre symbolique de la maison, et dans un répertoire dont il est l’un des grands représentants.

–       montrer, en un moment délicat pour les théâtres italiens (la toute fraîche chute de l’Empire romain, enfin je veux dire de l’Opéra de Rome, avec le licenciement d’une partie de l’orchestre et du chœur et le départ de Riccardo Muti ), que les forces de la Scala, elles, sont en excellente santé

–       enfin affirmer par l’éclat de la distribution, des temps à venir dorés.

Manque de chance ou coup de destin, Jonas Kaufmann, s’est fait porter pâle, remplacé par le non moins pâle (au moins le 3 octobre) Matthew Polenzani. Kaufmann annule beaucoup, c’est connu, mais la rumeur publique scaligère, jamais avare de méchancetés, murmure que la santé entrerait peu dans cette annulation, mais bien plutôt le porte-monnaie. C’est un bruit douteux, puisque Kaufmann a annulé en même temps une série de concerts.
Qu’importe, les autres étaient là, et ce fut de toute manière un très beau Requiem, au-delà de toutes les raisons bonnes ou moins bonnes qui en ont motivé la programmation.

Le Requiem de Verdi fait partie des gènes de la Scala, Claudio Abbado lui-même en a dirigés plus d’une quarantaine entre 1968 et 1986, et il est programmé au minimum tous les deux ans dans les saisons scaligères. La dernière édition, dirigée par Daniel Barenboim, remonte à peine à un an, avec le quatuor Harteros/Garanča/Kaufmann/Pape, qui a fait l’objet d’un enregistrement, et qui fut l’un des sommets de la saison précédente. Cette fois-ci, outre le chef, il y a au moins un soliste italien, Ildebrando d’Arcangelo, les autres étant sur le papier au moins inchangés.

Riccardo Chailly  a choisi de rentrer dans l’œuvre de manière contenue, avec un refus absolu du spectaculaire, comme si l’occasion, la mémoire de Claudio Abbado, interdisait de donner à cette œuvre religieusement si ambiguë une couleur trop démonstrative voire superficielle. Il y a, dès le départ, un son plus sourd, un orchestre retenu, un chœur qui se contrôle. Et ce sera le cas tout au long de ces quatre vingt dix minutes. Chailly, contrairement à Riccardo Muti jadis, ne place pas les trompettes du Dies irae aux quatre coins de la salle, pour faire un effet d’apocalypse, il concentre au contraire tout sur la scène, et c’est d’ailleurs tout aussi impressionnant. Le 3 j’ai trouvé l’ensemble un peu froid, un peu sotto tono ou un peu tendu. Rien de cela le 4, où la cohésion et la tension furent totalement musicales, avec une osmose plus marquée entre orchestre chœur et solistes. La préparation de l’orchestre, la précision des indications données sont telles que ni le 3 ni le 4 on ne remarque une quelconque scorie. Ces deux soirs, l’orchestre est à son meilleur niveau, avec des cordes très concentrées (impeccables contrebasses, sonores, précises, nettes, très beaux violons, altos et violoncelles au son chaud et compact. À remarquer aussi les cuivres, le maillon souvent faible de la phalange, dont on n’a ici qu’à se féliciter.
Le chœur (Dir. Bruno Casoni) a montré également une très grande concentration, avec une clarté dans la diction vraiment spectaculaire. Jamais tonitruant, toujours subtil, jouant parfaitement des couleurs, le chœur de la Scala montre qu’il reste l’un des phares de ce théâtre et l’une des meilleures formations au monde. Il y a longtemps que je ne l’avais pas entendu se produire avec une telle perfection.

Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d'Arcangelo le 4 octobre 2014
Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d’Arcangelo le 4 octobre 2014

Même sans Kaufmann, peut-on douter d’un tel quatuor de solistes ?
Certes, il y eut à mon avis de sensibles différences entre les deux soirées. Matthew Polenzani, un ténor qu’on entend plutôt dans le bel canto, voire le répertoire français romantique, que dans Verdi, a eu le 3 octobre un peu de mal à rentrer dans le format, rien à dire formellement, parce que cet artiste a une bonne réputation, une belle technique, un beau contrôle vocal, mais le volume manque pour remplir le vaisseau scaligère et surtout sa voix est noyée par l’orchestre et les autres solistes. Le 4, son Kyrie initial est mieux projeté, plus clair, et l’on comprend alors que sans doute la veille il eut un peu de mal à calibrer. La prestation d’ensemble garde les mêmes qualités techniques, avec le volume en plus et quelque chose de plus ressenti, il en résulte le 4 octobre une vraie présence du ténor.
Ildebrando d’Arcangelo a un timbre relativement clair pour la partie de basse du Requiem où l’on attend des basses plus profondes. Même si la diction est claire, même si la prestation est honorable, il reste que certains moments sonnent moins (Mors stupebit…) et que la présence vocale de l’artiste ne correspond pas à ce qu’on attend habituellement, notamment dans l’interprétation si hiératique de Chailly. D’Arcangelo a une voix de Don Giovanni là où l’on attendrait un Commendatore.
Si l’on doit comparer, il est incontestable que les deux soirées penchent du côté des voix féminines, toutes deux d’un très haut niveau.

Anja Harteros le 4 octobre 2014
Anja Harteros le 4 octobre 2014

Anja Harteros semblait un peu fatiguée, notamment le 3 où le Libera me magnifiquement interprété et dit montrait cependant des moments où le souffle était court, où les notes n’étaient pas tenues comme on l’attendrait et quelques suraigus un peu métalliques. Ce fut moins sensible le 4, et plus engagé et sensible aussi. On ne cesse d’admirer malgré les faiblesses passagères la superbe technique, l’appui sur le souffle, le contrôle des mezze voci, les notes filées, mais aussi la diction et le phrasé. Il reste que dans la Tosca munichoise elle m’est apparue plus en forme, plus énergique, tout en montrant ici une sensibilité, un sens des inflexions, une chaleur dans l’engagement qui contredit les rares mélomanes qui la trouvent froide, ou même qui pensent qu’elle n’a rien à dire.  Anja Harteros, dans la tradition des grandes chanteuses d’origine grecque, porte le drame sur le visage, et l’engagement dans le cœur. Elle est tragédie.
Elina Garanča fut la plus égale tout au long de ces deux soirées. Certains l’ont trouvé un peu absente, manquant de force dramatique. Quelle erreur…elle était exactement là où Chailly voulait, présente, hiératique, tragique sans être dramatique, sans pathos aucun, avec une pureté de timbre et une propreté expressive totalement stupéfiantes.
Voilà une voix d’une incroyable homogénéité, pleine, ronde, qui ne se resserre pas à l’aigu (au contraire d’Harteros les deux soirs –un peu fatiguée il est vrai), une voix présente, chaude, incroyablement colorée, élargie aussi. Elle était déjà excellente avec Barenboim, elle a été les deux soirs inégalable. Je ne sais si elle sera un jour une Azucena, mais nous tenons une Dalila ou une Amneris. Et elle fut vraiment totalement stupéfiante : en quelques années (rappelons qu’elle fut la Dorabella de Chéreau il n’y a pas si longtemps), elle a gravi tous les échelons qui la mènent au sommet. Elle est incontestablement la mezzo du moment. Ne la ratez pas, là où elle chantera.
Ce fut donc un très beau Requiem, plus convaincant le 4 que le 3. Et bien sûr, je pensais au bel hommage que Riccardo Chailly a offert ces deux soirs à Claudio, je pensais aussi qu’il aurait dû en diriger un, avec Kaufmann, à Parme en septembre 2013, je pensais enfin au dernier Requiem entendu, à Berlin, relevant à peine de maladie et encore marqué, où totalement insatisfait il dut reprendre pratiquement l’intégrale de l’enregistrement dans la foulée de la soirée, je pensais enfin à une soirée au Théâtre des Champs Elysées, en 1979, où il me fit comprendre ce qu’était vraiment un Requiem de Verdi . Bref, par ses inflexions, par sa tension, par sa poésie aussi, ce Requiem scaligère m’a renvoyé à Claudio, non par les vaines comparaisons et non plein de regrets en pensant il n’est plus là, mais plein d’émotion sereine en pensant, il est encore là. [wpsr_facebook]
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BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA FORZA DEL DESTINO de Giuseppe VERDI le 5 JANVIER 2014 (Dir.mus: Asher FISCH, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Jonas KAUFMANN, Anja HARTEROS et Ludovic TÉZIER)

Acte I ©Bayerische Staatsoper
Acte I ©Bayerische Staatsoper

La Forza del Destino
Giuseppe Verdi
Libretto de Francesco Maria Piave (nouvelle version d’Antonio Ghislanzoni)
Direction musicale Asher Fisch
Mise en scène Martin Kušej
Décors de Martin Zehetgrüber
Costumes de Heidi Hackl

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Toute représentation verdienne est aujourd’hui un test: Verdi passe-t-il la scène comme il se doit? Aux temps de ma jeunesse lyricomaniaque, on sortait d’une bonne représentation verdienne comme regonflé, dynamisé, frappé d’enthousiasme au sens originel du terme: un grand Verdi vous régénère. Dans les grands Verdi dynamisants, il y a notamment Il Trovatore, halètement permanent d’une musique qui jamais ne perd tension ni force: j’écoutais il y a peu Corelli et Price avec Karajan à Salzbourg, quelle explosion ! Pas une note à retirer, à chaque minute un grand moment de palpitation.

La Forza del destino (1862) est un essai pour retrouver la geste et la veine du Trovatore (1853), à un moment où Verdi reprend ou remanie (notamment pour Paris) un certain nombre de ses succès, entre Ballo in maschera (1859) et Don Carlos (1867). Une naissance un peu difficile, la version pour Saint Petersbourg (enregistrée par Valery Gergiev) avec un final si contesté que Verdi lui-même n’aimait pas, est remaniée en 1869 pour la Scala, c’est cette version qui est jouée le plus souvent. c’est aussi la version jouée à Munich.
Moins équilibré au niveau vocal que Trovatore, La Forza del destino exige ténor, soprano, baryton très exposés, et notamment un baryton aux aigus triomphants, à la voix très ouverte. On sait aussi que c’est un opéra “maudit” à cause d’une tradition qui voudrait que ce titre attire des catastrophes. On sait par exemple que Leonard Warren y trouva la mort sur la scène du MET peu après urna fatale del mio destino. Les autres rôles sont moins sollicités mais tous relativement importants par leur relief, un Padre Guardiano basse profonde, un Fra Melitone basse bouffe, et un mezzo de grand caractère pour Preziosilla, qui ne sert à rien à l’intrigue, mais qui est celle qui mène les moments les plus colorés de la partition; car c’est là la particularité de Forza del Destino. Plus que d’autres œuvres de Verdi, cet opéra a un côté picaresque, coloré, épique, voire un côté opérette à grand spectacle qui peut surprendre (le fameux Rataplan!), opéra kaléidoscopique qu’on ne peut réduire à une couleur uniformément noire, d’où une difficulté de mise en scène: ou l’on traite du destin, et alors on s’attache à justifier la succession de ces malheureux hasards accumulés sur les personnages, avec leurs coups de feu fortuits, leurs rencontres étonnantes dans les lieux les plus ébouriffants (une auberge, un champ de bataille, une grotte), ou bien on ferme les yeux sur la vraisemblance et on se laisse porter sans trop fouiller par la succession des aventures jusqu’à la fin tragique, en étant bercé par drame et comédie qui alternent comme dans les auberges espagnoles.

Dans la misère qui frappe le chant verdien aujourd’hui (peu de distributions qui dépassent le passable) il était évidemment excitant de se rendre à Munich entendre trois des voix les plus fameuses de la scène lyrique aujourd’hui, Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier
.
Jonas Kaufmann ayant annulé la représentation précédente, les gens se précipitaient sur l’affiche de la distribution du jour pour vérifier que leur héros serait bien présent le soir et il régnait autour du Nationaltheater l’ambiance bien connue des soirs exceptionnels : des dizaines et des dizaines de « Suche Karte », et le bruissement nerveux des voix dans l’entrée et les parties communes, bien caractéristique de l’attente du public. Ce soir, le bonheur circulait dans les travées, l’attente était palpable, l’urgence évidente : le public d’opéra en attente de jouissance, un sentiment un peu oublié dans certaines grandes maisons aujourd’hui (suivez mon regard …).
Tout le monde était au poste et ce fut comme attendu, un rêve éveillé, au moins sur le plateau.
Car, et l’on va commencer par le moins convaincant, mise en scène et direction n’étaient ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des protagonistes réunis pour l’occasion.
Martin Kušej est un metteur en scène assez fameux en Allemagne, on a vu de lui au Châtelet une Carmen importée de la Staatsoper de Berlin qui n’était pas indigne, sans s’inscrire dans les productions de référence. Pour Forza del Destino, il ne réussit jamais à convaincre. D’abord parce qu’il prend tellement au sérieux le livret qu’il en efface toutes les bizarreries et les incohérences, mais surtout le ton bigarré qui le caractérise. Tout est uniformément gris et noir, on est en guerre dans une ambiance plus proche de Die Soldaten que de l’auberge espagnole dont il était question plus haut. Le Rataplan se passe sur un chœur allongé au sol comme autant de cadavres, sans jamais une distance ironique ni dans la fosse ni sur la scène, alors que la musique nous y invite. Les scènes de Melitone sont ennuyeuses, sérieuses, grises avec un Melitone jamais individualisé (jamais le même costume, quelquefois une perruque, comme s’il était une typologie et non un personnage), la scène de l’auberge manque de pittoresque : en bref, cela manque de sourires.

Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper
Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper

Quant on se rappelle Gabriel Bacquier, irrésistible Melitone à Paris sous Liebermann, dans une mise en scène (John Dexter) pas vraiment réussie, il vous vient un peu d’agacement, qui n’est même pas dû au Melitone du jour, Renato Girolami, dont on sent l’envie de faire un peu sourire, mais engoncé dans son rôle de Moine « serioso » (c’est à dire trop sérieux). On a coupé aussi des parties un peu souriantes de Mastro Trabuco (A buon mercato dans l’acte III, et la Tarantelle suivante, avant le Rataplan), un peu comme si on coupait au deuxième acte de Bohème la scène de Parpignol. Bref, Martin Kušej a fait un film noir, sans prendre en compte les incongruités et les parties bouffes: il en résulte que dans ce paysage uniformément gris, les scènes plus colorées perdent tout sens, tout pittoresque, toute respiration.
L’histoire se passe sans doute en Espagne, Calatrava étant l’un de ces aristocrates probablement lié à l’église (Opus Dei ?), vaguement mafieux (voir son séide à lunettes noires), qui vit dans une ambiance lourde et étouffante, où chacun surveille tout le monde ; c’est assez réussi au départ pour planter le contexte, notamment quand Leonora, un peu nerveuse dans la perspective de sa fuite prochaine avec l’être aimé, regarde dehors, derrière les voilages, qui sont autant de lieux de dissimulation. À table le marquis, le frère Carlo (un enfant), Leonora, Curra et un prêtre. Au milieu de la table une croix.
Lorsque le rideau tombe sur ce premier acte, Carlo a pris 20 ans (car il faut montrer les ellipses temporelles), les personnages sont fixés dans des positions qu’on va retrouver à l’auberge, car la longue table du repas va être l’élément permanent retrouvé à chaque scène, ainsi que la croix, et dans le tableau final, les personnages y retrouveront leur place initiale (Carlo, Leonora), morts. De même l’idée de faire jouer le Marquis de Calatrava et le Padre Guardiano par le même chanteur n’est pas fortuite ou simple économie d’échelle, mais intentionnelle. Calatrava passe de papa à Padre, de père punissant et intolérant à père bienfaisant, tolérant, charitable, bref tout ce que Calatrava n’est pas… de là à dire que Leonora dans cette mise en scène recherche un père…

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II ©Bayerische Staatsoper

Dans un décor à l’esthétique de la laideur (de Martin Zehetgruber, d’habitude plus inspiré), se détache l’acte III à cause de la vision de la maison éventrée vue de dessus qui permet de placer des personnages qui montent et qui semblent défier la pesanteur (Est-ce d’ailleurs Leonora qui est là, dissimulée sous un capirote de Pénitent qu’un soldat découvre ? Est-ce aussi elle qui, vue de dessus, ouvre une porte qui semble un caveau et paraît marcher au fond de la maison en ruines au moment où chante Alvaro ?

Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper
Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène ne fait rien pour rendre un livret échevelé un peu cohérent, sinon lui forcer la main (una forzatura, diraient nos amis italiens) et lui faire dire ce qu’il n’est pas. On a vu Fra Melitone traité de manière sérieuse, là où le personnage est un pendant bouffe du Padre Guardiano, il en est de même pour Preziosilla dont la mise en scène ne sait que faire ; vêtue au deuxième acte du tailleur Bordeaux de Curra (Curra deviendrait-elle Preziosilla, pour donner une logique de continuité aux personnages ?), puis au troisième acte attifée en short de jean laissant apparaître de puissantes cuisses ; elle n’est même pas une figure, alors qu’elle est dans le livret une gitane (ce qui à Séville, se justifie). Et cette guerre (d’Espagne) est en fait une guerre civile, où les soldats sont habillés en rebelles, où circulent des personnages louches (lorsque Alvaro sauve Carlo), et où étrangement Carlo et Alvaro se retrouvent du même côté (on pouvait pourtant penser que…). Quant à la grotte de Leonora, entremêlement de croix difficile à traverser (certes, l’idée de pénitence est constante) qui se substitue aux voilages du premier acte dans le même espace, c’est évidemment une manière de montrer une sorte de mouvement immobile que l’image finale nous confirme : le père/Padre habillé comme au premier acte, les deux enfants morts, et Alvaro (aux cheveux longs d’indien ? de gitan ? en tous cas de marginal) qui s’en va, jetant la croix, éternel proscrit, l’étranger par définition.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper
Scène finale ©Bayerische Staatsoper

De cette mise en scène, je retiens le premier acte à l’ambiance bien définie et claire, le reste est une succession de tableaux qui s’efforcent de faire croire à une logique interne alors que le metteur en scène la cherche sans jamais la trouver, tout simplement parce qu’il n’y a d’autre logique que celle d’un destin qui frappe aveuglément, au hasard des rencontres fortuites mais ad hoc pour boucler un livret il faut bien le dire impossible.
À la décharge de Martin Kušej, il est rare de voir une mise en scène de Forza del Destino qui soit autre chose qu’une illustration (on se souvient de celle, très médiocre aussi, de Jean-Claude Auvray à Paris) : il faudrait au moins un Marthaler pour donner à ce livret la logique de la folie. Martin Kušej a commis l’erreur d’essayer de donner une unité à ce qui n’en doit pas avoir (c’est justement la force du destin…), les personnages traversent des mondes différents, des ambiances différentes, des espaces différents, on passe du rire au meurtre, de la pitié à la cruauté, de l’amitié à la haine dont Carlo est un idéologue : seule jolie idée dans le duo de l’acte IV, lorsque Alvaro croyant retrouver Carlo apaisé le prend par les épaules pour le serrer et que l’autre lui lance sa haine.

Acte IV ©Bayerische Staatsoper
Acte IV ©Bayerische Staatsoper

Pour le reste, et sauf dans les duos Carlo/Alvaro très bien réglés, et calibrés pour les personnalités de Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, qui explosent en scène, les autres personnages (Melitone excepté) font ce qu’ils ont toujours fait dans n’importe quelle mise en scène, sans aucune invention dans la conduite des acteurs et des attitudes, conformes à la tradition : cela favorisera les reprises avec des distributions différentes, si par bonheur on trouve aussi bien que le trio vainqueur de la soirée, ce qui reste un défi…Seul le chœur est traité de manière originale et un peu provocante: la guerre permet bien des licences.
Du côté de la direction musicale, Asher Fisch, habile artisan, ne fait qu’accompagner l’action ou le drame sans y entrer. Il a été injustement hué car sa direction est en place, assez claire dans la manière de valoriser certaines phrases ou certains pupitres. Mais elle est sans idées, elle ne parle pas, elle ne fait pas apparaître de discours sur l’œuvre : l’orchestre accompagne assez efficacement les chanteurs en les protégeant, en adoptant les tempos sinon justes du moins adaptés au style de chant (notamment quand Kaufmann chante), mais sans jamais s’imposer. Avec le trio vocal qu’il a en face de lui, Asher Fisch n’impose pas de vision sinon celle que le plateau lui impose : une direction d’où émerge à nouveau la qualité des pupitres solistes (notamment les bois, et en particulier la clarinette, magnifique), déjà remarquée la veille : la qualité de l’orchestre est tellement notable qu’on est frustré de ne pas entendre un Verdi qui soit vraiment dirigé, un Verdi coloré, rythmé, qui scintille brillamment et non bruyamment. De même qu’il n’y pas vraiment de chanteurs pour Verdi (encore que, ce soir…), quel chef en vue se risque à Verdi, sinon Barenboim là où on ne l’attendait pas, Pappano, mais sans vrai caractère, Gatti, mais il a été très contesté, injustement, Muti qui de l’ébouriffante créativité des années 70 et 80, s’adonne désormais à un raffinement extrême pas toujours convaincant, et Chailly, qui va prendre la Scala et dont on espère qu’il va sortir le répertoire verdien de sa léthargie. Seuls grands verdiens à mon avis, à part Abbado qui ne veut plus diriger d’opéra, et qui n’a pas dirigé Verdi à l’opéra depuis plus de dix ans, James Levine, qui anima d’immenses Verdi , et Zubin Mehta, les rares soirs de grâce.
Alors la place est libre pour des Asher Fisch, qui sont des chefs honnêtes mais sans inventivité, et qui dirigent un Verdi sans la dynamique et l’urgence voulues, une urgence qui doit s’imposer aux chanteurs et non l’inverse.
Ce n’est pas une déception car je ne m’attendais pas à grand chose de la direction musicale, mais c’est la confirmation d’un constat : Verdi est terriblement difficile à faire vivre. Je l’ai écrit plusieurs fois, des chefs moyens ou médiocres peuvent faire survivre un Wagner, ils enterrent systématiquement Verdi. Verdi nécessite le génie (Abbado, Toscanini, Kleiber) ou l’intuition atavique (Gavazzeni, Patanè), mais il ne tolère pas la médiocrité.
Je sens les doutes du lecteur : mais que diable allait-il faire dans une telle galère ? J’ai affirmé sans cesse que l’opéra tient sur un trépied composé du chef, du metteur en scène et des chanteurs ; si deux pieds fonctionnent, ça passe, mais si un seul survit, cela ne fonctionne pas.
Et cette fois pourtant, un seul pied a tenu l’équilibre et porté la salle à l’incandescence, aux hurlements, à la joie, au bonheur indicible des soirées dont on se souvient.

Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper
Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper

A-t-on trouvé une distribution exempte de problèmes ? Absolument pas : la Preziosilla de Nadia Krasteva est désormais comme on dit en italien acqua passata. D’abord, des problèmes de justesse incessants à l’aigu, ensuite, nous avons entendu trois Preziosilla au minimum, tant la voix a laissé derrière elle toute homogénéité, à chaque registre une voix différente, avec une tendance à poitriner systématiquement les notes graves : cela bouge, cela ne s’impose jamais. Il est temps pour elle de passer à d’autres exercices : peu de contrôle sur la voix, des sons lancés et perdus, et un personnage rendu illisible par la mise en scène. Disons simplement, et pour être gentil qu’elle ne dérange pas trop. Le Melitone de Renato Girolami est en revanche très gêné : il aimerait chanter en basse bouffe, on lui impose d’être une basse un peu plus sérieuse, au mépris de ce que veut le livret. Alors certes, la mise en scène en fait un roublard (qui vole la nourriture aux pauvres par exemple), mais n’arrive pas à l’imposer comme un personnage dont on attend les interventions. De plus, Martin Kušej l’habille et le coiffe à chaque apparition de manière différente, et détruit la singularité du personnage: on est un peu perdu. Difficile dans ces conditions de construire quelque chose avec le chant qui ne soit pas impersonnel, et pourtant, à la différence de ce qu’on entendait en streaming, la voix porte et s’impose, mais ne dit strictement rien. Melitone est tout aussi inutile dans cette vision que Preziosilla..
Enfin, le Padre Guardiano/Calatrava de Vitalij Kowaljov n’a pas la noblesse vocale voulue. La voix reste pour mon goût trop claire, le grave profond est détimbré (gênant au deuxième acte), et la projection du son un peu mate. Pour le Padre Guardiano, on a besoin d’une basse sonore, profonde, caverneuse : rien de tout cela, même si au total la prestation est honnête du point de vue technique ; c’est la pâte vocale de Kowaljov, sa consistance, qui ne convient pas au rôle.
Des personnages secondaires, Mastro Trabuco (Francisco Petrozzi) ayant été à peu près sacrifié il n’y a pas grand chose à dire sinon qu’ils tiennent leur rôle (Heike Grötzinger, Christian Rieger, Rafal Pawnuk).
Je vous sens accablés : est-ce là la production verdienne de l’année ? est-ce là ce qui a fait courir l’Europe lyrique entière ?
Eh, oui, parce qu’il reste ceux qui nous ont complètement tourneboulés, à un point d’émotion inattendu pour ma part, même si je n’ai cessé de noter çà et là quelques problèmes, et même si la première partie, Harteros à part, ne présageait rien de bon : un Tézier assez banal dans Son Pereda, son ricco d’onore et un Kaufmann qui au premier acte n’était pas entré dans le rôle : attaque initiale a per sempre, o mio bel angiol ratée, manque de legato, engagement un peu éteint (son entrée était très molle là où elle doit exploser). Il n’y avait qu’Anja Harteros, sur qui repose quand même l’essentiel des deux premiers actes qui s’est servie de son premier acte pour se chauffer la voix : son aria Me, pellegrina e orfana a été très bien exécuté, certes avec quelques sons métalliques surprenants et quelques graves problématiques, mais une technique de souffle qui permettait dès le départ d’imposer ses aigus. C’est au deuxième acte qu’elle fut déjà ailleurs, dans les interventions du premier tableau Ah fratello salvami qui m’ont fait battre le cœur et surtout un Sono giunta ! Grazie a dio ! qui faisait littéralement trembler…Ah, si le chef avait été autre chose que banal ! Il s’en suivit un duo avec Padre Guardiano qu’elle a dominé de bout en bout par son intensité, jusqu’à Vergine degli angeli complètement éthéré, mais dans une mise en scène parsifalienne assez ridicule où elle (en fait une figurante) est plongée dans une eau purificatrice, puis portée d’un bout à l’autre de la scène par un circuit qui permet de remplacer la figurante par la vraie Leonora, et qui est simplement mal fichu, mal rendu, et trouble l’écoute. Un des sommets de la partition inutilement gâché.

Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper
Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper


Leonora disparaît pour deux actes, et réapparaît sortant de son antre pour Pace pace mio dio, son air le plus attendu. Le public était chauffé à point nommé par les actes précédents rendus stupéfiants par un Kaufmann et un Tézier qui ont complètement changé la face de la soirée : d’emblée ils ont installé un niveau, on le verra, totalement inaccessible à d’autres chanteurs aujourd’hui. Dans ces conditions, l’air fut étourdissant, bouleversant d’émotion avec une voix désormais libérée, éclatante, vibrante – les larmes viennent en l’écrivant – qui a laissé éclater un maledizione anthologique, tenu plus longtemps qu’à la représentation vue en streaming et qui a mis le public sens dessus dessous. Et ce fut suivi d’une dernière scène où une Anja Harteros complètement dédiée achevait de nous chavirer, dans un dernier duo avec Jonas Kaufmann que j’ai encore aux oreilles, dans ce silence d’une salle tétanisée.
Car Jonas Kaufmann qui n’a ni la couleur, ni le style habituel qu’on attend dans ce type de rôle, a imposé un personnage d’une intensité rarement atteinte, des aigus d’une sûreté et d’une puissance époustouflantes, et un charisme inouï, une présence scénique bouleversante, un naturel et une vigueur dans les attitudes qui tranchaient même avec un chant complètement contrôlé et dominé. Sa diction impeccable, son sens consommé de la projection et de la modulation, et ce dès son La vita è inferno all’infelice,  après un premier acte en demi-teinte nous ont cueillis à froid et ont littéralement saisi puis fait exploser le public.
Il y a des choses que Kaufmann ne peut faire dans le chant verdien, notamment un discours continu, rapide, ouvert, alors il fait ralentir les tempi (c’est visible dans le duo du IVème acte avec Carlo, très lent, où chaque parole pèse, mais sans vrai crescendo, au moins à l’orchestre) et il travaille sur les sons filés, les mezze voci que lui seul sait utiliser dans ce type de rôle. On passe d’aigus triomphants à des moments de retour sur soi qui mettent le public littéralement à genoux : il fallait entendre l’explosion à la fin de l’air initial de l’acte III, qui remettait les choses à leur place, qui enfin installait la vibration verdienne pendue au fil de cette voix étrange, totalement construite et en même temps d’une puissance d’émotion démultipliée. Et la présence de Ludovic Tézier en face de lui, personnalité tantôt contrôlée, tantôt elle aussi explosive, a créé une sorte d’émulation dans la violence, dans l’émotion, socle d’un rapport fusionnel entre le plateau et la salle. On n’a plus arrêté de hurler et d’applaudir, tant la tension imposée, tant la perfection du chant correspondait à l’émotion diffusée, tant on était enfin dans Verdi, dans ce Verdi qu’on aime et qui renverse.
Le duo Alvaro/Carlo qui suit le Rataplan, habituellement coupé car Verdi lui-même ne l’aimait pas, (même dans l’enregistrement de Riccardo Muti – la référence- pourtant réputé pour ses versions complètes), et qui anticipe le grand duo du quatrième acte avec de si notables problèmes dramaturgiques (ces deux là n’arrivent jamais à vraiment s’entretuer…) a déjà démultiplié la tension (carnefice del padre mio impressionnant de Tézier), et Ludovic Tézier à qui certains reprochent un manque d’élégance ou de distinction dans ce rôle, est ici à mon avis irremplaçable : le texte est dit, parfaitement, il est même disséqué, et en même temps l’artiste arrive à donner une puissance et un volume que je ne me souviens pas avoir entendu depuis Piero Cappuccilli, ma référence : je me souviens encore d’Urna fatale del mio destino à Garnier par Cappuccilli dont je ne suis pas encore aujourd’hui revenu…
Avec Tézier ici, nous y étions presque. Peu importe alors le ridicule ou le vide d’une mise en scène qui n’a plus rien de gênant puisqu’on s’en moque, adieu alors les discours intellectuels sur le théâtre à l’opéra, sur le rôle du chef, sur l’opéra lieu de savoir: nous étions tous en train de brûler au feu de ces immenses artistes qui ont allumé l’incendie sur la scène et ont fait oublier tout le reste. Opéra lieu des sens.
Etrange duo du quatrième acte d’ailleurs, où les performances d’acteur des deux protagonistes fascinaient, pendant que la musique n’avait pas le dynamisme habituel : lenteur du tempo, absence de crescendo à l’orchestre qui sonnait bien pâle : ce qui sonnait c’était ces deux voix qui allaient à leur rythme, qui correspondaient à ces corps qui bougeaient, à cette fougue incroyable qui traversait la scène, à cette urgence qu’ils nous diffusaient (sans qu’on l’entende à l’orchestre, privé de la dynamique que les voix nous donnaient), mais ce qui se passait devant nous était hypnotique.
Voilà aussi l’extraordinaire effet de salle qu’aucune transmission télévisuelle ne pourra jamais rendre : le silence de saisissement, la respiration un peu plus saccadée en soi, et qu’on sent chez les voisins, le mien prenait frénétiquement des notes, et puis, au beau milieu du quatrième acte, s’est arrêté d’écrire, jusqu’au rideau final, comme pétrifié.
Dans quel état physique nous ont-ils laissés, ces trois artistes qui à eux seuls hier étaient la représentation. C’est cela aussi l’opéra, et c’est un rare privilège que d’avoir entendu en deux soirs les termes extrêmes de cet art, d’un côté un spectacle accompli et d’une justesse rare, où tout concourait à créer la fascination, et de l’autre côté, les individualités exceptionnelles qui transforment une production pâle et une direction moyenne en un miracle physiquement à la limite du supportable. Où se trouve la vérité de l’opéra ? Vu la qualité du spectacle d’hier, les remplacer par une distribution alternative sera une entreprise impossible, car le reste est trop médiocre pour tenir le coup. Onéguine au contraire, avec ce chef et cette mise en scène, tient la distance dans sa troisième distribution depuis 6 ans…L’art lyrique est-il une explosion du moment ou un chemin construit qu’on parcourt au gré d’un spectacle total. Onéguine était dans la totalité et l’épaisseur, Forza dans l’exception, dans la brûlure de l’instant, dans la singularité du miracle. J’ai vécu profondément Onéguine, j’ai vécu intensément Forza. Onéguine m’a fait sentir et penser, Forza m’a fait trembler et pleurer.
Non so piu’ cosa son cosa faccio…
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Pace mio dio ©Bayerische Staatsoper
Pace mio dio (Anja Harteros) ©Bayerische Staatsoper

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (“La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni.”). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
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MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au “Ella giammai m’amò”, avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à “Tu che le vanità” du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit “lacrimosa”) qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, “di petto”, le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le “lacrimosa” qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais “ordinaire” dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution “sait” chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le “si” qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire “sensationnell”) peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans “O don fatale”, plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans “Ella giammai m’amò”, et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: “O Carlo ascolta” est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française “explosive” au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
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Acte 1(final) ©Bavarian State Opera

 

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: OTELLO de Giuseppe VERDI le 16 juillet 2013 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

Scène initiale ©Bayerische Staatsoper

L’hirondelle ne fait pas le printemps. Pas plus Anja Harteros ne fait pas un Otello. la représentation d’hier au Nationaltheater donne la mesure de la misère du chant et de la crise de la direction musicale verdiens.
Selon le principe du festival de Munich, à part une ou deux nouvelles productions, les autres représentations sont des reprises de répertoire, et cet Otello unique dans le mois de juillet en est une parmi d’autres et n’a donc sans doute pas bénéficié de répétitions.
La production de Francesca Zambello remonte à juin 1999, 14 ans de bons et loyaux services. Vu la quantité d’idées qu’elle produit, nul doute qu’il y a 14 ans, elle devait être bien proche de ce que nous avons vu, un festival de platitudes, de banalités, avec une certaine technique dans le maniement des foules, une action actualisée “début de siècle” robes “belle époque”, capelines et uniformes gris dans un univers en noir et blanc. Une idée, à peu près la seule, Otello avant de tuer Desdemone, couche la croix devant laquelle elle a prié, et retourne au rite musulman pour prier un instant avant d’accomplir son office. Il me semble d’ailleurs avoir déjà vu cela il y a quelques années (Salzbourg?). Je vous laisse à vos conjectures sur la relation à l’assassinat de Desdemone de ce retour à ses origines musulmanes …Francesca Zambello est un bon metteur en espace (mais pas vraiment un metteur en scène) un espace ici barré de passerelles métalliques (décors et costumes d’Alison Chitty) en hauteur et en profondeur, avec un chœur bien distribué sur le plateau. La scène initiale est assez bien faite.
Musicalement, l’orchestre est confié au chef italien Paolo Carignani, qui a été le directeur musical de l’Opéra de Francfort de 1997 à 2008 et qui est l’un des chefs les plus demandés pour le répertoire italien: c’est lui qui dirige la nouvelle production de Il Trovatore, mise en scène d’Olivier Py avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, qui a ouvert le Festival de Munich.
C’est un bon professionnel, régulier, une sécurité pour les orchestres. Mais évidemment, il faut plus pour un Otello. Il faut d’abord que l’orchestre parle, soit le quatrième protagoniste, et qu’il intervienne dans le drame. Après une scène initiale correcte, cela reste la plupart du temps sans caractère, sans vrai rythme, sans véritable sens dramatique, notamment dans une première partie momolle  où cet orchestre ne nous dit rien, strictement rien. Dans la deuxième partie, plus dramatique, l’orchestre est un peu plus présent, mais cela reste tout de même bien plat, bien indifférent, les chanteurs sont suivis, tout est en place, mais tout passe et bientôt tout lasse. En l’écoutant, je me demandais quel chef italien nous emporterait dans Otello aujourd’hui? ou quel chef tout court…Mehta peut-être? Abbado a déjà donné, avec un immense Domingo en fin de carrière ténorile, et puis il y a les références du passé, Kleiber (je viens de réécouter pour souffrir encore plus son Otello miraculeux de 76 à la Scala…et Solti, que nous avons eu à Garnier en 1976, l’été de la canicule avec Domingo, Margaret Price, Bacquier en un Otello à la mise en scène sans grand intérêt (Terry Hands). L’année suivante, sans Solti, c’est Vickers qui est venu…autres temps. Autres temps pour mieux déplorer un Verdi bien mal servi aujourd’hui (notamment Otello!). Seuls italiens de renom dirigeant Verdi, Daniele Gatti qui à ma connaissance n’a pas dirigé Otello, Riccardo Chailly, qui lui non plus ne l’a pas dirigé. Seul Riccardo Muti  l’a dirigé à la Scala et il y a quelques années à Salzbourg (avec Aleksandr Antonenko et Marina Poplavskaia). Evviva…
Quel chef? et quel Otello aujourd’hui? Pas de ténor incontesté pour le rôle aujourd’hui: Placido Domingo l’a chanté depuis 1975 plus de 20 ans et Jon Vickers avant lui, deux manières de chanter, deux styles, deux géants. jon Vickers, désespéré, d’une violence inouïe, déchirant, avec ce timbre à la fois étrange et bouleversant à peine il ouvrait la bouche, et Placido Domingo, au timbre solaire, et aux accents à vous faire fondre, ah! quest”ultimo bacio dit avec Abbado, murmuré, en syntonie avec l’orchestre, inouï…Donc en l’absence d’Otello digne de ces monstres sacrés (et qu’on ne vienne pas nous parler de José Cura…), on appelle pour le rôle non des chanteurs, mais des voix. À part Antonenko, Botha en est une importante. Mais si la voix est là, le reste n’y est pas. D’abord, en scène Botha est terriblement pataud, ne sait pas se mouvoir, ne sait pas esquisser ne ce serait qu’un geste à peu près en phase avec ce qu’il chante. Les notes sont là. Mais de musique point, mais d’accents, point, mais de couleur, point, de vie point. Un encéphalogramme plat au service de décibels présents, mais indifférents, inutiles, presque ennuyeux. Enfin, sa dernière partie est légèrement plus engagée mais quelle frustration! Est-il possible qu’une telle musique laisse à ce point sans âme?

Claudio Sgura (Jago) – Pavol Breslik (Cassio) ©Bayerische Staatsoper

Jago est le baryton italien Claudio Sgura, qu’on commence à voir un peu sur les scènes européennes. Pour Jago, il faut une voix, qui sache donner de la couleur, qui sache donner du volume, une voix qui se fasse personnage, brutale quand il le faut, insinuante quand il le faut, doucereuse ou coupante, violente et obsessive. Claudio Sgura a un joli timbre, un chant honnête, mais pas de projection là où il faut lancer la voix, peu de volume, peu d’aigus, une voix ronde, en arrière, peu expressive, et là aussi terriblement plate. Une déception, mais surtout une erreur de casting. Il y a d’autres Jago possibles. Je me souviens à Paris, avec Antonenko et Fleming, Lucio Gallo avec une voix perdue, disparue et détruite, savait donner de l’accent, de la couleur, de la présence. Ici encore Sgura nous donne un encéphalogramme plat.

Acte 2 ©Bayerische Staatsoper

Reste Anja Harteros. Seule face à des partenaires pas à la hauteur, elle pouvait donner tout ce qu’elle avait à donner, c’était peine perdue. Le duo initial avec Botha ne fonctionnait pas, elle essayait de donner de la personnalité, de colorer le chant, de chanter en somme, mais face  à Botha indifférent, rien à faire, c’était deux voix parallèles, mais pas un duo. Douée d’une technique peu commune, d’un sens de la respiration aujourd’hui presque unique qui lui fait donner des mezze voci de rêve (au quatrième  acte l’air du saule et l’ave maria sont anthologiques: elle se rapproche de Freni, mais sans arriver tout de même à donner la même émotion: Freni ouvre la bouche et vous prend à la gorge. Harteros n’arrive pas à distiller dans ce rôle l’émotion qu’on pourrait voir procéder de ce chant parfait. Mais comment créer les émotions face à des partenaires si éloignés en style et en engagement? Harteros est une merveilleuse chanteuse, sans doute aujourd’hui unique ou presque dans ce répertoire, mais comme je l’ai écrit plus haut, une hirondelle ne fait pas le printemps.
Les autres rôles sont tenus avec honneur, à commencer par le Cassio juvénile, engagé, frais de Pavol  Breslik, qui met de la vie dans son chant, signalons aussi l’Emilia de Monika Bohinec, intense à la fin, et le bon Lodovico de Tareq Nazmi, ainsi que le Roderigo honnête de Francesco Petrozzi. Quant au choeur, comme toujours à Munich, il est sans reproche puissant, clair, en place (chef de choeur Sören Eckhoff).
Une soirée qui permet de vérifier qu’Anja Harteros est vraiment une chanteuse qui laisse loin derrière ses collègues dans ce répertoire (et dans d’autres: elle est une Maréchale anthologique et une Elsa de rêve) et que mieux vaut la voir à Munich où elle demeure qu’ailleurs où elle annule (Londres ce printemps!). Je venais pour elle, et j’ai été heureux. Mais si on venait pour Otello, il faudra repasser.
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BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

La façade de la Bayerische Staatsoper

Dans le paysage des opéras européens, la Bayerische Staatsoper a une place particulière. Je l’ai écrit souvent, c’est une institution d’une stabilité modèle. Vous y alliez en 1980, vous y retournez en 2013, et les rituels sont les mêmes, les repères sont les mêmes, jusqu’à la glace à la vanille aux framboises chaudes avec un public à peu près immuable, des jeunes habitués aux places debout au public chic de l’orchestre, plutôt habillé, et quelquefois à la bavaroise.  Le  cadre, restauré et remis à neuf il y a 50 ans après les bombardements de la seconde guerre mondiale, est élégant, d’un rose apaisant et tout cela fait qu’on s’y sent bien: contrairement à d’autres salles, on lit à tous les étages l’histoire du théâtre, bustes des directeurs musicaux ou de grands chefs, portraits de chanteurs, de chefs, de directeurs: Sir Peter Jonas, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta (pas trop réussi!). J’aime me promener dans un théâtre qui respire son histoire, et du même coup ravive mes souvenirs. A Munich, pour ma part, ils s’appellent Sawallisch et Kleiber.
L’Opéra est actuellement dirigé par Nikolaus Bachler, un autrichien qui a dirigé les Wiener Festwochen, la Volksoper de Vienne et le Burgtheater, c’est à dire (Staatsoper mis à part) les plus grosses institutions viennoises; c’est un soutien des grands metteurs en scène allemands et du théâtre à l’allemande, ce qui ne manque pas de susciter l’ire des opposants (je lisais encore récemment quelques remarques acerbes contre sa politique sur le fameux blog italien de la Grisi – Il corriere della Grisi). A noter que son directeur de casting est Pål  Moe qui le fut à Paris sous Hugues Gall.
La saison 2013-2014 marque le début au pupitre de Generalmusikdirektor de Kirill Petrenko qui succède à Kent Nagano, GMD depuis 2006, dont le départ de Munich a étonné tous les mélomanes. Kent Nagano devrait aller à Hambourg comme GMD de l’Opéra (il succède à Simone Young) à partir de 2015 et à Göteborg dès la saison prochaine. Au vu de l’accueil chaleureux du public à chacune de ses apparitions, et du succès incroyable, et mérité qu’il a reçu lors des représentations auxquelles j’ai dernièrement assisté, Kent Nagano sera sans doute regretté, même si Kirill Petrenko est considéré comme un  futur (déjà) grand de la baguette. Le chef russe a déjà dirigé l’Opéra de Meiningen, en Thuringe, unedes jolies salles d’Allemagne, avec un passé riche de grands musiciens (Hans von Bülow, Richard Strauss, Max Reger), puis la Komische Oper de Berlin, il arrive à Munich l’année-même de ses débuts dans le Ring à Bayreuth.

Munich est un théâtre de répertoire à l’allemande, avec une troupe qui a toujours été de très bon niveau et il offrira en 2013-2014  5 nouvelles productions dans la saison (et deux lors du festival). Dernière originalité justement, le mois de juillet est le mois du Festival, les Münchner Opernfestspiele qui en général proposent des représentations du répertoire de l’opéra avec des distributions exceptionnelles, des nouvelles productions reprises dans la saison suivante, et les nouvelles productions de la saison passée avec leur distribution originale (dans ma jeunesse mélomaniaque je faisais des allers/retours Bayreuth-Munich, “courant” de Chéreau à Kleiber et passant la moitié des nuits à rouler sur les 219 km qui séparent les deux villes. Cet heureux temps n’est plus (enfin..presque).
Cette année, la saison propose donc cinq nouvelles productions, dont une par l’opéra studio qui n’est pas encore fixée et trois dirigées par Kirill Petrenko, Die Frau ohne Schatten, de Richard Strauss mise en scène de Krzysztof Warlikowski (6 représentations en novembre-décembre et deux en juin-juillet dirigées par Sebastian Weigle), avec Adrianne Pieczonka, Johann Botha, Deborah Polaski, Wolfgang Koch (John Lundgren en juin-juillet), et hélas Elena Pankratova, La Clemenza di Tito de Mozart dans une mise en scène de Jan Bosse, né en 1969, connu surtout comme metteur en scène de théâtre (il a été metteur en scène résident du Deutsches Schauspielhaus Hamburg et de 2007 à 2010 il a rempli cette fonction au Maxim Gorki Theater de Berlin) avec notamment Toby Spence et Kristine Opolais, en février 2014 et en juillet ( dirigé par Adam Fischer, puisque Petrenko sera en répétition à Bayreuth en juillet 2014 et ne dirigera pas à Munich pendant le Festival) et enfin Die Soldaten de Zimmermann, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (celui du fameux Ring munichois) en mai et juin 2014, avec une distribution dominée par Barbara Hannigan dans laquelle on note Hanna Schwarz (la Fricka de Chéreau!) , Endrik Wottrich (hum…) et Michael Nagy.
La dernière nouvelle production de la saison, c’est La Forza del Destino de Verdi dirigée par Asher Fisch (hum) mise en scène par Martin Kušej (cela c’est prometteur) avec…Anja Harteros et Jonas Kaufmann, entourés de Ludovic Tézier, Nadia Krasteva et Vitalyi Kowaljow du 22 décembre au 11 janvier et 3 représentations du 25 au 31 juillet. Vous savez désormais où passer le nouvel an 2014…
Le festival propose deux nouvelles productions, Guillaume Tell de Rossini en version française, mise en scène du  jeune Antú Romero Nunes, né en 1983, actuel metteur en scène résident au Maxim Gorki Theater de Berlin) grande promesse de la scène allemande, dirigé par Dan Ettinger, chef israélien qui commence à se faire un nom (directeur musical du Nationaltheater de Mannheim, il commence à diriger régulièrement au MET), donc une équipe relativement jeune, avec une très solide distribution: Michael Volle, Marina Poplavskaia, Bryan Hymel, Günther Groissböck. Eh oui, notre directeur de l’opéra de Paris-qui-veut-valoriser le-répertoire-français, n’a pas été capable de monter un Rossini français (l’an prochain, c’est Lyon et la Scala qui coproduisent le Comte Ory, quant à Moïse, depuis 1984, disparu dans les oubliettes de l’histoire): il faudra aller à Munich voir ce  chef d’œuvre qu’est Guillaume Tell.
Dernière nouvelle production du Festival, L’Orfeo de Monteverdi, dirigé par l’excellent Ivor Bolton, sans doute le prélude à une trilogie dans une mise en scène du jeune et talentueux David Bösch (qui mettra en scène le Simon Boccanegra de Lyon en 2014) avec Christian Gerhaher dans Orfeo, ce qui suffit à motiver pour faire le voyage et coupler avec La Forza del Destino (5 représentations du 20 au 30 juillet).
Mais dans un opéra de répertoire, il faut aussi repérer les reprises: à Munich il y a souvent de beaux soirs, voir de grands soirs, les distributions sont presque toujours très solides. Vous serez rarement déçus.
Commençons par les représentations dirigées par Kirill Petrenko: il va reprendre en décembre 2013 Tosca (4 représentations du 6 au 18 décembre) avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dans la mise en scène bien connue de Luc Bondy, en janvier Eugen Onegin dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski avec Kristine Opolais, Edgaras Monvidas et Artur Rucinski,  Der Rosenkavalier pour 3 représentations début mars (2, 5, 8 mars) dans la légendaire production de Otto Schenk avec Soile Isokoski, Peter Rose, Alice Coote, Martin Gantner, Mojka Erdmann reprise pour 4 représentations fin juillet 2014 dans la même distribution, mais dirigé par Constantin Trinks, un chef qu’on commence à voir beaucoup, Boris Godunov dans la mise en scène de Calixto Bieito toujours en mars 2014 (5 représentations) du 16 au 31/03 2014 avec Anatoli Kotscherga en Boris, Gerhard Siegel en Schuiskij, Brindley Sherratt en Pimen.
Voilà quelques occasions de sauter dans un TGV pour Munich, il y en a d’autres dans le reste du répertoire, même si il manque au pupitre quelques grands chefs, il y a de bons voire de grands chanteurs et donc les amoureux du chant trouveront de quoi étancher leur soif. Veut-on Mozart? en septembre un Don Giovanni dirigé par Louis Langrée, dans la mise en scène de Stephan Kimmig, avec Simon Keenlyside, Dorothea Röschmann, Bernard Richter, Kyle Ketelsen, Elza van der Heever…pas si mal, surtout si on prolonge (nous sommes en septembre octobre) par des Nozze di Figaro dirigées par Ivor Bolton, avec Stéphane Degout et Genia Kühmeier, ainsi que Vito Priante en Figaro. A la même période, un Wozzeck  dirigé par Lothar Koenigs, mise en scène Andreas Kriegenburg avec Simon Keenlyside, Wolfgang Ablinger-Sperrhake et la Marie de Angela Denoke. On compte pas mal de représentations de Rigoletto, dans la mise en scène très discutée de Arpad Schilling dirigée en octobre par Stefano Ranzani(moui) mais en avril et mai par Marco Armiliato (c’est nettement mieux) avec selon les dates Franco Vassallo, Joseph Calleja, Erin Morley ou Alexandra Kurzak. Signalons au passage la production vue à Lyon (Gregor Jarzyna) de L’enfant et les sortilèges (Ravel) et Der Zwerg (Alexander von Zemlinsky) dirigée comme à Lyon par Martyn Brabbins (octobre), fin octobre et novembre une Rusalka (Production de Martin Kušej) avec Kristine Opolais et Georg Zeppenfeld entre autres, dirigée par le jeune et excellent Tomáš Hanus, une reprise du Trovatore (version Olivier Py) créé en juin prochain, avec Jonas Kaufmann (eh! oui,  Jonas Kaufmann est munichois, il est là, sous la main) mais sans Anja Harteros remplacée par Krassimira Stoyanova, ce qui est très bien aussi et le Luna de Vitalyi Bilyy, que je viens à peine de voir en Macbeth à la Scala, et qui est un chanteur très honnête, sous la direction de Paolo Carignani. Signalons encore en novembre une bonne Zauberflöte (direction Ivor Bolton, mise en scène sans doute surannée de August Everding, je la vis au début des années 1980) mais très bien distribuée: Toby Spence, Günther Groissböck, Albina Shagimuratova (magnifique reine de la nuit) et Genia Kühmeier, sans oublier les trois enfants du Tölzer Knabenchor. Passons sur une Bohème avec Ana Maria Martinez (en décembre) ou Anita Hartig (en mai, préférable) mais le mois de décembre, entre cette Bohème de routine, et Tosca (Petrenko et Naglestad) ,  Forza del Destino (Kaufmann et Harteros) et Hänsel und Gretel, mise en scène de Richard Jones et dirigé par Tomáš Hanus,  on a de quoi passer de bonnes soirées. En lisant cette programmation, et ce n’est pas fini, vous comprenez sans doute qu’il faut passer par Munich !
Entrons en 2014. En ce début janvier très chargé en productions intéressantes (Eugen Onegin, La Forza del Destino par exemple) on trouve aussi La Traviata, avec plusieurs distributions en janvier, avril, juillet 2014: Paolo Carignani dirigera les représentations de janvier et juillet, Pietro Rizzo celles d’avril. Bien sûr, il faudra supporter la mise en scène de Günter Krämer (mais toutes ses productions ne sont pas ratées), mais les distributions ne sont pas indifférentes: Violetta sera Ailyn Pérez en janvier, la très attendue Sonya Yoncheva en avril et Diana Damrau pour le Festival en juillet, Alfredo sera Charles Castronovo en janvier, Rolando Villazon (qui fait de Munich une de ses scènes de référence) en avril et Joseph Calleja en juillet. A noter que ce dernier qui chantait surtout au MET commence à se faire entendre un peu partout en Europe et c’est justice. quant à Germont, ce sera Thomas Hampson en janvier, Leo Nucci en avril et Simon Keenlyside en juillet. Avouez que ce n’est pas si mal au total, pour des reprises de répertoire. notons aussi en janvier (4 représentations) une belle reprise de La Calisto de Cavalli dans la mise en scène de David Alden et sous la direction de Ivor Bolton, avec notamment Christophe Dumaux et Danielle de Niese, dans la seconde quinzaine de janvier et en juin/juillet 2014, une reprise de Der Fliegende Holländer sous la direction de Gabriel Feltz en janvier et juillet, et Asher Fisch une fois en juin, dans la mise en scène de Peter Konwitschny, qui fut sous Peter Jonas le metteur en scène de référence des Wagner, dans une distribution riche, Evguenyi Nikitin en janvier dans le Hollandais (Johan Reuter en juin et Alan Held en juillet), Kwanchoul Youn en Daland (janvier) et Hans Peter König (en juin juillet), un florilège des meilleurs Erik du moment, Michael König en janvier, Klaus Florian Vogt une fois en juin, et Peter Seiffert en juillet, et deux Senta de référence, Anja Kampe en janvier et juin et Adrianne Pieczonka en juillet. Enfin, toujours en janvier, Kent Nagano reviendra au pupitre pour une reprise de la dernière création mondiale (2012) de Jörg Widmann, livret de Peter Sloterdijk, Babylon,  pour trois représentations dans la mise en scène de La Fura dels Baus(Carlus Padrissa) avec Willard White, Anna Prohaska, Gabriele Schnaut;  en janvier et février, retourne aussi pour trois représentations (dernière le 5 février) Turandot, dans une mise en scène là encore de Carlus Padrissa (La Fura dels Baus) avec Lise Lindstrom (Turandot) Yonghoon Lee (Calaf) et Anita Hartig (Liù). Toujours en février, une reprise des Contes d’Hoffmann, dans la mise en scène de Richard Jones (vue à la TV) pour trois représentations là aussi, production dirigée par Constantin Trinks, avec Joseph Calleja, grand titulaire actuel du rôle, l’excellent Laurent Naouri, Kate Lindsey dans la Muse et Nicklausse et Rachel Gilmore (Olympia) , Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta).
Du 13 au 24 février (5 représentations),  belle distribution pour une reprise de Turco in Italia de Rossini dirigé par Maurizio Benini et mis en scène par Christof Loy(hum), qui comprend Ildebrando d’Arcangelo et Nino Machaidze, mais aussi Lawrence Brownlee et l’excellent Vito Priante, en passe de devenir le baryton Mozart/Rossini du moment. A ce Turco in Italia répondra en mars pour 4 représentations (du 4 au 12) une série de Cenerentola, dirigée par Riccardo Frizza dans la mise en scène légendaire de Jean-Pierre Ponnelle, avec Tara Erraught dans Angelina, Lawrence Brownlee en Ramiro, Alex Esposito en Alidoro. En mars et juin aussi, Madama Butterfly dans deux distributions (celle de juin me paraît un peu plus stimulante) dirigée par Keri Lynn Wilson en mars (3 représentations du 11 au 19 mars) et Daniele Rustioni (3 représentations du 12 au 19 juin), dans une mise en scène de Wolf Busse avec Olga Guryakova (mars) et Ana Maria Martinez (juin), Dmytro Popov ( mars) Joseph Calleja (juin) en Pinkerton Levente Molnar (mars) et Markus Eiche (juin) en Sharpless, Okka von der Damerau étant Suzuki dans les deux distributions.
Une reprise de Salomé illuminera la fin du mois de mars avec Asher Fisch au pupitre, dans la mise en scène de William Friedkin qui sera l’écrin de Nadja Michael dont au connaît l’interprétation engagée, entourée de Alan Held, Gabriele Schnaut, Andreas Conrad, Joseph Kaiser. Du solide, tout comme cette reprise de la vieille Carmen de Lina Wertmüller, dirigée par Carlo Montanaro (un chef italien habitué des fosses d’opéra de répertoire) dans une distribution classique et honnête, Anita Rashvelishvili, Olga Mykytenko, Marcello Giordani (un urlando furioso…) et le très bon Kyle Ketelsen (27 mars-3 avril, 3 représentations). En avril, on reverra aussi, outre La Traviata (voir ci-dessus), le Simon Boccanegra mis en scène par Dmitri Tcherniakov (nouvelle production de juin 2013), dirigé par le solide Bertrand de Billy, un français ignoré voire totalement inconnu en France et qui écume les scènes allemandes et autrichiennes pour 4 représentations en avril, avec George Gagnidze (hum), Krassimira Stoyaniova (mille fois oui!), Vitalij Kowaljow et Stefano Secco, ainsi que le Parsifal traditionnel et pascal de Peter Konwitschny, dirigé cette fois par Asher Fisch, avec Angela Denoke (Kundry), Nicolai Schukoff (Parsifal), Kwanchoul Youn (Gurnemanz) et Levente Molnar (Amfortas). Asher Fisch, dont le nom revient souvent semble presque avoir le statut de deuxième chef invité et remplacer Petrenko là où le GMD traditionnellement est au pupitre (notamment le Parsifal de Pâques), le rôle que Fabio Luisi rempli au MET par rapport à James Levine. Enfin, cet avril très diversifié se conclura par un Rigoletto (Arpad Schilling pour la production  et Marco Armiliato dans la fosse) dont nous avons déjà parlé plus haut. Si en mai Anita Hartig sera Mimi dans une Bohème de répertoire dirigée par Marco Armiliato, on retrouvera aussi L’Elisir d’amore (mise en scène David Bösch) dirigé par Carlo Montanaro avec Alexandra Kurzak et Pavol Breslik, Ambrogio Maestri et Levente Molnar (du répertoire de bonne série) et Ariadne auf Naxos, un opéra très lié à ce théâtre, dirigé par Asher Fisch, dans la mise en scène de Robert Carsen, avec Ricarda Merbeth dans la Primadonna, Jane Archibald dans Zerbinetta, Angela Brower dans le Compositeur et Robert Dean Smith comme Bacchus: une distribution solide qu’on retrouvera presque intégralement en juillet 2014 pour une représentation où cependant Sophie Koch sera le Compositeur.
En mai-juin 2014 (23 mai-7 juin) aussi 5 représentations et une en juillet (le 30) destinées à remplir le tiroir-caisse, du Barbiere di Siviglia, dirigé par l’honnête Antonello Allemandi dans une mise en scène de Ferruccio Soleri (l’Arlecchino légendaire du Piccolo Teatro de Milan) avec Kate Lindsey dans Rosina, le jeune russe Rodion Pogossov en Figaro, Peter Rose en Basilio et surtout (pour les caisses et la joie du public) Juan Diego Florez en Almaviva!
Juin sera très marqué par la nouvelle production de Die Soldaten (Kirill Petrenko/Andreas Kriegenburg) que nous avons déjà évoquée, mais notons quand même outre Madama Butterfly (voir ci-dessus) deux reprises d’importance, I Capuletti ed i Montecchi de Bellini du 11 au 18 juin,dans la mise en scène de Vincent Boussard et les costumes de Christian Lacroix avec rien moins que Elina Garanca dans Romeo, la jolie Ekaterina Siurina dans Giulietta et le très bon Matthew Polenzani dans Tebaldo, et la direction (sans doute propre) de Riccardo Frizza et surtout le Macbeth  de Verdi, pour les débuts du Festival (deux représentations les 27 juin et 1er juillet 2014), dans la mise en scène de Martin Kušej, et sous la direction de Paolo Carignani avec Simon Keenlyside (!) et Anna Netrebko (!!), il faut y courir,  Ildar Abdrazakov en Banco et Joseph Calleja en Macduff. A ne pas manquer évidemment.
Nous avons plus ou moins passé en revue toutes les représentations du mois de Festival 2014, que vous pourrez retrouver dans le corps du texte, sauf deux représentations spéciales de juillet (les 20 et 27) pour l’apparition annuelle d’Edita Gruberova dans ses rôles de bel canto de prédilection et dans ses plus beaux restes: ce sera l’an prochain Lucrezia Borgia, mise en scène de Christof Loy, direction Paolo Arrivabeni, avec Pavol Breslik, John Releya, et Silvia Tro Santafé.
On le voit au terme de ce long parcours, que la saison munichoise est riche, variée, d’un niveau très régulier, de très correct à remarquable, avec des productions la plupart du temps relativement récentes. Trois remarques cependant: la première c’est que Kirill Petrenko semble un GMD  peu moins présent que Nagano les années précédentes (mais c’est une première année) et qu’il semble avoir une béquille du nom d’Asher Fisch ; la deuxième, suite exacte de la première, c’est que je ne pense pas que Kirill Petrenko pourra pendant longtemps ne pas diriger pendant le Festival alors qu’il est le GMD et donc je doute qu’il dirige tous les Ring de Bayreuth prévus (4 ans au bas mot); la troisième, c’est que le prix à payer de distributions régulièrement bonnes (c’est largement le cas), c’est l’absence de grands chefs de référence (à part Petrenko et Nagano, ce sont plutôt de bons chefs de répertoire auxquels on fait appel) même si la présence de jeunes (Trinks, Rustioni) est à remarquer.
Il reste quand même une certitude, c’est que Bayerische Staatsoper a sans doute la saison la plus complète, la plus fournie, la plus équilibrée des grands théâtres européens, et surtout, celle où le niveau est le plus régulier (vers le haut). Je ne peux donc que vous engager à faire le voyage de Munich, en essayant de combiner avec des grands concerts de l’orchestre de la Radio bavaroise ou des Münchner Philharmoniker.
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La salle

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
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