IN MEMORIAM HENRY-LOUIS DE LA GRANGE (1924-2017)

henry-louis-de-la-grangeHenry-Louis de La Grange n’est plus, c’était malheureusement attendu tant il était affaibli. Avec lui s’éteint la plus grande mémoire mahlérienne de notre temps, même s’il nous laisse sa monumentale biographie (chez Fayard), qui est l’œuvre d’une vie. Il laisse aussi derrière lui la belle Médiathèque musicale Gustav Mahler, (11 bis rue de Vézelay, 75008 Paris), née en 1986 de sa collection personnelle et de celle de Maurice Fleuret.
J’avais eu l’occasion de faire sa connaissance lors d’une manifestation Mahler à laquelle nous participions tous deux à Milan en 1990 : sa gentillesse, sa cordialité, sa modestie avaient frappé toute l’assistance et tous les intervenants.
Mahler coulait dans ses veines : il avait entendu Bruno Walter diriger la 9ème symphonie en 1945 et cela l’avait frappé. Il passait l’été à côté de la maison de Mahler à Töblach (Dobbiaco) en Italie – où je lui avais une fois rendu visite – , et on le voyait très souvent aux concerts Mahler (évidemment moins ces dernières années).
Lorsque nous l’avions invité, en 1990 donc, la conversation était évidemment tombée sur Claudio Abbado (il n’y pas de hasard),et il nous avait alors confié qu’il n’avait jamais entendu Claudio Abbado en concert et qu’a priori il n’était pas entièrement convaincu de ses enregistrements. Quelques années après, à Salzbourg, à Berlin, à Lucerne aussi, on l’avait vu souvent aller le saluer et il nous avait confié plus tard sa surprise lorsqu’il avait assisté à son premier concert Mahler dirigé par Claudio.

Henry-Louis de La Grange, c’était une figure soucieuse de partage, au militantisme élégant, souriant et actif autour de Gustav Mahler. Il faut reconnaître en lui d’abord bien sûr le grand spécialiste de Mahler, dont il connaissait la moindre respiration, mais il faut aussi souligner qu’il s’est attaqué à ce travail à un moment où Mahler n’était pas du tout l’habitué des programmes de concerts, comme il l’est aujourd’hui. Il a été, en France en tous cas, un précurseur, qui a vraiment contribué à la popularité du compositeur. Pour le jeune mélomane que j’étais dans les années 70, Mahler restait un monument inconnu, qu’on regardait avec une relative distance. Ainsi, si les enregistrements et les concerts de Leonard Bernstein aidèrent ô combien à populariser Mahler, quand Abbado avait imposé à Karajan pour son premier concert à Salzbourg la 2ème symphonie de Mahler au lieu d’un Requiem de Cherubini je crois, c’était pour beaucoup un saut vers l’inconnu. Et le cycle Mahler qu’Abbado conduisit à Milan au début des années 1970 fut en Italie un coup de tonnerre. Tout cela pour replacer l’intérêt pour Gustav Mahler dans un contexte musical qui n’a rien à voir avec la situation actuelle.

C’est justement au début des années 1970 que parut le premier volume de sa monumentale biographie à New York (1973), elle fut traduite en Français en 1979. On peut dire que ce travail accompagna l’explosion mahlérienne qu’on a connue à partir des années 1980. Cette somme monumentale fut un véritable événement en France à sa parution, dont on parla dans le milieu des mélomanes, beaucoup plus que n’importe quel livre de musique aujourd’hui (et même alors) tellement l’incroyable étendue du travail frappa.

Le parcours d’Henry-Louis de La Grange fut exemplaire, celui d’un grand connaisseur discret, éclairé, toujours curieux, avec une autorité qui n’avait absolument pas la morgue de ceux qui savent, mais qui venait du goût et du cœur. Il aura marqué le paysage musicologique, tout en se préoccupant très tôt de la trace à laisser de son travail et du partage de ses connaissances. Un humaniste véritable. Il y en a peu.
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IN MEMORIAM REGINA RESNIK (1922-2013)

Regina Resnik (1922-2013)

Je suis personnellement très affecté par la disparition de Regina Resnik. Nous étions amis, depuis plus de 20 ans. Je l’avais encore rencontrée à New York cet hiver, affaiblie certes par un accident cérébral qui l’empêchait désormais de venir en Europe, mais l’esprit toujours vif, toujours aux aguets, toujours curieuse de ce qui se passait à l’opéra, l’intelligence toujours affûtée, et parlant avec moi tantôt en anglais, tantôt en français, tantôt en italien, dans son appartement sis dans un vieil immeuble du centre de Manhattan qui fut aussi l’atelier de son mari, le peintre lituanien (il était né à Kaunas) Arbit Blatas, disparu en 1999, un des représentants de l’École de Paris.
Vous trouverez sur internet sa biographie détaillée, mais je voudrais simplement rappeler qu’elle est une authentique new yorkaise, d’origine russe, née dans le Bronx, qu’elle a débuté dans Lady Macbeth, qu’elle remplaça Zinka Milanov dans Aida et que très vite, sa carrière de soprano s’est affirmée: elle a travaillé avec tous les grands chefs de l’époque, à commencer par Bruno Walter,  dont il existe un Fidelio (en anglais) avec elle en 1945 (elle avait 23 ans). Elle a été la Sieglinde de Bayreuth en 1953 avec Clemens Krauss et elle était passionnante , et quelquefois irrésistible quand elle racontait son audition avec Toscanini, ou son amitié avec Leonard Bernstein qui l’accompagnait au piano, ou pendant les répétitions avec Wieland Wagner dans la délicate période d’après guerre à Bayreuth deux ans après la réouverture du Festival: elle gardait une très grande admiration pour Wieland et parlait souvent du travail avec lui même si ce qu’elle disait de l’ambiance à Bayreuth montre que ce ne devait pas être toujours très facile. Elle racontait avec gourmandise comment farfouillant chez un disquaire newyorkais, elle avait trouvé un enregistrement du Ring avec des noms inconnus qu’elle avait écouté par curiosité et avait eu la surprise de s’y entendre: le Ring de Clemens Krauss, disparu, était ainsi réapparu.
En 1955 elle  décida de passer mezzo, et elle a toujours revendiqué ce choix. Ses relations difficiles avec Rudolf Bing l’ont empêché de briller au MET comme mezzo, alors qu’elle était l’une des stars d’alors. Mais elle a fait une carrière européenne notamment à Vienne où elle fut la Miss Quickly de Karajan. Elle fut l’une des grandes Carmen des années 60 (elle l’a enregistrée chez DECCA avec Thomas Schippers), sa voix large, profonde, son grave infini, son aigu éclatant, son sens du dire convenait parfaitement à ce rôle qu’elle interprétait de manière certes conforme à l’époque, mais souveraine.
Si vous avez l’enregistrement de l’Elektra de Solti, réécoutez sa Clytemnestre, un chef d’oeuvre d’expressivité, de couleur, d’intelligence . Il y a quelques années je lui avais demandé de me dire ce texte, elle me l’avait récité, et même marqué: elle était impressionnante, à donner le frisson car c’était une actrice éblouissante, avec des yeux prodigieusement expressifs et le bas du visage d’une incroyable mobilité. Quand elle apparaissait en public, il n’y avait d’yeux que pour elle.
La seule fois où je l’ai vue sur scène, ce fut au Théâtre des Champs Elysées, en 1978, dans La Dame de Pique dirigée par Rostropovitch avec Galina Vichnevskaia et Peter Gougalov (au moment de l’enregistrement du CD); elle y chantait la Comtesse. Toute mon existence, je me souviendrai de cette femme, en étole d’hermine blanche, assise (elle était grippée, m’a-t-elle dit plus tard), qui en peu de mots, sans aucun mouvement (elle me racontait que Wieland Wagner lui avait dit « fais le moins de mouvements possible en scène, et tout le monde n’aura d’yeux que pour toi », et qu’elle avait toujours suivi ce conseil) et ce fut incroyable de tension, de poésie, de présence: si vous mettez la main sur l’enregistrement écoutez attentivement cette scène. Ce fut si incroyable, si tendu, si fort, si vrai que le théâtre a croulé sous les bravos, elle remporta le plus grand triomphe de la soirée. Inoubliable. Combien de fois (et dès que je fis sa connaissance) je lui ai rappelé ce moment qu’elle nous offrit, j’en ai les larmes aux yeux en l’évoquant ici. Elle s’est essayée à la mise en scène, elle fit une Elektra à Strasbourg dans des décors de son mari et elle a terminé sa carrière en remportant un indescriptible triomphe à New York dans A little night music le musical de Stephen Sondheim où elle interprétait Madame Armfeldt (voir youtube où vous constaterez à la fois la diction, l’interprète et la chanteuse) en 1990.
Elle fut l’une des grandes stars du chant, très populaire à New York où elle était très active dans la communauté juive (pour faire vivre le répertoire de poésies ou de chansons juives, pour faire des soirées sur l’humour juif) et très populaire à Vienne.
La dernière partie de sa vie fut consacrée à l’enseignement, c’est évidemment celle où je l’ai côtoyée.
Avec Peter Maag, elle avait fondé la Bottega de Trévise, une sorte d’atelier au sens médiéval du terme, où se côtoyaient jeunes musiciens et jeunes chanteurs pour préparer les productions issues du concours Toti Dal Monte et elle y était une enseignante prodigieuse ce qui n’est pas toujours le cas des anciens chanteurs. En quelques mots, elle analysait une voix et donnait des conseils techniques si clairs que j’ai vu plusieurs fois, en une heure, une voix évoluer et répondre exactement à ce qui était demandé. Elle était toujours exigeante avec les autres comme avec elle même: je l’ai invitée à faire une petite Master Class lorsque j’habitais à Heidelberg: en quatre jours, elle avait composé une vraie soirée, qui avait rencontré un très joli succès: elle était toujours prête, toujours soucieuse de l’effet produit, toujours exacte. Lorsque la Ligue Lombarde a vaincu les élections municipales de Trévise et a voulu fermer le théâtre et dissoudre l’orchestre (ce genre de parti a une relation assez éloignée à la culture) la Bottega a été dissoute et nous avons fondé, avec quelques amis Eurobottega, la bottega europea della musica, une association mue par le même souci de formation de jeunes chanteurs et musiciens, dont elle était l’animatrice et l’âme: l’association a produit entre autres deux opéras  de Schubert Der Vierjährige Posten et Die Zwillingsbrüder qui ont été présentés en Italie et en France, à Royaumont et à l’Opéra de Rennes (alors dirigé par l’excellent Daniel Bizeray) . Elle avait assuré le suivi la formation des jeunes interprètes. Après quelques années de difficultés, nous envisagions de relancer cette association, avec ses conseils et ses encouragements.
Nous nous voyions une à deux fois par an, souvent pour fêter son anniversaire, puis, lorsqu’elle ne put plus voyager depuis 2009,  j’allais la voir lorsque je venais à New York, elle ne manquait jamais de commenter les spectacles du MET, toujours avec sévérité et était friande de récits sur l’actualité de la scène d’aujourd’hui, et d’anecdotes sur tel ou tel chef ou tel ou tel chanteur. C’était une mémoire des années 40, 50, 60, 70 aussi bien en Amérique qu’en Europe. Elle était une référence, déjà, pour moi lorsque je fis sa connaissance: je me souviens, jeune juré du concours Toti dal Monte, j’attendais avec impatience son arrivée (dans un jury où il y avait Magda Olivero et Leyla Gencer, avec Regina, elles étaient nos « trois dames ») et elle vint vers moi en me disant « je suis Regina Resnik », je lui répondis, « je sais, Madame », et je lui racontai illico ma soirée de la Dame de Pique, ce qui contribua à nous lier, et nous étions en outre souvent d’accord sur les voix au concours:  une amitié solide en est née, ainsi qu’avec son mari qui était un être extraordinaire de vie et d’humour.

Regina, tes yeux qui savaient être terribles, et en même temps si malicieux, et que tu savais si bien mettre en lumière, ta voix incroyable (car même lorsque tu parlais, tu avais une voix fascinante), ta présence au milieu de tes souvenirs à New York, sorte de gardienne d’un cercle de chanteurs et de peintres disparus, tout cela va terriblement me manquer.
Mais le privilège des artistes, c’est quand même d’être présents par delà la vie et la mort: en ce moment, je suis en train de t’écouter, et, miracle, tu es vivante.
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Regina Resnik