1988, Scala de Milan. L’Elisir d’amore.
Giuseppe Patanè (très bon chef, injustement critiqué et injustement considéré comme routinier) arrive sur le podium. Il est hué, il se retourne, furieux, passe par dessus la rambarde, demande au hueur de se faire connaître pour faire le coup de poing…
Voilà mon grand souvenir de L’Elisir d’amore. De la mise en scène d’alors (Andrée Ruth Shammah), aucun souvenir qui soit digne d’être raconté, de la distribution (Alida Ferrarini, Vincenzo La Scola, Leo Nucci, Claudio Desderi), rien à dire de bien ni de mal, seul souvenir: mortel ennui.
2011, Opéra Théâtre de Saint Etienne, l’Elisir d’amore. C’est tout le contraire!
Quel plaisir d’avoir pu être là pour l’un des trois (rares) représentations, quel sourire permanent devant la fraîcheur et la performance de l’ensemble! J’ai peu vu l’Elisir d’amore, œuvre très populaire mais qui m’ennuie avec son livret un peu faiblard et cette manière traditionnelle de montrer le monde paysan, dans une campagne telle qu’on la voit dans les opérettes, et avec une épaisseur psychologique à peu près nulle.
Et de tous ceux que j’ai vu, même avec des stars, c’est celui-ci que je trouve le plus réussi. J’ai vraiment passé un bon moment, et vu un vrai travail scénique, qui essaie de donner du sens à un livret difficile à sortir de la médiocrité et de l’image d’Epinal. Richard Brunel, qui est en passe de devenir l’un des hommes de théâtre qui comptent en France, propose des pistes séduisantes: un monde paysan d’aujourd’hui, au travail sous les ordres d’une Adina femme de tête et d’autorité, un Nemorino un peu décalé, tendre, au physique maigrelet, déjà dominé par une Adina sûre d’elle et dominatrice. Un Dulcamara dépressif, qui rêve de réussite et qui ne s’éclate que lorsqu’il fait le bonimenteur. Il ouvre l’œuvre, devant le rideau fermé avec un micro,qu’il sort de sa valise à roulette, comme si il allait entamer une sorte de récit, de rêve face au spectateur; il clôt l’opéra dans les mêmes conditions, seul en scène,à rideau fermé, comme une sorte de clown triste; seul Belcore est conforme à l’image habituelle, un soldat infatué de sa personne, accompagné de sa bande de copains soldats qui en font voir de toutes les couleurs au pauvre Nemorino qui n’en peut mais. Le travail de Brunel fait parfaitement sentir des ressorts psychologiques qui ne sont plus caricaturaux: on y croit à ce jeune un peu naïf, un peu ailleurs, qui se réveille et ne trouve de l’assurance qu’en buvant l’élixir (du Bordeaux)que lui a vendu Dulcamara. On sent bien que le livret (qui vient de Scribe, toujours lui!) est une variation sur le mythe de Tristan, tourné en dérision, mais en même temps la relation amoureuse est bien le centre du propos, mais là elle n’éclate pas sous l’effet d’un philtre, elle se construit, grâce à un effet placebo et mue par l’assurance toujours plus grande de Nemorino et le désarroi toujours plus net d’Adina: tel est pris qui croyait prendre. On sent tout de même que tout pourrait très vite tourner au drame. L’histoire de Nemorino qui hérite d’un oncle richissime ne vient pas polluer le propos, on est dans les méandres du sentiment, qui naît chez Adina peu à peu, face à l’obstination pathétique de Nemorino, se transformant peu à peu en manœuvre amoureuse. Ainsi Nemorino finit par devenir une sorte de héros malgré lui. Tous ces fils sont bien tirés par Brunel, qui d’une manière très simple nous montre que derrière le convenu, derrière le sourire, il y a la sensibilité et les vraies intermittences du cœur. Voilà pourquoi ce n’est plus ridicule, mais frais, ce n’est plus l’histoire d’un benêt, mais d’un jeune homme, qui sait manoeuvrer pour conquérir la bien aimée, ce n’est plus une histoire de paysannerie d’opérette, mais une histoire d’amour simple, dans un milieu où assez vite les apparences s’écroulent face aux exigences des êtres. Brunel essaie de donner sens au livret, il montre le côté superficiel de Belcore, en le faisant d’emblée être en couple avec Giannetta, et l’abandonner pour le jeu avec Adina(le jeu du bouquet de fleurs, transmis de mains en mains est une idée toute simple, mais tout à fait à propos. Au total un spectacle agréable, juste, intéressant, accrocheur .
Et la musique? Certes on aimerait une approche plus délicate de Laurent Campellone, qui fait sonner l’orchestre quelquefois de manière un peu martiale ou qui crée une ambiance plus rossinienne que donizettienne, mais l’ensemble est en place et le chœur, satisfaisant, joue bien le jeu de la mise en scène.
La distribution réunie par Daniel Bizeray est une distribution jeune et comme d’habitude soignée: on peut faire confiance à Bizeray, qu’on suit depuis Rennes, et qui a fait aussi une très bon travail à Rouen. Voilà un directeur qui a de l’épaisseur culturelle, des idées, de l’autorité, et qui serait à sa place dans des maisons bien plus grandes. Mais tant mieux: les stéphanois ont de la chance. Bizeray sait trouver des voix souvent surprenantes. c’est le cas du Nemorino très prometteur du jeune ténor d’origine turque Tansel Akzeybek, plus à l’aise que dans l’Otello de Rossini à Lyon.
Un physique grêle de grand adolescent, et une voix surprenante de solidité, de technique, de contrôle. Une délicatesse et une poésie exceptionnelles, un Nemorino digne lui aussi de grandes scènes. Je suis sûr que ce chanteur, qui va entrer en troupe à la Komische Oper de Berlin est à l’orée d’une jolie carrière.
Les deux autres voix masculines, Dulcamara (Giulio Mastrototaro) et Belcore (Marco di Sapia), manquent peut-être encore un peu de puissance et d’assise, mais ont l”intelligence du chant et des situations. Ces deux chanteurs savent dire les textes et les faire entendre, ce sont de vrais interprètes, et leur timbre à chacun est très agréable, il y a dans tout cela une véritable élégance (qui tranche avec la direction, qui l’est un peu moins).
Du côté des dames, c’est un peu plus décevant: Giannetta (Julie Mossay) a une vraie personnalité en scène, mais la voix est menue et se fait mal entendre. Ce n’est pas le cas de Claire Debono dont la voix est affirmée, peut-être trop, trop forte quelquefois en tous cas et qui a des problèmes de justesse quand elle monte à l’aigu. Le registre central est bien assis, la voix très (trop?) bien projetée, le volume très (trop?) marqué. Cela crée du déséquilibre avec Nemorino dans les duos, mais cela va bien avec le propos. il reste que cette Adina est sans vrai tendresse, sans vraie fragilité, notamment à la fin. Dommage, même si la prestation d’ensemble est loin d’être scandaleuse, on n’y adhère pas comme on adhère aux voix masculines et notamment au ténor.
Voilà néanmoins la recette d’une bonne soirée: une troupe fraîche et de qualité, un metteur en scène intelligent, même avec un orchestre dans l’ensemble dirigé sans délicatesse, mais avec précision, mais avec engagement.
Par chance, cette production va parcourir bonne part des salles de France (Lille, Angers, Nantes, Rouen, Limoges) , mais pas forcément dans la même distribution, et sans ce jeune ténor (qui sera distribué dans Obéron à Toulouse en avril). Allez-y, cette fraîcheur d’approche vaut le détour.
Quand on voit la qualité de ce travail, on se prend à penser que si le théâtre français était organisé avec des troupes, comme en Allemagne, on aurait sans doute droit à plus de représentations, souvent de bonne qualité, et on irait souvent à Saint Etienne.