Ces trois derniers jours auront donc été hongrois. A Budapest samedi pour Hunyadi László, à Grenoble lundi pour le passage exceptionnel du Budapest Festival Orchestra sous la direction de son chef (et fondateur) Iván Fischer (le frère d’Adam Fischer) pour un programme non moins exceptionnel, le concerto n°1 pour violon (soliste József Lendvay) de Bartók, et la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. Il faut reconnaître que les grenoblois sont chanceux, puisque la programmation musicale de la MC2, en dehors de l’orchestre des Musiciens de Louvre Grenoble en résidence (enfin, une résidence pour ainsi dire…), comprend cette année encore une fois des concerts d’Alexandre Tharaud, de Radu Lupu, d’Isabelle Faust, mais aussi des Arts Florissants, de l’Orchestre Philharmonique de Saint Petersbourg dirigé par Temirkanov et d’autres concerts diablement stimulants: Michel Orier , directeur de la MC2 jusqu’à ces dernières semaines ( aujourd’hui directeur général de la Création artistique au Ministère dela Culture) savait programmer.
Et ce fut un magnifique concert, un de ceux dont on sort heureux. Le concerto pour violon n°1 Sz 36 de Bartók, a été écrit en 1907-1908 en hommage à une violoniste, Stefi Geyer, dont Bartók était amoureux. Les choses ne sont pas allées pour le mieux, et Stefi Geyer qui avait reçu la partition ne la révèlera qu’après la mort du compositeur. Le concerto sera créé par Paul Sacher en 1958 à Bâle. Il s’agit d’une sorte de portrait de la jeune fille, d’abord plutôt langoureux en première partie, et très joyeux en seconde partie (le concerto ne possède que deux parties au lieu des trois traditionnelles). Au violon ce soir un artiste exceptionnel József Lendvay, fils d’un très fameux violoniste tzigane, qui affiche une technique insolente, avec des sons époustouflants sortis de son Stradivarius Ex Ries 1693 mis à sa disposition par la Fondation Reinhold Würth. Quelle différence avec Leonidas Kavakos il y a quelques semaines à Lucerne avec le Concertgebouw et Mariss Jansons (dans le concerto n°2 il est vrai). Là où Kavakos n’est que virtuose mais ne fait rien ressentir, on a avec Lendvay une technique incroyable, mais sentie, mais sensible, mais intériorisée. L’orchestre l’entoure avec gourmandise ( le crescendo des cordes au début est stupéfiant). Le soliste commence comme une méditation, puis peu à peu se fond avec l’orchestre, sans jamais surjouer, sans jamais prendre la pose de soliste, primus inter pares d’un orchestre qui le suit avec une délicatesse et une justesse notables.
Le deuxième mouvement, en contraste plus vif, plus acrobatique, plus gai, dessine une autre facette, plus enjouée, de la jeune Stefi. Et c’est étourdissant de finesse et d’énergie tout ensemble. József Lendvay ressent pleinement cette musique qui puise dans la tradition tzigane, dans les racines populaires, mais il la ressent avec une étonnante sensibilité, avec un véritable engagement, et en même temps une grande modestie.
Car en réalité quel artiste! il va donner en bis un morceau tiré de la musique tzigane,
appelant un altiste, un autre violoniste, un violoncelliste et un contrebassiste, et c’est déjà époustouflant de technique, puis une étude (Kreisler? Paganini?) faite de coups d’archers à vous étourdir et de pizzicati impossibles. Oui, il a dans le sang cette tradition tzigane (vous savez, ceux qu’on appelle roms en France, et qu’on chasse de toutes parts) qui en fait un violoniste magique, parce qu’à la fois ébouriffant technicien et véritable artiste, sensitif, épidermique, qui vous tourneboule.
En seconde partie, l’orchestre attaque la trop fameuse symphonie n°5 de Mahler, composée entre 1901 et 1903, après que Mahler a failli mourir d’une hémorragie intestinale. Cinq mouvements, une marche funèbre qui essaie désormais de conjurer une mort vue de près, un second mouvement “Stürmisch bewegt” (orageux et animé) où la véhémence laisse bientôt place à un nouvel optimiste et une nouvelle énergie, un scherzo en forme de danse accompagnée par le cor joué habituellement debout, et ici à côté du chef, en soliste, le fameux adagietto, dont on dit qu’il est une déclaration d’amour à Alma, et un rondo-finale qui constitue des retrouvailles avec le bonheur.
D’abord, il faut souligner l’engagement de l’orchestre et sa qualité éminente, qui le hisse au niveau des plus grands, tous les pupitres sont remarquables, mais citons le magnifique cor de Zoltán Szöke, qui enchante tout le troisième mouvement, ou le hautbois de Victor Aviat, et surtout les cordes, époustouflantes dans leur ensemble (des pizzicati au troisième mouvement à se damner), un engagement, une énergie extraordinaires (le premier violon, Giovanni Guzzo, emmène les troupes à un train d’enfer). Iván Fischer propose une vision très énergique, très charnue, ne glissant jamais vers la sensiblerie ou la complaisance: dès le départ, on a l’impression d’un arrachement, d’un rythme qui se force à se tirer de cette mort qui sonne: c’est le premier mouvement sans doute le moins passionnant, à cause de la trompette solo, très découverte et qui n’a pas toujours convaincu (on a toujours en tête Reinhold Friedrich à Lucerne, et c’est évidemment dangereux pour les autres), mais tout le reste est extraordinaire d’énergie et d’allant, de force plus que de violence, une force qui va, déjà dans le deuxième mouvement, prenant, entraînant, bouleversant, et aussi dans le troisième à la fois dansant, presque comme une valse, et en même temps doué d’une indicible poésie.
L’adagietto est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre, sans effet, sinon un usage très appuyé du rubato, qui donne au début l’idée d’une sorte de mouvement perpétuel, et dans l’ensemble d’une simplicité étonnante, un moment suspendu avec des cordes à se pâmer qui s’enchaîne avec ce dernier mouvement que j’adore, tant on entend l’influence sur Mahler des Maîtres Chanteurs de Wagner ,notamment au début. Ici les thèmes se succèdent avec bonheur, dont les variations sur celui de l’adagietto et on se prend à sourire, à rêver, à se laisser aller à une joie de vivre retrouvée et communicative. Chaque pupitre est mis en valeur, les contrebasses sont somptueuses, les violoncelles ivres, et tout cela crée un langoureux vertige, baudelairien. Au milieu, Iván Fischer dirige sans être démonstratif, mais toujours précis, avec une économie de gestes notables (sauf à la fin) et montre qu’il est un des grands chefs de ce temps, capable de déchainer des forces inouïes de cet orchestre magnifique, un orchestre d’exception qui gagne à être plus connu et qui désormais a sa place dans la Panthéon des Grands. Bartók lui appartient, de droit. Et Mahler qui dirigea l’Opéra de Budapest de 1888 à 1890, est aussi un peu dans les gênes de ces musiciens d’exception, dépositaires d’une très grande tradition, que nous évoquions hier à propos de l’opéra de Erkel. Le public ne s’est pas trompé, il a fallu que Fischer lui-même interrompe le public enthousiaste et survolté, qui ne cessait d’applaudir et de le rappeler en scène. Nous avons eu ce soir un Bartók d’une grande sensibilité, et un Mahler plus fulgurant que mélancolique, plus énergique que sensible deux vraies interprétations, deux immenses moments de musique.
Le concert à Pleyel il y a une semaine nous a également plongés à ces niveaux d’ivresse musicale. Si Lendvay a offert le même bis qu’à Paris, il devrait s’agir de Nel cor più non mi sento de Paganini (ici pour vous permettre d’avoir une idée : http://youtu.be/qK65gr06jTM), non ?