Quelle surprise! Une de celles que le Ministère de la Culture a su nous ménager avec un sens du suspense carrément hitchcockien : Stéphane Lissner est appelé à diriger notre Opéra national! Après les Bouffes du Nord, le Châtelet, (un peu) Madrid, Aix-en-Provence, les Wiener Festwochen et la Scala, le voilà à Paris, en prolongement de carrière plutôt qu’en couronnement, Paris n’étant pas la Mecque des opéras. On ne parlait que de lui, après un tour de chauffe où l’on entendit parler de Dominique Meyer (on se demande bien ce qui pousserait à revenir à Paris quand on dirige Vienne) et de Serge Dorny qui est à Lyon depuis 10 ans, et même de Nicolas Joel, qui avait fait savoir en son temps son intention de demander à être prolongé, pour se rétracter brutalement au nom des resserrements budgétaires (raison officielle), et sans doute (raison officieuse) après avoir su que pour lui c’était cuit. Notre Ministère de la Culture, dont la seule joie aujourd’hui est de procéder à des nominations, c’est tout ce qui lui reste depuis qu’il n’a plus ni politique ni pétrole ni idées, s’est donc creusé ses pauvres méninges pour appeler Stéphane Lissner.
On s’y attendait, et la nouvelle, il faut bien le dire n’est pas mauvaise.
Après le gris uniforme de la programmation lyrique actuelle de notre Opéra national (que retiendra-t-on du passage de Nicolas Joel? peut-être les deux saisons futures qu’il reste à présenter? sûrement pas les dernières, sans grand intérêt il faut bien le dire), mais le prochain départ à la retraite de Brigitte Lefèvre, inamovible directrice de la danse qui fait engranger bien des spectateurs à notre Opéra, histoire de gonfler les statistiques, fait aussi souci: Lissner aura sans doute son mot à dire sur la nomination du (de la?) successeur.
Personnellement, – on peut rêver- je préfèrerais toujours être Sovrintendente del Teatro alla Scala, à cause de la tradition, de l’histoire du lieu, des passions qui le traversent, un vrai lieu d’opéra aux murs chargés de mémoire et d’artistes sublimes, que Directeur d’un Opéra National de Paris, certes immense maison aux possibilités énormes, mais sans vraie épaisseur historique (les événements musicaux, il faut les chercher surtout ailleurs, à l’Opéra Comique par exemple), dont les directeurs successifs furent incapables de souligner l’identité culturelle (Massimo Bogianckino mis à part) et qui en font un grand entrepôt de répertoire sans âme véritable . Et si encore c’était un entrepôt de luxe…
Stéphane Lissner a su redonner assez rapidement à la Scala un certain lustre, réussissant à monter de très beaux spectacles, à élargir le répertoire, mais réussissant plus Lulu, Wozzeck ou Die Frau ohne Schatten que Don Carlo ou Aida: son passage n’a pas réussi à révéler des talents nouveaux (la jeune Anita Rachvelishvili exceptée, jolie Carmen qui fait désormais une belle carrière internationale), ni à rétablir une véritable école du chant italien, honneur de cette maison, ni à vraiment produire des spectacles de répertoire italien mémorables. Il aura réussi au moins à redonner à la mise en scène droit de cité (pensons au Tristan de Chéreau -un peu décevant, mais quand même-, au magnifique Peter Grimes de Richard Jones, au Ring en cours de Guy Cassiers) dans un théâtre où sous l’ère Muti régnait une grande médiocrité scénique, et à redonner à l’orchestre le goût de la diversité, la curiosité de nouveaux chefs (l’ère Muti a été aussi délétère de ce point de vue), en appelant beaucoup de jeunes: Daniel Harding, Gustavo Dudamel, Omer Meir Wellber, Robin Ticciati, mais aussi les jeunes italiens, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni, et ceux moins jeunes qui n’avaient pas été accueillis jusque là, comme Fabio Luisi ou Gianandrea Noseda.
Le bilan est donc plus qu’ honorable, et le successeur (on se bat déjà aux portes) trouvera une maison en ordre de marche.
Il faut dire aussi que Stéphane Lissner trouvera un Opéra de Paris sans doute en ordre de marche: venu à la Scala quand le théâtre était à la dérive et ayant réussi à redonner espoir et enthousiasme aux personnels, et ayant aussi à peu de chose près réussi à maintenir la paix sociale, et ayant appris à naviguer dans le monde milanais et italien, toujours un peu florentin avec son sens des clans et du complot bien ancré, il n’a à peu près rien à craindre en revanche à Paris, où l’Etat le soutiendra comme il soutient toujours les grandes institutions. Nicolas Joel n’est pas un très grand directeur de l’Opéra par les idées, mais la maison est solide et sous sa direction a maintenu son niveau, a gagné des spectateurs et a été bien gérée. Lissner n’aura rien à sauver, tout au plus à mieux “lustrer” ( au sens propre “donner du lustre”) à une maison qui en a besoin. Elle a besoin de rêver un peu et Lissner qui sait ce qui attire les foules et qui sait composer des affiches alléchantes, saura sans doute y faire.
Lui qui dans un mois, si le Maître Abbado ne renonce pas au dernier moment, sera celui qui aura réussi à faire revenir Abbado à la Scala, sera (qui en douterait) celui qui fera arriver au pupitre de Bastille Daniel Barenboimn, après vingt cinq ans: Barenboim a fait au Châtelet ou à la Scala grâce à Lissner ce qu’il n’avait pu faire à Bastille à cause de son éviction. Les deux hommes sont très liés: ce sera une belle revanche pour Barenboim que de diriger au moins une fois à l’Opéra Bastille, et il y a fort à parier qu’il quittera la Scala en même temps que Lissner.
Stéphane Lissner, comme les grands managers, sent le vent, sent les modes, sent le goût du public: il est the right man on the right place.
Je pense cependant qu’un choix comme celui de Serge Dorny aurait sans doute donné un souffle nouveau, autre, à l’opéra et surtout un accès à la génération suivante de grands managers. Nous connaissons les recettes de Lissner, elles sont bonnes, elles sont toujours adaptées, et l’homme est disponible et sympathique. Il lui reste à nous étonner.