THÉÂTRE DE LA VILLE le 5 juin 2011: I AM THE WIND, de JON FOSSE (Mise en scène: Patrice CHÉREAU)

Photo Simon Annand

Jon Fosse est l’un des auteurs plébiscités dans le monde du théâtre aujourd’hui. Né en 1959, il a commencé à publier dans les années 90 des textes marqués par une ambiance par forcément grise, pas forcément mélancolique (bien que deux de ses romans s’appellent Melancholia) mais cette ambiance qui fait penser à ces îles norvégiennes venteuses au climat changeant, battues par la mer et peuplées d’êtres solitaires ou esseulés. Les rencontres rares sont marquées par la simplicité d’un langage d’où peu à peu naît l’émotion. Il y a quelque chose d’un univers beckettien, mais qui ne serait pas marqué par l’absurde. Ce théâtre est un théâtre de rencontres , de dialogues apparemment sans direction, surgis de nulle part, sans jamais rien de vraiment « spectaculaire », sans décor marqué (lande, cimetière, plage). Son écriture (j’ai lu son roman Naustet « la cabane à bateaux », telle qu’on en voit partout le long des fjords norvégiens, l’histoire des retrouvailles de deux amis d’enfance aux destins divergents) est une écriture faussement simple, qu’on retrouve dans son théâtre: phrases courtes, silences – c’est aussi une écriture de silence- , une écriture laconique, discrète, et qui transpire très vite l’émotion. Beaucoup de tristesse dans cette écriture, pas forcément partout, pas forcément dénuée d’espoir, une écriture anti théâtrale si l’on pense que ce qui compte au théâtre c’est « l’agôn », la violence de la lutte et du combat ou le conflit, on a ici une écriture sans conflit ouvert où tout semble latent, tendre aussi, farouche quelquefois, quelquefois aussi  désespérée. Jon Fosse est joué et traduit dans le monde entier.
Patrice Chéreau a mis en scène très récemment « Rêve d’automne », une rencontre de deux êtres dans un cimetière (Chéreau choisit de les faire rencontrer dans un Musée, forme métaphorique d’un cimetière), qu’il transforme en dialogue des êtres et des œuvres, des corps réels et des corps peints, des vies et des morts en un étrange concerto où se mêlent l’écriture de Fosse et ce que Chéreau en fait, dans le Musée du Louvre qui l’a accueilli pendant trois mois. La Mort vue en-deçà et au-delà, est un thème  familier de Fosse, il a d’ailleurs écrit une pièce intitulée Dødsvariasjonar (Variations sur la mort).

Cette fois-ci, c’est à l’invitation du Young Vic  que, près de quarante ans après sa première visite avec « La dispute », Chéreau s’est implanté à Londres pour mettre en scène (avec l’assistance artistique de Thierry Thieû Niang) ce texte « Je suis le vent » (Eg er vinden) de Jon Fosse dans une traduction anglaise de Simon Stephens sur la dépression , dialogue de deux hommes au bord de la mer, puis sur un bateau, battu par les eaux, jusqu’à l’accident final. L’accueil de la critique londonienne a été mitigé…on peut se demander comment c’est possible, tellement ce spectacle fascine au bout de quelques instants.
Photo Simon Annand

L’espace scénique (Richard Peduzzi) est une sorte de lande grise, couverte d’eau, qui avance dans le public, avec un éclairage (Dominique Bruguière) qui accentue l’impression de grisaille, qui évolue très subtilement au gré des moments de cette courte pièce (1h08), d’une intensité rare. Nous disions plus haut comment le silence était partie prenante de l’univers de Jon Fosse. Chéreau ouvre la pièce par un long silence où « l’un » (Tom Brooke, très maigre, blafard, visage émacié, au timbre d’une douceur enchanteresse) s’écroule, et porté assez tendrement dans les bras par « l’autre »(Jack Laskey, plus mâle, barbe naissante, physique à la Rupert Everett, au timbre plus marqué, et totalement bouleversant), puis réconforté, réchauffé, habillé, il commence par dire « je ne voulais pas, je l’ai fait », et s’enchaine un dialogue où « l’un » répond aux questions de « l’autre » de manière lapidaire, laconique, elliptique. Ouverte par  sa conclusion, la pièce  installe immédiatement chez le spectateur une sorte de fascination, chacun des deux acteurs a son style, sa diction, son ton: « L’un », à l’expression et à la diction élégante, le regard souvent ailleurs, « L’autre », plus bavard, plus terrestre, à l’expression ou à la couleur moins distinguée, plus urgente. Le dialogue se développe en moments, moments d’un voyage en mer vers une île et des récifs (telles les îles basses, désertes et battues par les vents qui ferment les fjords près de Haugesund -région d’origine de Fosse- ou Stavanger), un schnaps, un repas, puis on repart, vers la haute mer, « l’autre » qui ne sait naviguer est mis par « l’un » d’autorité à la barre, et c’est l’accident, en un éclair, l’un est projeté à la mer, l’autre réussit à gagner la côte, et c’est un étrange apaisement, d’où toute peur a disparu, qui clôt la pièce, qui reprend à la fin les premières répliques. Par delà la mort, « l’un » dit sa paix.
Photo Simon Annand

Le décor inventé par Richard Peduzzi, fascinant, est une sorte de radeau fragile, qui tangue grâce à un dispositif de vérins tantôt en hauteur, tantôt au raz de l’eau, jamais vraiment stable, sur lequel la majeure partie du dialogue a lieu. Un dialogue qui surgit, on ne sait d’où, on ne sait pas vraiment pourquoi ces deux êtres se retrouvent là, mais le jeu des corps et des regards, surtout de « l’autre » vers « l’un », avec ses gestes d’une intense humanité, d’une douceur indicible et d’une retenue bouleversante montrent un enjeu affectif fort. « L’un » est plus absent, dépressif sans nul doute, sentant le poids de tout son être, comme une pierre dit-il, mais il répond presque systématiquement aux questions de plus en plus précises, presque cliniques, de »l’Autre ». Le dialogue fait de mots très simples (une langue anglaise très accessible, presque primaire…), répétitifs, qui finissent par sonner comme une litanie: à la fin, le monologue de ‘L’Autre », avec ses refrains « J’ai crié » finit presque en psalmodie, à laquelle répond en écho, en duo, « L’un », qui a refusé la bouée, et qui du fond de la mort dit sa paix. »Je suis le vent »
Photo Simon Annand

J’essaie de raconter, mais peut-on raconter la poésie, la tendresse, l’émotion qui inondent cet espace et ces deux êtres? Chéreau est maître de ces gestes à peine esquissés, de ces mouvements des corps qui se rapprochent, Photo Simon Annand

qui s’effleurent, qui se rétractent, qui se balancent d’un côté ou de l’autre de ce radeau, dans cet espace à la fois très réaliste (les sauts dans l’eau pour amarrer l’esquif) – on sent la puissance des éléments et complètement poétique – renforcé par l’univers sonore d’Eric Neveux – , une évocation qui fait image et qui reflète ce texte, à la fois complètement banal et quotidien, et qui au bout des cinq premières minutes, prend un envol vers un espace d’une autre dimension, où toute parole est intense, où tout geste, même le plus banal, prend sens et s’intègre dans une harmonie générale totalement fascinante. Cette intensité est telle qu’on en oublie le texte, il y a une compréhension presque immédiate, qui n’appelle pas le regard vers les surtitres, qui n’appelle presque pas non plus l’écoute de l’anglais, mais qui semble aller de soi. On est plongé dans un univers étrange où tout fait sens, mais où la compréhension laisse place à la synesthésie, à une sorte d’unisson. Je suis rarement entré dans un univers théâtral où il n’y plus besoin d’écouter pour saisir, où l’on a l’impression d’un temps suspendu, qui pourrait ainsi durer à l’infini. Rimbaud appellerait ce moment une « Flaque d’éternité ». Nous avons vécu une Illumination.

Alors, il y a des places jusqu’au 11 juin au Théâtre de la ville, et puis il y a Lyon (Nuits de Fourvière) et Avignon. Vous savez ce qui vous reste à faire.