IN MEMORIAM ROBERT BADINTER (1928-2024)

Sans doute les lecteurs de ce blog attendraient-ils un hommage personnel à Seiji Ozawa, dont on vient d’apprendre la disparition à 88 ans en ce 9 février, un monument de la direction musicale, immense figure d’un artiste humaniste entendu si souvent, à Paris, mais aussi à Boston et même à Tanglewood pour un Fidelio en 1982 avec Hildegard Behrens et entendu en 2009 pour la dernière fois dans une Dame de Pique fabuleuse à Vienne. Je l’ai beaucoup admiré, pour son énergie, pour sa jeunesse qui semblait éternelle, pour son humanité, et voir disparaître le même jour Seiji Ozawa et Robert Badinter, deux humanistes, deux irremplaçables qui sont chacun des modèles dans leur ordre fait très mal.
Mais si j’ai avec Seiji Ozawa une relation de mélomane dont je parlerai très vite, j’ai avec Robert Badinter une relation d’une autre nature.

Dans une autre vie, j’ai eu le privilège de le rencontrer et de discuter avec lui pendant plusieurs jours, alors que je dirigeais l’Institut Français de Heidelberg, entre 1991 et 1997.

L’Institut que je dirigeais, installé à l’intérieur de l’Université de Heidelberg, fêtait en 1994 son jubilé et avec nos partenaires allemands avec qui nous entretenions des relations étroites, nous cherchions une personnalité emblématique qui aurait été susceptible de marquer de sa présence la manifestation. Le consensus s’était fait autour du nom de Robert Badinter parce que, y compris pour nos partenaires, il était considéré comme une figure morale incontestable, une sorte de phare.
Robert Badinter était alors président du Conseil Constitutionnel et j’ai donc appelé son secrétariat pour l’inviter.
La première surprise, c’est que lorsque j’ai expliqué à sa secrétaire l’objet de mon appel, un échange étrange a commencé avec elle qui transmettait mes réponses à Robert Badinter, et à ma grande stupéfaction, il a fini par me prendre au téléphone directement, et je lui ai donc expliqué la raison de mon appel, de notre invitation, et lui m’a dit simplement : mais pourquoi moi ? Je lui ai expliqué l’insistance de nos partenaires et leur admiration, la mienne, et notre désir de marquer la fête d’un institut si lié et si intégré à l’institution allemande par la venue de quelqu’un qui nous paraissait une grande figure éthique mais aussi humaine et culturelle qui nous semblait plus que d’autres symboliser la France que l’on aime.

Je lui ai évidemment dit qu’il avait tout le temps pour donner sa réponse mais je lui ai confié notre vif espoir de l’accueillir. Et très simplement, après une ou deux secondes, il m’a répondu : « eh bien, je vais venir ! » En me remerciant de l’invitation.

Et tout dans ce voyage a été organisé très simplement. Je suis allé l’accueillir à l’aéroport de Strasbourg avec ma voiture et l’ai ramené à Heidelberg, distante de 130km.
Le contact a été immédiatement sympathique et sans façons, la conversation s’est engagée, et j’avoue qu’avec un tel passager, j’étais un peu secoué et ému et particulièrement attentif à la route (c’était le soir), mais Robert Badinter savait si bien mettre à l’aise qu’on n’avait pas l’impression de converser avec un homme de cette trempe et de cette importance.
La conversation a pris un autre tour très vite cependant lorsque nous avons passé le pont de Kehl, il m’a dit : « je me sens étrange, savez-vous que c’est la première fois que je mets le pied en Allemagne ? ». J’en étais stupéfait. Et jusqu’à Heidelberg nous avons parlé de la relation à l’Allemagne, la sienne, évidemment et la mienne dont il était très curieux, puisque j’y vivais et que mon père, d’origine juive avait choisi pour moi l’étude de l’allemand, en langue vivante I, en 1964, parce qu’il pensait que l’avenir était la relation entre la France et l’Allemagne et qu’il fallait faire confiance aux générations futures, le choix scolaire sans doute le plus heureux de ma vie.
En me posant des questions sur ma famille, il a évoqué la sienne, très simplement, et j’avoue que je ne peux évoquer sans émotion cette conversation initiale, entamée immédiatement sur l’essentiel, entrecoupée d’explications sur les villes auprès desquelles nous passions, Baden-Baden, Karlsruhe, Bruchsal…

Nous avions prévu des moments officiels, dont la réception dans « l’Alte Aula » de l’Université de Heidelberg, avec le décorum dû, et les autorités dont la Présidente de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe d’alors, Jutta Limbach, l’ambassadeur de France en Allemagne, François Scheer, un des très grands diplomates de l’époque et une prodigieuse intelligence, il y eut certes des repas officiels, mais aussi quelques repas en petit comité au cours desquels il racontait une foule d’anecdotes, avec un sourire permanent : ce contact avec l’Allemagne ne semblait pas lui avoir déplu.

C’était un invité très « facile », sans exigence aucune, disponible. Ayant eu à traiter d’autres personnages moins prestigieux, j’ai pu mesurer que l’exigence pouvait être quelquefois inversement proportionnelle à la surface réelle de l’invité.
Je le raccompagnai ensuite à l’aéroport de Francfort pour son retour à Paris, la conversation fut plus libre, plus « politique » aussi, sur la situation en France (c’était la cohabitation, l’époque Pasqua etc..) et d‘autres affaires de l’époque dont les médias se font écho. Je me souviens lui avoir confié ma déception quant à la politique éducative des socialistes, et je le vis sursauter, avec une pointe de tension « Pourquoi dites-vous ça ? ». On discutait avec chaleur, et lui commentait très positivement ce premier contact physique avec l’Allemagne. Lorsque nous nous quittâmes, il me dit sa satisfaction d’être venu et ajouta, « si vous avez encore besoin de moi, c’est quand vous voulez ».
Ces journées comptent pour moi parmi les moments les plus forts de ma vie. Je n’en ai jamais parlé, sinon à des amis proches :  on mesure très vite la profondeur d’un homme qui n’était pas vraiment en représentation, qui s’exprimait librement, et qui écoutait avec une telle attention ses interlocuteurs qu’on se sentait presque naturellement enclin à parler de choses enfouies, profondes, dans un moment à la fois exceptionnel (on comprend bien pourquoi), et qui semblait en même temps si naturel, si ordinaire, sans affectation ni distance.
J’ai voulu témoigner de ce souvenir aujourd’hui, où je me sens particulièrement triste, mais en même temps incroyablement privilégié d’avoir pu côtoyer quelques jours un être pareil. Et quand j’entends le rituel des paroles de circonstance qui inondent les ondes, même émises par les immondes, cela me pèse, parce que des Robert Badinter vont cruellement nous manquer dans le monde vers lequel nous filons. Le dernier des Lumières.