Connaissez-vous La Côte Saint André? C’est une petite ville de quelques milliers d’habitants au centre de l’Isère, à une quarantaine de km de Grenoble, avec une longue histoire depuis le Moyen âge, un joli château (le Château Louis XI) et quelques monuments médiévaux.
C’est aussi la ville natale d’Hector Berlioz.
Les relations du public français à Berlioz sont plus ou moins contrastées. Dans ma jeunesse, c’était plutôt les anglais qui servaient particulièrement le répertoire berliozien et notamment Colin Davis, récemment disparu. Il a fallu attendre 1990 pour que l’Opéra de Paris affiche Les Troyens en version intégrale, puis, en 1992 ou 1993, Benvenuto Cellini dans une mise en scène “hénaurme” de Denis Krief et dans la foulée une Damnation de Faust (mieux servie) dans une mise en scène de Luca Ronconi. Mais si en France, Berlioz est un peu trop timidement entré au répertoire des théâtres, à l’étranger, cela fonctionne mieux: il y a de belles productions des Troyens à Londres, à Amsterdam, et on annonce une reprise cette année à Berlin et une nouvelle production à la Scala. Le répertoire symphonique est mieux partagé, on vient d’entendre à Berlin avec les Berliner Philharmoniker une Symphonie fantastique d’anthologie dirigée par Claudio Abbado, on va la réentendre dans quelques jours avec le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dirigé par Mariss Jansons à Lucerne, et à Lucerne toujours, dans deux semaines, Esa Pekka Salonen dirigera Roméo et Juliette avec le Philharmonia. Berlioz vit, et c’est heureux.
L’idée d’un festival Berlioz n’est pas nouvelle, d’une part parce que Berlioz aimait cette forme de manifestation qu’il a plus ou moins inventée, ensuite parce que l’idée d’un grand festival consacré à Berlioz, inspirée de la forme de Bayreuth, a nourri les premières années du Festival à Lyon (sous la direction de Serge Baudo). Il est vrai que le répertoire de Berlioz, entre opéras, cantates, symphonies, se prête bien par son côté spectaculaire à la forme Festival, à condition que la structure de production soit suffisamment riche et puissante pour pouvoir gérer les masses impressionnantes (orchestre et choeurs) que ce répertoire implique, ainsi que l’appel à des solistes qui puissent chanter les rôles, quand on pense à l’Énée des Troyens, ou même à Benvenuto Cellini (rôle qui exige un ténor d’exception) ou même la plus populaire Damnation de Faust (à propos, Jonas Kaufmann fit de la production d’Olivier Py au Grand Théâtre de Genève un inoubliable souvenir) . L’acte I du festival Berlioz à Lyon, prit fin en 1989, mais l’idée fut reprise en 1994 en la liant de manière étroite aux lieux de la jeunesse de Berlioz, à savoir la Côte Saint André. On peut lire l’histoire du Festival sur le site http://www.festivalberlioz.com/.
Programmer un festival Berlioz qui illustre l’oeuvre du maître est complexe à cause des problèmes de coûts, mais aussi de public: il n’est pas sûr que l’on trouve chaque année un public suffisamment nombreux pour venir voir Les Troyens, Benvenuto Cellini et même La Damnation de Faust – cette année tout de même et comme pour me faire mentir, le Festival s’ouvre sur une version scénique de Béatrice et Benedict (mise en scène Lilo Baur), mais sans les dialogues, remplacés par un récitant – ou même ne voir et n’entendre que des oeuvres de Berlioz: Wagner a suscité des pèlerins, mais pas Berlioz. Essentiellement financé par le Ministère de la Culture et de la Communication, la Région Rhône-Alpes, le Conseil Cénéral de l’Isère et la Communauté de Communes Bièvre-Liers et la Commune de La Côte Saint André, c’est un Festival qui draine (et c’est heureux) un public local et régional, assidu, passionné, disponible et curieux, environ 22000 spectateurs, sur une dizaine de jours à la fin du mois d’août. La programmation du directeur Bruno Messina, structurée autour d’une thématique liée à Berlioz, permet d’ouvrir le programme à des formes et à des auteurs divers (cette année Wagner, Beethoven entre autres), dont la musique populaire (Bruno Messina est ethnomusicologue) et à occuper divers lieux alentour.
D’où ce soir Orphée et Eurydice, de Gluck, mais dans la version Berlioz écrite pour Pauline Viardot (soeur de la Malibran) et mezzo soprano, avec les forces de l’Orchestre des Pays de Savoie dirigé par Nicolas Chalvin, et les choeurs et solistes de Lyon Bernard Têtu.
La légende d’Orphée a inspiré comme de juste de très nombreux compositeurs, notamment baroques depuis les origines de l’opéra (Orfeo de Monteverdi, Euridice de Caccini, Orfeo de Rossi pour n’en citer que quelques uns, mais aussi ne l’oublions pas l’Orphée aux Enfers d’Offenbach qui est le pendant bouffe de celui de Gluck qui a toujours bénéficié d’une gloire immense.
Orphée et Eurydice de Gluck est l’un des premiers opéras que j’ai vus dans ma vie de mélomane longtemps liée à la programmation de l’Opéra de Paris. Or, Rolf Liebermann pour sa première (courte) saison en 1973 avait programmé Le Nozze di Figaro, Parsifal, Orphée et Eurydice et un peu après Il Trovatore. Orphée et Eurydice était présenté dans la version faite pour Paris par Gluck (1774) grâce à Marie-Antoinette qui l’avait fait venir de Vienne, dans une mise en scène (peu inventive) de Raymond Rouleau, avec Orphée ténor, et le ténor avait nom Nicolaï Gedda, cette immense gloire du chant, dont je me souviens l’incroyable facilité à l’aigu et les agilités dont il gratifiait le rôle, qu’il était à l’époque à peu près le seul à pouvoir le chanter (il a enregistré le rôle avec Janine Micheau en 1955): c’est que le rôle est en fait écrit pour un contre-ténor, tessiture qui court les rues baroques aujourd’hui et bien moins fréquente sinon inexistante dans les années 50-60. J’ai revu l’Orphée de Gluck dans la version référentielle de Pina Bausch, qu’on aura l’occasion de revoir à l’Opéra-Garnier au Printemps 2014 et dans la version originale italienne (faite pour Vienne en 1762) à la Scala de Milan en juin 1989, dirigé par Riccardo Muti, qui a beaucoup contribué à remettre Gluck à l’honneur, avec Bernardette Manca di Nissa (Orfeo, contralto), Lella Cuberli (Euridice, soprano) et Elisabeth Norberg-Schultz (Amore, soprano) dans une mise en scène de Roberto de Simone (hum). Il a d’ailleurs enregistré cette version avec le Philharmonia et une distribution peu baroque, Agnès Baltsa, Margaret Marshall et Edita Gruberova.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai entendu à La Côte Saint André la version Berlioz, que je n’avais jamais vue et qui n’est pas une totale réorchestration, mais une adaptation du texte musical à de nouveaux équilibres vocaux. L’interprétation donnée n’est donc pas baroque, et l’orchestre des Pays de Savoie (qui a déjà présenté plusieurs fois l’an dernier l’opéra de Gluck, dans le cadre des manifestations autour du tricentenaire de J.J. Rousseau ) joue donc sur instruments modernes, sous l’impulsion énergique de Nicolas Chalvin.
Il faut souligner le travail de cet orchestre et de ce chef sur les territoires alpins, portant la musique là où elle va peu (voire jamais) avec une action très active auprès du jeune public. C’est un orchestre “à géométrie variable”, avec de jeunes musiciens très engagés et l’interprétation offerte est vraiment de très bonne facture, où l’on retrouve l’énergie de Gluck et sa manière d’avoir transformé l’orchestre pour en faire un protagoniste et non un simple écrin pour acrobaties vocales. L’influence de Gluck est presque directe sur Mozart, mais aussi sur Cherubini, sur Spontini, sur Rossini et même sur Wagner. Gluck a transformé l’opéra (à la grande satisfaction de Rousseau), le sortant de la gratuité de l’acrobatie vocale, mais mettant la technique au service de l’expression et de la psychologie des personnages. L’Orphée de Gluck est encore dramaturgiquement assez linéaire et demeure en fait un long et profond lamento d’Orphée, qui tient pratiquement seul la scène d’un bout à l’autre, en dialoguant avec le chœur (excellents chœur et solistes de Lyon Bernard Têtu); c’est dans la nature d’Orphée d’être inconsolable, car c’est cela qui génère son chant et lui fait être un musicien et un poète, Apollinaire l’a bien compris dans sa Chanson du mal aimé.
L’opéra s’ouvre sur un chœur funèbre et sur la mort d’Eurydice: l’action est donc concentrée sur le chagrin, la descente aux Enfers et la remontée d’Eurydice, et elle est si concentrée qu’un ballet a été rajouté par Gluck à Paris (version de 1774) pour fêter le retour d’Eurydice sur terre: on sait quelle importance revêt de ballet dans la tradition parisienne, et cela par ricochet autorisa Pina Bausch à en faire la version que l’on sait; Gluck sans doute aussi se devait aussi d’honorer l’amour et la joie, pour fêter l’amour des nouveaux souverains Louis XVI et Marie-Antoinette: Orphée et Eurydice est créé le 2 août 1774 et Louis XV est mort le 10 mai de la même année.
Vu le symbole que représente Orphée (c’est celui qui par son chant, charme les hommes, la nature vivante (les plantes et les arbres) et les rochers, il est nécessaire d’avoir à disposition un Orphée solide, car sans une voix assise, tout l’édifice s’écroule. Et l’Orphée de la soirée est une mezzo-soprano italienne, Mariana Pizzolato, une jeune sicilienne à la carrière déjà bien engagée qui a étudié à Palerme. Si elle se dédie actuellement au répertoire baroque, c’est plutôt vers Rossini que sa carrière s’est orientée d’abord. Des trois chanteuses, c’est elle dont la diction française est la plus claire, ensuite, la voix, plutôt étendue, sonne particulièrement dans le registre grave. Jolies agilités (habitude de Rossini oblige), et beau timbre. Il faudrait peut-être accentuer l’interprétation et varier la couleur; cela reste un tantinet monocorde quelquefois, mais la prestation et bien plus qu’honorable: elle tient la scène et le rôle.
L’Amour bénéficie de la fraîcheur et du naturel de Bénédicte Tauran, très à l’aise en scène, même quand elle ne réussit pas à en sortir (elle a dû frapper à une porte latérale!). Pour l’Amour, ce côté naturel convient bien. Mais la qualité intrinsèque du chant ne m’est pas apparue totalement convaincante (dans un rôle plutôt épisodique, il est vrai) je n’ai pas trouvé la voix suffisamment allégée, mais plutôt rêche, un peu rude. Il faudra que je la réécoute dans un rôle plus important, car il est difficile il est vrai dans une partie aussi brève d’imposer un style ou une personnalité.
La soprano suédoise Marie Arnet a déjà une carrière bien engagée, avec un répertoire qui va du baroque (Ariodante) à Lulu, ce qui signifie une voix très aiguë capable de dominer un orchestre important. Sa blondeur et son élégance en font une jolie image d’Eurydice. Son chant est bien contrôlé, mais je trouve que la diction fait un peu défaut (très frappant face à Mariana Pizzolato, et aussi face à Bénédicte Tauran – française il est vrai), les paroles ne sont pas sculptées, elles sont plutôt savonnées avec un peu trop d’utilisation du portamento, notamment dans l’air d’entrée (après c’est mieux) évoquant il est vrai “l’agrément” des Champs Elysées: on est d’ailleurs surpris du désespoir d’Orphée d’un côté à l’acte I et de la sérénité résignée d’Eurydice au début de l’acte II; au fond, elle ne semble pas si mal lotie, voilà une idée à travailler pour une mise en scène. Marie Arnet possède un style et une technique bien particuliers (une Eurydice de l’ailleurs…) qui se différencie nettement des deux autres protagonistes. À réécouter dans un autre répertoire…
Mais, même avec quelques réserves, l’ensemble est apparu bien maîtrisé, bien en place et avec un beau relief à tous niveaux. Cet Orphée et Eurydice (un peu) mâtiné de Berlioz, méritait le voyage par sa qualité d’ensemble et l’on ne peut que se réjouir de le voir porté dans ce petit coin de France qui a vu Hector Berlioz grandir, une pierre précieuse dans le jardin de l’évangélisation musicale.
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