THÉÂTRE À LA MC2 DE GRENOBLE: L’HISTOIRE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK, ROI DU CAMBODGE d’HÉLÈNE CIXOUS, Ms en scène Georges BIGOT & Delphine COTTU, d’après la ms en scène d’Ariane MNOUCHKINE

Je sors de la MC2 de Grenoble où je viens d’assister à un spectacle, affiché seulement pour deux soirs,  qui pose de nombreuses questions dont celle, excusez du peu, de la fonction même du théâtre. Beaucoup d’élèves dans la salle, qui étaient un peu désarçonnés à la fin de la première partie: toute cette histoire ne peut vraiment leur parler, et le texte pose un certain nombre d’éléments qui vont exploser en deuxième partie et qui vont accélérer le rythme dramatique. Je ne sais comment les élèves ont été préparés, mais je ne pense pas qu’il suffise de raconter (ou rappeler) les circonstances historiques, et de rappeler (ou apprendre) qui est Ariane Mnouchkine et quel rôle elle a dans notre histoire récente du théâtre pour leur permettre de rentrer dans ce spectacle en langue khmère, relativement minimaliste et donc sans le « spectaculaire » auquel ils sont habitués. Nous touchons là aux limites de l’exercice pour des élèves, et je crains que certains n’aient pas été touchés par la grâce, hélas. Et ce serait dommage, car au milieu de la relative médiocrité de la production théâtrale française depuis quelques années, voilà un moment où il nous est dit que le théâtre peut encore avoir une vraie fonction sociale, historique, cathartique même et que dans sa simplicité même, il est source de forte émotion. Voilà des éléments pour les débats qui vont s’ouvrir dans cette même MC2 les 11,12 et 13 novembre autour de « Re-faire la société », les journées organisées par Pierre Rosanvallon et la République des Idées. Je verrais bien les débats « L’art change-t-il le monde? (Sam.12, 14h30) ou « quelle place pour la culture dans la vie sociale? »(Dim.13, 9h30) être alimentés par des exemples de ce spectacle.
Car s’il peut à mon avis difficilement parler à tous les élèves présents en salle (sans doute à certains, cependant), il nous parle à nous, de cette génération qui a connu la guerre du Vietnam et l’omniprésence de Norodom Sihanouk(qui doit avoir 89 ans aujourd’hui) dans l’actualité (non-alignement, discours de Phnom Penh etc…)  et à nous spectateurs de longue date d’Ariane Mnouchkine. Le travail d’Ariane Mnouchkine est un travail sur l’épopée humaine face aux accidents et tragédies de l’histoire: 1789, qui l’a projetée au premier plan, et 1793 posaient la question du rapport scène-salle, spectateurs-spectacle dans un dispositif où le spectateur était forcément acteur, et acteur d’un drame, la révolution française, qui le touchait directement car il allait au cœur du mythe français. Lorsqu’elle met en scène ce magnifique texte d’Hélène Cixous, en 1985, elle vient de présenter des Shakespeare (Henry IV, La nuit des rois, Richard II) mis en scène en s’appuyant sur des traditions orientales qui ont tourneboulé les spectateurs par leur rigueur et leur vérité: j’ai encore dans l’œil et dans le cœur l’image finale en forme de pietà de Richard II.  Ce soir c’est une histoire orientale qu’elle nous présente, mais cette fois-ci transformée en tragédie shakespearienne, elle en a le souffle, la longueur, la fragmentation, les hoquets, la grandeur concentrée autour d’un personnage emblématique des années précédentes, alors qu’on sortait à peine du cauchemar Khmer rouge (terminé en 1979) et que le Cambodge était encore en pleine occupation vietnamienne. Chine, Russie, USA, Khmers rouges, Vietnam, voilà les piliers sur lesquels se construit le parcours d’un personnage haut en couleur, qui avait fait avec sa voix aiguë et nazillarde les délices de l’actualité des années 60 et du début des années 70.
Ariane Mnouchkine s’est donc proposée de remonter le texte au Cambodge, mais avec des acteurs cambodgiens, fils de ce drame épouvantable qu’ils n’ont sans doute pas connu, mais chargés de l’histoire qui je suppose doit être marquée au fer rouge dans toutes les familles. Je ne m’étendrai pas sur la genèse du projet, je vous renvoie aux sites de la MC2, du Festival Sens interdits, organisé par le Théâtre des Célestins, et qui a bénéficié pour ce spectacle de toute l’énergie de son co-directeur Patrick Penot pour trouver salles et dates, de l’Ecole Phare Ponleu Selpak de Battambang, du Théâtre du Soleil bien sûr où le spectacle sera joué du 23 novembre au 4 décembre.
Le projet a été confié par Ariane Mnouchkine à Georges Bigot,

(Georges Bigot dans la scène du Spectre de Suramarit à la création en 1985)

l’interprète de Sihanouk (prix de la critique en 1986) à la création du spectacle et à Delphine Cottu, comédienne de nombreux spectacles de Mnouchkine et metteur en scène. Bien sûr la base en est la mise en scène originale de Mnouchkine, on reconnaît le dispositif scénique, et l’orchestre latéral qui joue la musique de Jean-Jacques Lemêtre, sur instruments orientaux, qui rythme de manière très scandée les scènes (la manière dont est mise en musique la révolte anti-vietnamienne est impressionnante), un dispositif allégé, des costumes et des accessoires minimalistes, pour permettre au spectacle de tourner tant soit peu.
Les comédiens khmers ont fait un prodigieux travail avec les deux comédiens metteurs en scène qui se sont jetés à corps perdu dans l’aventure: ces jeunes comédiens se sont ainsi réappropriés leur histoire, qu’ils racontent dans leur langue, avec une intensité incroyable: le discours de Saloth Sar (Pol Pot) interprété par une femme (Chea Ravy) donne le frisson et tétanise la salle, l’interprétation de San Marady, une autre femme, de 24 ans, qui joue Sihanouk, un Sihanouk presque enfant, avec cette voix caractéristique est vraiment impressionnante,  de mobilité, de jeunesse qui semble éternelle : dès le début, sorte de distribution des bienfaits à la Saint-Louis-sous-son-arbre, le spectateur est perplexe et surpris, quelle prise de risque! Comme je le disais plus haut, la pièce trouve ses racines dans Shakespeare, cette manière de centrer autour d’un personnage dont on n’arrive pas à trouver la vérité (sauf au moment où il dit qu’il est le Cambodge, le texte est bouleversant), cette manière aussi de faire se succéder des dizaines de personnages dans des scènes courtes, de poser les éléments du drame sans que l’on ne voie vraiment les fils se tisser, notamment dans la première partie, où nos jeunes se sont un peu perdus: le Cambodge, pris dans la guerre du Vietnam, entre les USA, la Russie et la Chine, victime d’une guerre qui le dépasse, avec un chef qui refuse de choisir, et qui laisse en même temps s’installer à l’intérieur de ses frontières des bases arrières de Vietcongs, les luttes intestines, les traîtres, tous les éléments d’un drame sont réunis. Le fait de faire jouer des hommes par des femmes est aussi shakespearien (en négatif, puisque les hommes jouaient des femmes sous Shakespeare, mais Cixous est une grande féministe devant l’éternel) le mélange humour/drame, les moments de tension alternant avec des sourires ou des rires

(comme dans l’apparition du spectre du père, Norodom Suramarit), on  sent chez Cixous l’angliciste qui connaît son Shakespeare sur le bout de l’âme. Cela permet de revenir d’ailleurs à notre regard sur les politiques, tantôt mâtiné de Feydeau (Deschanel, Felix Faure) tantôt mâtiné de Shakespeare (la récente affaire DSK est dans ses premiers jours est un véritable drame shakespearien) et surtout à cette fonction de la tragédie qu’est la catharsis: les cambodgiens sur scène, et en salle (le spectacle a été joué au Cambodge) ont vécu un moment authentiquement cathartique. Un théâtre qui pose l’histoire et qui en dessine les éléments portants, qui permet à un peuple de se regarder est toujours du vrai et du grand  théâtre. A quand une fresque sur la France de 40? Ce théâtre de la vérité et de l’émotion fait vibrer la salle à la fin , lorsque les comédiens entonnent l’hymne cambodgien, dans un grand silence ému, et même lorsqu’ils entonnent une chanson sur Phnom Penh, et qui m’a semblé une chanson d’amour de cette ville. Je vais peut-être dire une bêtise, mais j’ai ressenti une émotion forte, à l’évocation de la ville martyr, qui est semblable à celle qui m’étreint lorsque j’entends « Berliner Luft », de Lincke (qui date de 1899), non pas que cet air de marche très enlevé soit un chef d’œuvre musical, mais mettre cet hymne non officiel de Berlin en relation avec cette ville qui a retrouvé son unité,  et qui est en train de redevenir la ville la plus ouverte, la plus diverse de l’Allemagne d’aujourd’hui, (ce qu’elle était aussi dans les années Vingt) après avoir été malgré elle le symbole d’une folie tyrannique me faisait dire en entendant ces jeunes comédiens que faire du théâtre, c’est un vrai signe d’espoir, un vrai signe que les choses changent. Sans théâtre, sans aller au théâtre (et au Cambodge, il y a une vraie histoire et une vraie tradition) une société meurt. Le théâtre est le signe de la civilisation. Donc, si vous êtes sur Paris, allez,  courez voir ce spectacle dont nous n’avons vu que la première partie (3h30). Comme les grands drames, il se clôt sur le choix tragiquement ironique de Sihanouk d’accepter de prendre la tête de la résistance communiste khmère et des khmers rouges qu’il avait toujours combattus, on sait ce qu’il en adviendra. A suivre donc…

Une réflexion sur « THÉÂTRE À LA MC2 DE GRENOBLE: L’HISTOIRE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK, ROI DU CAMBODGE d’HÉLÈNE CIXOUS, Ms en scène Georges BIGOT & Delphine COTTU, d’après la ms en scène d’Ariane MNOUCHKINE »

  1. Bravo pour ce bel article et cette fin analyse du spectacle, et très contente qu’il vous ait plu.
    Je réponderai juste sur la première partie concernant les élèves dans la salle et leur sensibilisation (j’en parle d’autant mieux que je travaille à la MC2 et que j’ai sensibilisé plusieurs classes à ce spectacle). C’est en effet un spectacle « difficile » pour élèves qui ont peu ou pas l’habitude d’aller au théâtre. Dans la salle, il y avait des élèves d’options, spectateurs habitués donc à voir des spectacles très différents et certains exigeants. Il y avait également des élèves plus novices, moins habitués des salles. Je les avais donc rencontré en amont. Comment sensibiliser à ce genre de proposition? Question difficile en effet. Je leur ai donc parlé de l’histoire du Cambodge et plus largement de la Guerre Froide et du contexte géopolitique; puis de la pièce en elle même, la période évoquée, les personnages en présence. Et surtout de l’aventure de ce spectacle, le Théâtre du soleil, la première version puis le choix de remonter cette pièce avec de jeunes cambodgiens. Bien sûr que le sujet est complexe et que le contexte leur est mal connu. En revanche, les élèves ont été sensibles à cette belle aventure humaine, à ces élèves cambodgiens dont certains sont orphelins suites aux exterminations des khmers rouges; j’ai surtout insisté sur cette découverte d’une autre culture, d’une autre langue, d’une autre musique; le surtitrage était aussi une vraie découverte pour beaucoup. Et même si certains ne sont pas restés jusqu’au bout, on peut difficilement leur en vouloir. Les enseignants m’ont dit après coup que la plupart des élèves n’avaient pas regrettés d’être venus parce qu’ils avaient découvert une autre facette du théâtre. Au delà du fond, la dimension très humaine de cette aventure ne les a pas laissés indifférent. Et je crois que c’est finalement l’essentiel: le théâtre comme espace de rencontre; c’est précisément ce message que je voulais leur transmettre et j’ai le sentiment qu’il leur est parvenu.

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