Prokofiev:
Symphonie n°1 en ré majeur « classique »op.27
Roméo et Juliette, extraits des suites d’orchestre n°1 et n°2 op 64 a et b
Chostakovitch:
Symphonie n°5 en ré mineur op.47
Il y a dans l’art ce merveilleux de la permanence: au-delà des clivages, au delà des vicissitudes politiques, au-delà des drames de l’histoire, l’art et ses serviteurs sont au rendez-vous. Voir le Philharmonique de Saint-Petersbourg (que j’ai connu comme Philharmonique de Leningrad dans mon jeune temps) et Yuri Temirkanov, c’est évidemment toucher cette permanence, cette tradition de 130 ans (ils ont été fondés en 1882) qui défie les circonstances et les contingences. Tels ils sont, tels ils étaient: extraordinaires.
Ce soir ils donnaient un programme fait de deux compositeurs qui ont joué à cache cache avec le pouvoir stalinien, Prokofiev, qui était dedans-dehors, et Chostakovitch, qui vivait dedans et composait trop souvent « en dehors », en dehors de la ligne, en dehors des schémas, des classicismes, des conformismes. Lui aussi donc, un dedans-dehors, peut-être plus radical que Prokofiev. L’orchestre donnait un programme d’ œuvres qu’il a créées, pour une grande part, la Symphonie Classique de Prokofiev en 1918, et la Symphonie n°5 de Chostakovitch en 1937, ainsi que la suite d’orchestre de Roméo et Juliette n°2 là aussi en 1937. Ce qui nous été donné à voir ou à entendre, c’est le génome de l’orchestre, tout simplement.
Que cet orchestre impérial (fondé pour Alexandre III et sa cour) se retrouve un soir à Grenoble – c’est sans doute la première fois que se produit une phalange d’un tel prestige, est en soi exceptionnel, et il faut en remercier Michel Orier, directeur de la création artistique au Ministère de la Culture et ex-directeur de la MC2; il reste à espérer que son successeur Jean-Paul Angot fasse de même.
Et il y a aussi Yuri Temirkanov, le successeur du mythique Mravinsky (50 ans à la tête de l’orchestre) depuis 1988. Temirkanov, qui étudie à Leningrad le violon et l’alto, le pur produit de l’école russe de direction d’orchestre, issu du conservatoire de Leningrad, qui commence à 27 ans une carrière qui l’amènera dans le monde entier. Succéder à Evguenyi Mravinski en URSS, en 1988, c’était à peu près comme succéder à Karajan l’année suivante pour Abbado. Faire exister l’orchestre après l’irremplaçable: c’était le défi. Et pourtant, autant le Philharmonique de Berlin change avec ses chefs, autant le Philharmonique de Saint Petersbourg, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, reste le même. Il est de ces orchestres immuables, tels qu’on les connaissaient avant la « mondialisation » de la musique classique. En occident, les orchestres sont aujourd’hui plurilingues, multinationaux par leurs membres, et on leur reproche d’aller quelquefois vers un son uniforme et sans âme, alors que Saint Petersbourg, c’est au contraire un orchestre vraiment national, un orchestre de racines, qui est incomparable, par le son, par le répertoire, par l’incroyable personnalité. Et pourtant, Yuri Temirkanov fait le modeste, avec son geste limité, et minuscule quelquefois: il dirige, dirait-on, par signes plus que par gestes, faisant avec ses deux mains, sans baguette, des signes entendus, confirmés par quelque sourire en coin, il ne prend pas la musique à pleine mains, mais il a caresse, il la titille, il la déchaîne d’un minuscule geste: il y a des mouvements qu’on devine sans les voir tant les mains bougent et pas les bras. Temirkanov le « simple » qui réussit à obtenir de l’orchestre par ses seuls regards ou son sourire en coin, une précision métronomique dans les gestes et dans le son. Rarement j’ai vu des cordes au geste si précis qu’on a l’impression de la reproduction par dizaines du même mouvement, de la même amplitude, du même engagement, ce qui produit un son compact, plein, et un son authentiquement collectif: époustouflant. Et ce n’est pas mécanique, c’est extraordinairement contrôlé, et en même temps joyeux; joyeux par les si nombreux sourires des musiciens entre eux, ou pour soi , joyeux et serein. De cette sérénité qui construit des montagnes. Ici ni de la part du chef, ni de ses musiciens, pas de gestes démonstratifs, pas de mouvements de l’orchestre comme des vagues ou une mer déchainée, non, le son explose du fond d’une machine impeccablement entretenue, huilée, d’une machine humaine toute dédiée à son œuvre, et à son chef. Une merveilleuse bête humaine.
Quand on entend les premières notes de la Symphonie classique, on comprend de suite le propos: Prokofiev voulait une œuvre qui fût à la fois un hommage au monde de la symphonie de Haydn, en privilégiant un orchestre calqué sur l’orchestre du XVIIIème, influencé par son maître Glière, grand admirateur de Haydn, mais avec un système référentiel du XXème, y compris de l’école de Vienne. J’ai l’habitude du Prokofiev d’Abbado, énergique et élégant. Temirkanov propose un Prokofiev très raffiné, avec des sons d’une grande délicatesse, d’une très grande légèreté, y compris dans le premier mouvement si vital.
Le larghetto confirme largement cette option d’où émerge à la fois une délicatesse de salon, et une certaine tension. Magnifique dernier mouvement, tout en dynamique comme une course au son, qui reste néanmoins très dominé (ah, les flûtes!).
Les suites de Roméo et Juliette sont issues de ce premier grand ballet de l’ère soviétique, crée en Tchécoslovaquie en 1938, dont Prokofiev a tiré trois suites (la troisième est peu connue). Les extraits présentés sont dans le désordre, mélangent Suite n°1 et 2 qui elles mêmes ne suivent pas l’ordre des scènes. Cela s’ouvre par Montaigus et Capulets, le moment le plus connu de la partition, qui pose à la fois les antagonismes, une certaine grandeur et aussi une certaine lourde violence, d’autres extraits font irrésistiblement penser à Pierre et le Loup, et l’orchestre sait contrôler le volume, et les rythmes souvent légers et dansants et syncopés. J’ai beaucoup aimé la tendresse, la douceur, et la jovialité de « Juliette jeune fille » et surtout la suavité avec laquelle le chef emmène l’orchestre, ainsi que « Masques » avec son côté mystérieux et aussi ironique. Bref, variété, couleur, acrobatie sonore et virtuosité ont émaillé cette première partie dédiée à Prokofiev, mais ce qui frappe, c’est la capacité de Temirkanov à obtenir de l’orchestre une incroyable palette de couleurs, lourdeur et légèreté, délicatesse et brutalité, tout cela se tisse dans un feu musical intense. Merveille
Chostakovitch a composé sa Symphonie n°5, on le sait, « comme la réponse d’un compositeur à de justes critiques » après l’accueil terrible de Staline à sa Lady Macbeth du district de Mtzensk qui avait signé la disgrâce du compositeur,: il se voyait déjà arrêté. Il compose donc une symphonie d’une facture très classique, d’une longueur habituelle (40 minutes) en quatre mouvements (moderato, allegretto, presto, allegro non troppo). En fait Chostakovitch veut à la fois se montrer docile et faire comprendre à qui veut l’entendre qui ne l’est pas tant. Son final très optimiste fait contraste avec la majeure partie d’une symphonie plutôt douloureuse et recueillie. Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’on entend Mahler partout, Mahler et donc partout une douleur structurelle . Le largo (troisième mouvement) entièrement joué sur les cordes et le hautbois est particulièrement emblématique, et comme les cordes du Philharmonique de Saint-Petersbourg sont prodigieuses, sublimes, il en résulte une forte tension et une infinie tristesse, on navigue sur une vague d’émotion intense. Et le dernier mouvement n’en paraît que plus banal, écrit pour rattraper l’opéra maudit: » les transports de joie ont été obtenus par des menaces » , Chostakovitch insistera bien sur l’artifice de ce final, là aussi très mahlérien, mais c’est un Mahler surjoué. Il n’est que de voir l’hystérie collective qui saisit les cordes dans le crescendo final avec leurs mouvements rapides, saccadés, tous ensemble, en une sorte de danse presque macabre, rien moins qu’optimiste. Non Chostakovitch ne positive pas, il prend la pose, la posture de la joie, mais il reste en retrait.
Enorme succès, bis extraordinaire de tension et de technicité (sons mourants à se damner) et en sortant le regret que ce passage à Grenoble se limite à un soir. Il est vrai que ce n’était pas plein, qu’il y avait des rangées vides, à cause du prix exceptionnel pour Grenoble (76 €) et évidemment les absents avaient tort, grand tort parce que le paradis n’a pas de prix.
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