Revoir un spectacle aimé, constater qu’il n’a rien perdu de sa magie, et donc retrouver mes émerveillements de spectateur c’est un privilège qui m’a été donné à Lyon ce lundi et je vous engage à vous l’offrir pour les fêtes, puisque l’opéra se joue jusqu’au 29 décembre.
L’Univers de Stefan Herheim, norvégien vivant à Berlin, est toujours dans la plupart de ses spectacles construit sur deux piliers :
– le concret : ses décorateurs prennent un soin jaloux à reconstituer un salon (Parsifal à Bayreuth), une chambre d’hôpital (Bohème à Oslo), une rue (Rusalka à Bruxelles et Lyon) avec une exactitude maniaque, jouant des espaces grâce à des jeux d’ombres (Meistersinger à Salzbourg) ou des miroirs (Parsifal ou Rusalka), multipliant les effets d’illusion.
– La magie du théâtre : Herheim aime à jouer des effets de théâtre, illusion, changements à vue virtuoses, brutaux changements d’éclairages.
Formé à l’école de Götz Friedrich, Herheim s’empare avec parcimonie des armes d’aujourd’hui, vidéo, numérique, réalité augmentée. Ici le monde aquatique est parfaitement suggéré par des projections vidéo, mais c’est le seul moment où les techniques du jour sont utilisées pour créer un effet, pour le reste, c’est de la pure machinerie théâtrale. Ce qui me fascine dans ce travail c’est son côté Châtelet, c’est à dire son art de faire du spectacle, d’en mettre plein les yeux tout en construisant du sens autour du livret .
Malheureusement, ses derniers travaux sont restés pour moi en deçà de ce que j’avais vu il y a quatre ou cinq ans, mais cette reprise montre quel magicien il sait être, et quelle énergie il sait faire naître sur un plateau, tout simplement parce que son travail est merveilleusement musical.
Ainsi de Rusalka, ce conte de fées ravageur inspiré de la Petite Sirène d’Andersen et de l’Undine de Friedrich de la Motte Fouqué, qui raconte l’histoire d’une ondine désireuse d’aimer et donc de devenir mortelle (car aimer est le privilège et la croix des humains) et qui découvrant le monde des hommes, en sort laminée.
Devenir mortelle ? C’est évidemment être d’abord au milieu des hommes ; il faut donc montrer un univers du quotidien humain : une rue, une église, un bar, une bouche de métro, la pluie, des gens allant et venant, ouvriers, mères avec leurs poussettes, SDF, prostituées. Le monde quoi…un univers nocturne, une humanité mécanique et comme inhumaine.
Herheim lit le livret comme l’histoire d’un homme et d’une femme qui se démultiplient de manière schizophrène, et donc adapte l’environnement à ces visions : maître des eaux et marin (le Prince) portent le même pyjama et aiment des femmes qui sont un double l’une de l’autre. Le maître des eaux lui-même est partout, même lorsqu’il ne chante pas, comme quelqu’un qui manipule toute l’histoire. Herheim lui-même fait remarquer que les personnages n’ont pas d’identité (Vodnik=maître des eaux, Rusalka=Ondine, Jezybaba=sorcière) et que c’est en fait une facilité pour une identité diffractée et multiple, dans un mode quel qu’il soit imprégné par l’eau.
Herheim ouvre dans un long silence prémusical, et montre ce mouvement des êtres entrant sortant et marchant dans les bruits de la rue comme des automates allant on ne sait où d’un pas décidé, dans l’humidité d’un soir évidemment pluvieux. Les hommes c’est ça. Et d’emblée, ce n’est pas très gai.
Il transforme l’histoire de l’Ondine, qui rêve d’un amour humain, d’un mari et d’une vie de couple, en un rêve de prostituée, désireuse d’une « vraie » vie. La prostitué vit une vie en marge et sans amour : en cela il la rapproche de la vie de l’Ondine, confinée dans un monde aquatique en marge du monde humain. Mais le conte est cruel. Il n’y a pas d’amour vrai et l’on ne peut se libérer de son monde ni de son état. Pour nous l’asséner, il va jouer en permanence sur plusieurs niveaux, de la réalité au rêve, dans une sorte de tourbillon, pour revenir à la réalité la plus sordide à la fin. La réalité, c’est la prostituée dans sa rue. La métaphore, c’est la même rue vue comme un monde du fond des eaux, avec ses algues et ses sirènes, avec son génie des eaux. Le rêve, c’est le Prince charmant et son palais, encore dans la même rue qui se transforme en une fête éblouissante impliquant scène salle et fosse au 2ème acte, un bal de monstres marins sympathiques ou de personnages difformes qui font penser un peu à la Cendrillon de Maguy Marin..
Dans chaque ambiance, les mêmes personnages changent de statut. Dans le monde réel, le prince est un marin qui passe (un marin… toujours l’eau évidemment), le génie des eaux est un employé de bureau qui rentre chez sa mégère de femme. Ce ne sont que jeux de doubles, où plusieurs vies se déroulent en parallèle, se heurtent, se rencontrent, se détruisent mutuellement. C’est bien là la magie de ce travail qui laisse son espace à l’univers du conte, ou plutôt de l’imaginaire ou de la fantasmagorie mais qui en même temps construit une sorte de roman noir. Le Prince ne supporte bientôt plus l’érotisme glacé de l’Ondine qui ne connaît pas les secrets du plaisir et qui d’ailleurs ne peut les connaître : il retournera bien vite à la femme, la princesse étrangère bien plus habile à réveiller les sens.
Tout se terminera dans un drame, dans le sang, dans le crime et la jeune ondine retrouvera son trottoir. Le monde quel qu’il soit est sordide.
Grâce à l’inventivité de sa décoratrice Heike Scheele, et les merveilleux éclairages de Wolfgang Göbbel, il nous montre un univers à la fois réaliste et imaginaire, une sorte de carrefour avec à jardin un café inspiré d’Edward Hopper s’appelant tantôt Lunatic tantôt Solaris selon qu’on est dans l’espace nocturne des esprits ou l’espace diurne de l’espoir car il ne cesse de changer les points de vue et à cour une vitrine qui variera tout au long de la soirée , soit un sex shop, soit un magasin « Pronuptia », soit une boucherie, en lien avec ce qui se passe en scène : la prostituée qui veut se marier et dont l’histoire se termine dans le sang…En bref, on ne risque jamais de s’ennuyer. La bouche de métro où traîne Jezibaba, la sorcière SDF de service devient selon qu’on est jour ou nuit, terre ou eau, un étal de fleuriste tenu par une Jesibaba petite bourgeoise et des miroirs géants changent selon leur orientation la nature de l’espace perçu par le spectateur.
Les esprits chagrins ont pu regretter une relative infidélité au livret, mais on sait depuis Bettelheim que les contes de fées cachent de terribles histoires, faites de violence et d’horreurs : en voilà l’application directe, tout en préservant par le tourbillon permanent des personnages et des décors volontairement mouvants (en un « clip clap » dit Herheim lui-même) l’idée d’une réalité impossible à saisir. Quelle est la réalité ? où est le miroir, le reflet, le réel, le rêvé…C’est ce doute-même qui est doute théâtral fondamental que Herheim nous donne en pâture.
On se souviendra longtemps de ce deuxième acte étourdissant, cette fête phénoménale qui cache en fait le drame de Rusalka, la fête est explosive et l’âme est explosée. Toute la nature de cette approche est là, dans des sables mouvants permanents, où tout bouge, comme ce reflet tremblant de la salle de théâtre, comme cette image minuscule du chef dans un coin de miroir, comme si au fond c’était là notre monde de paillettes et d’illusions, de joie factice à la Ginger et Fred de Fellini. Avec une jolie vision de la star d’opéra ou de la star de musical
À cette mise en scène virtuose, correspond un plateau qui défend admirablement l’œuvre.
Le jeune chef russe Konstantin Chudovsky après un début un peu hésitant entre lyrisme et sécheresse (il est vrai que comme souvent l’acoustique de Lyon n’est pas favorable aux épanchements lyriques), réussit à soutenir avec ferveur, chaleur et un joli dynamisme une musique aussi chatoyante qui doit beaucoup à Wagner… Cette énergie se lit au 2ème et au 3ème acte particulièrement réussis, avec un orchestre très bien tenu. À l’évidence c’est un chef à suivre, car il a réussi à donner une très belle couleur à cette œuvre en réussissant à valoriser les pupitres de l’orchestre, globalement sans aucune scorie.
Le plateau réuni est d’une belle homogénéité, à commencer par les artistes du studio de l’opéra, particulièrement valeureux, comme le chasseur (et prêtre) de Roman Hoza. Les trois fées des bois (Michaela Kušteková, Veronika Holbová, Yete Quieroz) qui ouvrent l’opéra, telles les filles du Rhin de l’Or du Rhin, elles aussi membres du studio, ont remporté un beau succès mérité et les rôles de complément, tenus aussi par des artistes de chœurs, sont très bien défendus. C’est aussi aux « petits » rôles qu’on juge d’une maison de qualité. Jolie Princesse étrangère de Annalena Persson, voix puissante et bien posée. La Jezibaba de Janina Baechle est vraiment remarquable dans ce rôle, la voix est sonore à souhait, avec une vraie capacité à colorer, à interpréter, et le personnage est magnifiquement campé et totalement convaincant. Magnifique timbre chaleureux et doux du Maître des eaux de la basse hongroise Károly Szemerédy, mais en même temps belle projection et surtout très belle incarnation d’un personnage à la fois manipulateur et un peu perdu. C’est vraiment une belle découverte, tout comme le ténor Dmytro Popov, voix lumineuse , bien placée, avec une diction d’une rare clarté et qui est un prince peut être pas scéniquement toujours à l’aise, mais impeccable vocalement. Sans nul doute un ténor à suivre qu’il faudra entendre dans Puccini…
Quant à Camilla Nylund, elle domine le rôle de Rusalka de bout en bout. Elle le chante depuis longtemps (je l’avais entendue à Salzbourg en 2008 dans la mise en scène bien plate de Sergio Morabito et Jossi Wieler qui plaçaient l’intrigue dans un bordel, l’idée d’une Rusalka prostituée n’est pas nouvelle), et sa voix à la fois large, bien assise, aux aigus parfaitement dominés : un chant sensible, pudique, avec une merveilleuse ballade à la Lune, comme il se doit, perchée sur une colonne Morris qui se transforme en aquarium dans laquelle baigne la queue de la sirène…et qui ressemble aussi à une sorte de bocal où vit une Ondine, comme un bocal de laboratoire ou qui affiche un spectacle appelé Poseidon, puis l’opéra de Dvořák lui-même. Camilla Nylund est une de ces artistes qui est toujours au rendez-vous, qui s’adapte parfaitement aux rôles et aux exigences de mise en scène : son Elisabeth à Bayreuth dans la mise en scène de Baumgarten réussissait à s’affirmer et même à dominer le plateau, au milieu des tubes et des cuves à gaz liquéfié. Ici, elle a affirme à la fois une vraie personnalité et en même temps une vraie fragilité. Une artiste xemplaire.
Au total, une reprise certes d’un spectacle vu à Bruxelles, à Dresde, à Graz, à Barcelone, mais le spectacle a une telle force qu’on a l’impression de le redécouvrir sans cesse: il a la force de ces spectacles qui ne vieillissent pas et donc toujours neufs. Lyon affiche Stefan Herheim pour la première fois en France : c’est souvent à Lyon qu’on découvre les artistes que l’Europe acclame depuis des années. On verra l’an prochain ses Meistersinger salzbourgeois à Paris, moins réussis à moins qu’il ne revoie sa mise en scène. En tous cas, si vous voulez une vraie fête musicale et scénique, c’est à Lyon qu’il faut aller, Rusalka se joue jusqu’au 1er janvier, c’est une merveilleuse occasion d‘ouvrir l’année alla grande. [wpsr_facebook]