Après le beau Falstaff de la veille, ce Nabucco honorable déçoit un peu. Certes, il s’agit du cast B (grande tradition scaligère qui affiche systématiquement pour le répertoire italien deux casts, l’un fait des stars, l’autre des espoirs – enfin, on espère-). Ce soir donc pas de Lyudmila Monastyrska, qui a remporté tous les suffrages lors de la Première en Abigaille (voix large, bien posée, présence etc…), mais la jeune Lucrecia Garcia, et Ambrogio Maestri, Nabucco prévu, est souffrant et se trouve remplacé par Leo Nucci. Au total, on n’y perd pas trop, d’autant que Zaccaria est l’espoir ukrainien Dmityi Belocelskyi, une jeune basse qu’on commence à entendre un peu partout, et Ismaele Alexandrs Antonenko qu’on ne présente pas.
Il est difficile de réussir Nabucco, d’abord parce que le public attend le choeur “Va pensiero” qui est le seul air qu’il connaît, ensuite parce que la musique alterne pour mon goût des grands moments lyriques et d’autres un peu plus faciles, même si Verdi fort intelligemment attribue à chacun une mélodie qui lui convient, ainsi du personnage de Nabucco, dont les airs semblent ou martiaux et cohérents, ou déconstruits et désordonnés, ou vers la fin intensément lyriques. Le rôle le plus terrible est celui d’Abigaille, “lirico spinto spinto”, tellement spinto que les aigus et suraigus sont ravageurs et qu’on donne le rôle à des chanteuses surdimensionnées pour ce répertoire, alors que sa difficulté est un mélange d’héroïsme et de lyrisme, et que Abigaille n’est pas une Turandot: on doit sentir une certaine chaleur, le personnage est sans doute jaloux, envieux, ambitieux, mais en même temps fragile (elle croit être la fille du roi et découvre que c’est une esclave): cette fragilité là en fait un personnage à travailler et à approfondir: la majorité des mises en scène en font une bête sauvage. Lors de la création de Nabucco à Garnier, sous Liebermann, Abigaille était la grande Grace Bumbry, superbe, aristocratique, élégante, émouvante, mais le public imbécile des soi-disant spécialistes parisiens, grands ignorants devant l’Éternel (et Nabucco est l’opéra de l’Éternel), l’avaient huée d’une manière sauvage, pas d’autre mot! Pourtant je me souviens que Bumbry qui évidemment avait du mal dans les aigus et les fameuses “scalette”, avait un tel port, une telle présence, et un tel chant – dans les moments plus lyriques – qu’elle dominait le plateau et m’avait littéralement fasciné. En choisissant Renata Scotto, Riccardo Muti dans son enregistrement (le plus beau à mon avis sur le marché), avait sciemment choisi quelqu’un qui sait chanter, et donc sait masquer ses limites (avec le français Matteo Manuguerra en Nabucco) en privilégiant le chant lyrique et rigoureux plutôt que le gosier sans âme.
Le même Muti avait ouvert la saison 1986-1987, sa première saison de successeur d’Abbado, par un Nabucco de folie. Je me souviens de ce 7 décembre où le Maestro, encore marqué par la vigueur de ses premières années, par l’énergie et le souci de montrer l’arrivée d’une nouvelle ère, avait bissé le “Va pensiero”, faisant déjà pleurer le public, qui était oui, je le répète, en folie, malgré une production médiocre (Roberto De Simone), mais avec Ghena Dimitrova et Renato Bruson.
La production de Daniele Abbado se distingue par son élégance, par les éclairages suggestifs de Alessandro Carletti et par un effort pour proposer une vision hiératique, grise, sans rien de “décoratif”, qui est une allusion au malheur structurel du peuple juif: la première scène se déroule au milieu de dalles qui rappellent le Mémorial berlinois de la Shoah, reposant sur un espace sableux, que Nabucco détruit sauvagement. Cette belle idée n’est pas poursuivie, les personnages sont uniformément gris, qu’ils soient partisans de Nabucco ou qu’ils soient opprimés, habillés plus ou moins années 40, et les mouvements restent assez limités (le chœur Va pensiero est cependant très bien réglé, les masses étant très concentrées au centre du plateau. Abigaille est en robe lamé gris et manteau noir, et Nabucco en costume croisé gris, puis il se délite avec sa déchéance jusqu’à chanter en marcel son fameux air “Dio degli ebrei, perdono”. Le fond de scène est occupé par des projections vidéo illustratives qui ne rajoutent rien à l’intrigue. Un travail essentiellement décoratif, qui s’est concentré sur le personnage de Nabucco, bien dessiné, un Nabucco déjà mûr, vieilli (donc cohérent avec l’interprète) qui n’a rien de la bête triomphante que l’on voit d’habitude. Pour le reste: rien. Une élégante médiocrité, des jolis tableaux, mais rien d’inventif, rien de neuf, rien de vraiment intéressant.
Je n’ai jamais vraiment vu des mises en scènes totalement convaincantes de Daniele Abbado, mais j’en ai vues de bien meilleures. Une vision qui ne colle pas à la dynamique musicale. On dira qu’il ne s’est pas vraiment fatigué: “onesto e modesto”.
Le plateau est incontestablement dominé par Leo Nucci, certes la voix n’a plus d’éclat, et marque “des ans l’irréparable outrage”, mais est présente, bien projetée, bien dominée, et surtout, tient à la fois la distance, les aigus, et propose une véritable interprétation. Nucci a renoncé à faire du sous-Rigoletto (oeil noir, regards circulaires, bosse qui gonfle dans le dos!) et se concentre d’une manière totalement intériorisée, et c’est vraiment très beau. J’avais beaucoup de doutes, mais non, ils se sont évaporés: Nucci est un grand Nabucco, et campe un personnage qui est cohérent avec son âge et l’état actuel de la voix. Le Zaccaria de Dmityi Belocelskyi a un assez bel aigu, mais quelques notes très graves totalement détimbrées (inquiétant pour une basse!), il reste que le personnage existe, que les airs assez nombreux dans l’œuvre sont bien sentis, projetés, avec une certaine dynamique. Un artiste à réentendre, et qui devrait prendre plus d’assise.
La voix d’Alexandrs Antonenko est surdimensionnée pour Ismaele: on attendrait un timbre plus suave, une couleur plus chaude, une voix plus ronde, et on a comme d’habitude une voix énorme bridée par ce rôle relativement réduit, et comme d’habitude aussi, aucun ressenti, aucun engagement, aucune vraie recherche interprétative, tout en restant honnête et passable.
Du côté des dames, la Anna de Silvia della Benetta se fait très bien entendre dans les ensembles et notamment à la fin (on n’a pas l’habitude de la noter), et la jolie surprise vient de la frèle Nino Surguladze en Fenena. La voix n’apparaît pas avoir de corps au départ, mais peu à peu elle prend de l’assurance, et surtout du volume, un volume surprenant dans son air final “O dischiuso è il firmamento”, une voix bien construite, une technique solide: à suivre.
Eh! oui, je vous vois, la langue pendante, vous disant que j’ai oublié Abigaille l’essentiel: Lucrecia Garcia. Cette jeune chanteuse vénézuélienne commence à chanter les grands rôles verdiens partout: Amelia, Aïda, Abigaille qui nécessitent une voix large et de solides aigus. Elle a les graves, un beau registre central, des aigus bien dominés, pris avec justesse, et donc apparemment pas de problème. Mais la qualité intrinsèque de la voix n’est pas séduisante, elle a tendance à savonner les terribles “scalette” qui tombent dans un grave impossible, et surtout, n’arrive pas à colorer les moments lyriques: cela reste sans grand engagement, sans grande sensibilité. Elle obtient un certain succès, mais pas un triomphe. Je reste circonspect, elle ne m’a pas convaincu, même si je sais qu’on ne trouve pas des Abigaille sous n’importe quel sabot. A sa place j’aurais peut-être vu ma chère Raffaela Angeletti, elle la vaut techniquement et a beaucoup plusd’intelligence du texte. Lucrecia Garcia peut remplir le volume de Vérone, mais pas le cœur de la Scala. Il reste que là aussi, c’est plus que passable, c’est vraiment honnête sans être vraiment intéressant.
Musicalement, Nicola Luisotti qui vient de prendre la direction musicale du San Carlo de Naples, tient de manière très solide un orchestre parfaitement en place: c’est très clair, c’est très dilaté, chaque phrase s’entend, se développe, avec un orchestre vraiment translucide. Incontestablement, c’est un très bon chef, très attentif, et qui cherche à soutenir et accompagner les chanteurs. Mais son parti-pris un peu cérémoniel, qui colle à une mise en scène un peu ritualisée avec sa disposition des chœurs toujours très étudiée, ne rend pas justice au dynamisme, ni même oserais-je dire, aux boursouflures du jeune Verdi. Cela manque de feu, cela palpite peu, cela n’halète pas. On est très loin des miroitements du Falstaff de la veille, il est vrai que nous sommes à une distance de 51 ans (Nabucco 1842 et Falstaff 1893) et que Nabucco bouillonne mais ne miroite pas. Mais ce Nabucco là ne bouillonne pas, il est sérieux (les italiens diraient “serioso” pour dire “un peu trop” sérieux). Incontestablement un vrai technicien de l’orchestre, une volonté de proposer une vision musicale vraiment pensée, peut-être un peu trop, un peu dans le sillage du Trovatore mortel que Muti nous avait infligés à la Scala il y a une dizaine d’années, mais ici sans vraiment être ennuyeux, jamais: ce Nabucco est simplement un ton en-dessous, mais on a la confirmation qu’il faut bien suivre Nicola Luisotti, c’est un bon chef.
Et voilà un week end scaligère ensoleillé et par le soleil d’hiver et par la Scala qui m’a fait un peu mentir, entre un Nabucco honnête et un Falstaff magnifique: Verdi 2013 a pris pied dans la maison sous des auspices positifs.
Et le début de saison avec un Lohengrin légendaire, et ces deux Verdi, est tout à fait digne d’une saison sous le signe du double bicentenaire. Stéphane Lissner a encore fait un pied de nez à ceux qui le critiquent. Et ce week end, c’était malgré tout et avec les réserves de ce soir Viva Verdi!
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