Don Carlo, 14 mars 2010, saluts
Don Carlo est un opéra emblématique, lié à l’histoire de l’Opéra de Paris. A ce titre, à Paris, on devrait systématiquement le représenter dans sa version en cinq actes (au moins celle de Modène) et presque systématiquement en français, ou au moins proposer les deux versions en alternance. Je trouve regrettable que l’identité de cette maison ne soit pas tant soit peu soulignée alors que Vienne, Barcelone, et même Bâle ont récemment proposé la version française. Même remarque d’ailleurs pour les Vêpres Siciliennes, qu’on verra l’an prochain…mais à Amsterdam…dans leur version française. Il y a des chanteurs aujourd’hui (Giacomo Prestia qui chantait ce jour, en est un) qui connaissent la version française, à mon avis supérieure à la version italienne, notamment celle de la Scala de 1884 .
De plus, le livret en français de Don Carlo est un texte de qualité (à la différence de celui des Vêpres siciliennes) qui mérite d’être écouté.
Depuis Bogianckino et sa double production en français/en italien mise en scène (mal) par Marco Arturo Marelli (en 1986) et (bien) dirigée par Georges Prêtre, on n’a pas vu de Don Carlo(s) marquant à l’Opéra. C’est le Châtelet de Lissner qui proposa une production restée fameuse de la version française, de Luc Bondy, avec José Van Dam, Roberto Alagna, Thomas Hampson, Waltraud Meier, Karita Mattila, dirigée par l’alors jeune Antonio Pappano. Qu’attend donc Nicolas Joel?
Deuxième remarque, cette production remonte à 1998: le choix de Nicolas Joel a été de proposer une reprise d’une ancienne production avec une bonne distribution, c’est à dire un choix de répertoire: il est clair qu’il faut puiser dans le répertoire, auquel Hugues Gall avait beaucoup travaillé dans les années 90. D’où cette production assez passe partout, qui est faite pour durer (on en est à la 44ème représentation!), et donc qui ne choque personne. Gérard Mortier avait lui aussi proposé à Paris la reprise d’une production, celle de Salzbourg ( de Herbert Wernicke) qui n’était pas une des plus grandes réussites du metteur en scène aujourd’hui disparu. Il eût d’ailleurs été élégant de le signaler dans le programme de salle, puisqu’en sa page 14 « l’oeuvre à l’opéra de Paris », cette reprise a été oubliée…
La mise en scène de Graham Vick est traditionnelle pour un Don Carlo, on y voit du gris, du noir, des croix (motif récurrent..qui s’en étonne) dans un vaste espace écrasant et dénudé, géométrique, avec quelques projections et des éclairages qui découpent l’espace. Les personnages paraissent écrasés, minuscules, devant une transcendance qui leur échappe. Rien que de très ordinaire. Mais pourquoi diable faire chanter le « frate » en fond de scène: on n’entend rien de son intervention du début du premier acte.
Les scènes de foule sont assez mal réglées, aussi bien l’autodafé que la scène consécutive à la mort de Posa, elles sont peu claires, quelquefois un peu ridicules: le travail de reprise est là un peu léger, ou bien l’original n’était déjà sans doute pas bien en place.
Musicalement on regrette d’abord l’absence du fameux « lacrimosa » consécutif à la mort de Posa (ainsi appelé parce que Verdi le reprendra dans le « Lacrimosa » de son Requiem) « qui me rendra ce mort? »,l’une des musiques les plus sublimes de la partition abandonnée par Verdi après la générale de 1867 et mise au jour par Abbado en 1977 à la Scala à l’ouverture de la saison 1977-78, dite saison du « bicentenaire ».
Abbado avait alors fait le choix de proposer la version originale de l’opéra avec des musiques jamais jouées jusqu’alors, mais en langue italienne. Sans jouer la version originale, Gatti à la Scala, Maazel à Salzbourg, avaient inséré ce « lacrimosa », arguant de l’importance et de la beauté du morceau et aussi d’une plus grande clarté du propos . Revoir la version traditionnelle sans lacrimosa révèle une réelle faiblesse de la structure théâtrale à ce moment-là et une singulière confusion pour le public qui se rajoute à la mauvaise mise en place scénique.
Musicalement aussi,on regrette la direction sans imagination de Carlo Rizzi, chef pourtant assez réputé. Aucune sensibilité ni aucun raffinement. Les moments les plus émouvants restent plats, des moments clefs comme le trio du deuxième acte dans les jardins de la Reine, ou le duo du cinquième acte ne sont pas vraiment mis en valeur par la direction musicale, qui accompagne les chanteurs sans vraiment donner une couleur singulière à l’oeuvre. C’est très en place, mais cela reste plat.
La réussite, c’est une distribution de haut, voire très haut niveau. On salue le Don Carlo de Stefano Secco, ténor dont nous avons déjà dit du bien, et qui confirme ses qualités techniques, même si la voix n’a pas tout à fait le format du rôle: c’est souvent tendu, mais ce n’est jamais faux, c’est surtout toujours propre. Il reste que ce n’est pas tout à fait le Don Carlo dont on rêve. Ludovic Tézier en revanche, malgré une annonce de fatigue passagère, offre de Posa une interprétation remarquable. On peut lui préférer (c’est mon cas) Simon Keenlyside, plus habité, plus bouleversant, plus impliqué. Mais il reste que vocalement, stylistiquement et techniquement, ce Posa là est irréprochable. Une très grande prestation. Giacomo Prestia dans Philippe II se montre lui aussi excellent. Le timbre n’a pas la séduction d’un Ghiaurov sans doute, mais la voix a une grande étendue, la technique est sans reproche, le volume remplit la salle de Bastille: sans doute le meilleur Philippe II d’aujourd’hui. L’autre basse en en revanche, le vétéran Victor von Halem, déçoit dans le Grand Inquisiteur: voix chuintante et fatiguée, émission ouatée, manque d’homogénéité, fortissimi proches du cri.
Les dames sont aussi de très haut niveau: on connaît la Eboli désormais « classique » de Luciana d’Intino, même si quelques sons sont ratés (trio du deuxième acte), la prestation vocale est celle d’une très grande Dame du chant, technique, volume, intensité aussi bien dans la chanson du voile que dans le « Don fatale » . Et enfin, Sondra Radvanovski, soprano américain que l’on voit beaucoup distribuée ces derniers temps, campe une Elisabeth à mon avis exceptionnelle. Un volume qui remplit la salle immense avec une facilité déconcertante, une technique à toute épreuve, qui sait jouer des difficultés du rôle, avec pianissimi, notes filées, modulations, une homogénéité et une rondeur vocale qui impressionnent: enfin, devant nous un vrai lirico spinto pour Verdi, ce qu’on n’avait pas vu dans ce rôle depuis Mattila avec Pappano au Châtelet dans les années 90. Jolie prestation pour la « voce del cielo » confiée à Olivia Doray.
Avec Anja Harteros et Sondra Radvanovski peut-être nos soirées verdiennes vont-elles gagner en intérêt. En tous cas ne les manquez pas si vous les voyez dans une distribution.
Ainsi, cette reprise alimentaire a a-t-elle au moins tenu ses promesses vocales, à défaut d’avoir pleinement séduit musicalement à cause d’un chef un peu routinier, et d’une production vieillie et sans intérêt (Graham Vick est pour moi une de ces fausses valeurs modernes qui ne dérangent pas grand monde: son Macbeth à la Scala, géométrique -un cube- et coloré -jaune- est à oublier!). Mais un Don Carlo n’est jamais à négliger, et celui-ci était globalement meilleur que celui de Braunschweig à la Scala, à la distribution terne avec un chef -Daniele Gatti- à mon avis injustement discuté .
Opéra plein à craquer, énorme succès: voilà pour Nicolas Joel une opération réussie.