FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2015 (Dir.mus: Jérémie RHORER; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

L'enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor

Le public ne s’est pas attardé le 11 juillet dernier à applaudir cet Entführung aus dem Serail qui instille un malaise que la musique ne réussit pas à dissiper.

En schématisant un peu, Die Entführung aus dem Serail est souvent considéré comme une aimable pochade, une « turquerie » comme on en voit tant aux XVIIème et XVIIIème siècles, où dans un sérail de pacotille, gardé par un « méchant » geôlier de comédie, une jeune femme et sa servante prisonnières d’un Pacha, sont sauvées par l’arrivée de Belmonte, amant de la Dame, qui fomente une fuite, tandis que le Pacha (rôle parlé) tombé lui aussi amoureux y renonce et finit par libérer les prisonniers.
C’est un schéma à la mode de l’époque, celui des « comédies à sauvegarde » où la jeune femme prisonnière est libérée par le Prince charmant. On le retrouve à l’opéra sous des formes variées dont Die Zauberflöte (La flûte enchantée), ou Fidelio, ou Lodoiska (de Cherubini) et dans bien d’autres histoires racontées dans les romans de l’époque.
L’Orient est à la mode au XVIIIème siècle, notamment l’Extrême Orient (les salons chinois pullulent dans les demeures riches d’Europe) mais aussi le Moyen Orient, il n’est que de citer les Lettres persanes, ou les turqueries moliéresques.
Ce qu’on sait moins, ou qu’on fait moins remarquer, c’est que l’Europe fascine tout autant les milieux riches proches du Sultan turc, et depuis longtemps : ces débats sont bien inscrits dans le roman « Mon nom est rouge » de Orhan Pamuk, qui traite justement de questions idéologiques et religieuses liées à la fascination du Sultan pour l’Occident au XVIème siècle. L’arrivée des turcs aux portes de Vienne en 1683, peu célébrée par l’historiographie française (la France est à l’époque plutôt alliée des turcs et c’est le cas aussi auparavant pour la bataille de Lépante en 1571) montre que la puissance ottomane restait fascinée par le monde européen.
Le débat sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne en est le dernier lamentable avatar. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un personnage comme Pacha Selim, origines européennes ou non, soit pétri de culture occidentale. Ainsi donc le monde turc vu par Mozart est tiraillé entre la sauvagerie aveugle d’Osmin, atténuée voire autodétruite par la bêtise du personnage (la sauvagerie est bornée et stupide) et l’élégance d’un Pacha Selim qui au contraire est humain, voire humaniste.
On sait par ailleurs que l’occupation ottomane, a eu certes ses moments de violence, mais a été plutôt tolérante au niveau religieux. Istanbul accueille les juifs chassés par Isabelle la catholique, et les grecs occupés pendant 400 ans ont pu continuer à pratiquer leur religion, dont le chef est encore aujourd’hui le Patriarche de Constantinople, résidant encore aujourd’hui à Istanbul. Ces seules remarques bien désordonnées montrent que le monde n’est pas noir et blanc, et montrent aussi, notamment par rapport à la Turquie et au-delà des événements terribles qui ont marqué le XXème siècle (génocide arménien et catastrophe grecque qui chasse tous les grecs d’Asie mineure) et changé la donne géopolitique, qu’il ne peut y avoir de jugement absolu.
Même si Mozart est marqué par l’Aufklärung et fasciné par les mouvements de clémence (Selim, Titus, Sarastro), la clémence est elle une valeur d’aujourd’hui ?
Autrement posé par le Festival d’Aix, Mozart en 2015 écrirait-il Die Entführung aus dem Serail ?
Poser cette question, c’est à mon avis pervertir toute lecture de notre monde et de notre espace artistique. Michel Ange ferait-il aujourd’hui son Jugement Dernier ? ou Beethoven écrirait-il Fidelio ? ou même écrirait-il l’Hymne à la Joie, hymne choisi par ’une Europe où les comptables en cravate se réunissent pour essayer d’en chasser un pays qui a contribué à en fonder les valeurs. Poser la question, c’est y répondre et donc c’est une question inutile.

Pour ma part l’œuvre est écrite et elle existe en tant que telle dans ses valeurs et dans son histoire, si ces valeurs sont encore d’actualité et qu’il est encore permis d’y croire, coûte que coûte, y compris en entrant en résistance contre la barbarie ambiante qu’elle ait un langage policé comme en Occident ou un langage sanguinaire comme au Moyen Orient.
Entendons-nous, je sais qu’une œuvre est lue à l’aune de l’époque où on la lit et non de celle où elle est écrite, c’est la loi de l’herméneutique. Mais je crois qu’Entführung a encore à nous dire des choses positives et nous donner des motifs d’espérer. On a besoin d’y croire, aujourd’hui surtout.

Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor
Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor

Évidemment, le sujet de Die Entführung aus dem Serail est idéal pour une actualisation : des occidentaux prisonniers de rebelles orientaux et menacés de mort; c’est devenu si fréquent aujourd’hui qu’il n’est pas difficile d’actualiser la situation imaginée par Mozart, c’en est même une solution de facilité.
Et malheureusement aujourd’hui ces prisonniers (ou otages) n’en réchappent pas souvent, on va donc montrer que la clémence glorifiée par Mozart ne peut plus vaincre aujourd’hui et on va les faire massacrer au lieu de les sauver.
Pour cela, une seule variation est nécessaire par rapport à Mozart : faire qu’Osmin, le geôlier ridicule devienne le geôlier féroce et dangereux qu’il dit être. Et qu’il fasse peur au lieu de faire rire. Le tour est joué.
Voilà le propos défendu par Martin Kušej dans la réécriture du livret et dans sa vision noire de l’œuvre de Mozart : l’option en est claire, les valeurs des Lumières n’ont plus cours, nous sommes dans un monde gouverné par l’ambiguïté et la trahison, il n’y a plus de place pour des valeurs positives, et c’est nous qui en avons creusé la tombe.

Le travail du dramaturge va donc être de faire plier le livret à cette assertion, et à rendre effrayante une œuvre qu’on pensait inoffensive, voire sans intérêt.
Le travail du metteur en scène sera de noircir à plaisir l’ambiance grâce au tripatouillage du texte de Gottlieb Stephanie Le Jeune, qui l’avait lui même adapté de Bretzner.
De manière assez jésuite, le dramaturge Albert Ostermaier explique qu’il serait trop simpliste de transposer l’histoire de nos jours, mais qu’il est plus subtil de la transposer dans les années 20, au moment où les puissances occidentales, Angleterre en tête, vont faire du Moyen Orient le champ clos des envies de pétrole, de richesse, de puissance, de colonisation, sous prétexte de lutter contre les Ottomans alliés aux allemands, et faire naître le ressentiment profond dont Daech est l’ultime produit d’aujourd’hui.

On va donc faire Die Entführung aus dem Serail au temps de Lawrence d’Arabie (d’ailleurs la manière dont Selim s’habille n’en est pas si loin), mais avec tant de ressemblances avec notre actualité (notamment dans les costumes) qu’en réalité il n’y a plus de distance, jusqu’au moment où au troisième acte, lors de la scène finale, Osmin revient sur scène les bras ensanglantés jeter aux pieds du Pacha qui avait pardonné, les habits maculés de Konstanze.
Tout le monde a compris. Fini de rire. On n’a d’ailleurs jamais commencé.

Nous sommes donc dans le désert, c’est la guerre, c’est la chasse au pétrole (le livret new look en parle d’ailleurs), dans une tente où un groupe de rebelles campe. Soleil écrasant, sable brûlant.
Martin Kušej qui se veut dans ce travail la très mauvaise conscience de son temps n’est évidemment pas le premier venu, et cette complète transformation de l’œuvre de Mozart s’accompagne d’un travail théâtral qui d’un côté frise la caricature, ou qui noircit à plaisir les personnages : Belmonte ne se fait plus passer pour architecte (dans le désert et sous les tentes, c’est un peu difficile) mais pour un traître qui vient proposer ses services au Pacha ; mais le travail théâtral est de l’autre quelquefois parfaitement dominé .
Les relations entre les personnages sont empreintes de tension, de violence : il n’y a pas de place pour l’attendrissement ou la détente. Pedrillo qui chez Mozart tourne sans cesse Osmin en bourrique est ici sans cesse victime de sa violence et de sa haine. La longue scène où il est enseveli dans le sable, ne laissant émerger que la tête, est l’une des images fortes de cette mise en scène. La photo que fait prendre Osmin avec les prisonnières et la tête émergeante de Pedrillo sur fond de drapeau noir l’est moins, tellement elle est caricaturale de cette transposition qui ne veut pas dire son nom. Autre image forte, typique de Kušej, la vision pendant Martern aller Arten d’un Selim au corps ensanglanté qui se scarifie en se caressant avec des épines de roses rouges étalées sous sa tente blanche. Kušej aime d’ailleurs le contraste du blanc et du rouge (déjà dans sa Carmen).

Sinon, ce sont mouvements de soldats en noir, fantômes du désert à Kalachnikov, c’est un deuxième acte interminable d’ennui, c’est un effort de transposition un peu pathétique avec dialogues pour partie en anglais, avec deux effets : d’une part cela fait vrai parce que les prisonniers sont sensés être des anglais (Blondchen « ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ») d’autre part cela facilite la diction de chanteurs nord-américains qui évitent ainsi le dialogue en allemand.
Une fois découvert au premier acte la volonté du metteur en scène et l’ambiance qui restera la même tout au long de l’opéra, puis un deuxième acte un peu long et ennuyeux qui n’apprend rien de plus, mais où les personnages sont précisés, notamment les femmes, qui jouent avec leurs geôliers pour essayer de gagner du temps, le troisième acte me semble peut-être le plus convaincant théatralement.

L'enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor

D’abord les premières scènes, conçues comme des vignettes journalières où les personnages fuient en parcourant le désert, de plus en plus épuisés et assoiffés ; une première image des fuyards marchant péniblement dans le sable de cour à jardin, puis le noir total, et quand la lumière revient les mêmes de jardin à cour, où épuisés, ils s’allongent et s’endorment, puis noir total de nouveau et l’image de leur capture par les hommes du désert qui les ont rattrapés. Évidemment la tension est à son comble et Osmin rapporte triomphalement ses proies à Selim.

Acte III L'enlèvement au sérail,  ©Pascal Victor
Acte III L’enlèvement au sérail, ©Pascal Victor

Comme dans l’opéra original, avec le même texte, un peu « modernisé », lorsque Belmonte, fils de Lostados, dévoile ses origines, Selim répond qu’il les connaît déjà et explique alors que Lostados père est celui qui l’a dépouillé de tout y compris de sa bien aimée (de même dans le texte original, mais là Selim ne sait rien jusqu’au moment où Belmonte lui donne son nom). De nouveau, suspens, et lorsque le Pacha revient pour édicter sa sentence, il lance quatre pastèques comme quatre têtes qu’il brise de son épée. La pastèque est un fruit dont la chair est rouge sang, cela convient pour la métaphore.

La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor
La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor

Mais alors survient sans doute la scène qui pour moi est la plus intéressante de l’ensemble de l’opéra : tous chantent les louanges de Selim en mangeant les chutes de pastèque laissées dans le sable, soldats et prisonniers, unis dans le plaisir de manger ce fruit si prisé. Une manière de montrer une humanité commune, unie dans un plaisir simple, unie enfin par delà les fusils laissés à terre ou les conflits. Ainsi on fraternise autour de la pastèque (je trouve que l’image est très belle, et très bien trouvée) et Selim demande à sa troupe d’accompagner aux limites de leur territoire les désormais ex-prisonniers. Nous sommes rassurés.
La musique entame alors le final joyeux « à la turque », Selim est seul au milieu des sables: Osmin entre, ensanglanté. Frisson entendu dans la salle. Rideau.
Dans une mise en scène qui fit parler, et qui existe en DVD, Hans Neuenfels en 1998 à Stuttgart avait montré, notamment à l’entrée du Pacha au premier acte, des janissaires et des turcs colorés et « inoffensifs » brandissant sur leurs piques des têtes décapitées, tout en dansant sur la musique. Une image forte et théâtrale dans une mise en scène qui avait dédoublé tous les personnages. En un jeu d’une très grande intelligence sur le réel et le possible.
Ici, vu les circonstances et l’actualité, Bernard Foccroule a demandé à renoncer pour le final à l’idée initiale (Osmin portant les têtes dans des sacs en plastique), mais le final est suffisamment évocateur et peut-être ainsi encore plus fort : Osmin règle ses comptes avec un Pacha dont il refuse le pouvoir et la clémence en lui lançant les habits ensanglantés de Konstanze, celle qu’il aimait.
Malgré des qualités de mise en scène que je suis prêt à reconnaître parce que j’estime Martin Kušej, comme toujours lorsqu’on entreprend un détournement, à un moment le système se grippe: lorsque Osmin boit du vin, ce qui chez Mozart alimente entre Osmin et Pedrillo une complicité comique à la Titi et Gros-Minet, il est difficile de le justifier lorsqu’Osmin est depuis le début un vrai méchant. Certes, on nous dit qu’Osmin l’islamiste (comment l’appeler autrement) succombe lui aussi à la tentation et qu’il trahit ses valeurs, mais cela appauvrit le propos à mon avis au lieu de renforcer l’idée de trahison, centrale dans ce travail. Enfin, la musique de Mozart contredit sans cesse cette systématisation, et on se prend à penser combien, avec un peu d’humour et de distance ironique, le propos eût pu être plus fort et plus convaincant.
À vouloir être sérieux à l’extrême, le parti pris radical de Martin Kušej m’est apparu passer complètement à côté ; personne n’ignore que nous vivons un moment de barbarie, fallait-il encore fouiller la plaie en détournant une œuvre qui s’élève au dessus des événements pour célébrer la clémence ? Ou valait-il mieux jouer l’ironie ou la distance ? Martin Kušej et son dramaturge ont voulu lire le livret sous l’angle le plus noir et s’ils n’ont rien ajouté à l’œuvre de Mozart, ils l’ont plutôt appauvrie dans son propos, car elle est bien plus sérieuse qu’elle n’y paraît : que de thèmes, que de moments qui renvoient à l’utopie sérieuse de la Flûte enchantée, que de situations apparemment codées qui masquent de vrais moments d’émotion, et des personnages moins caricaturaux qu’il n’y paraît. Kušej nous dit qu’il n’y a plus d’utopie ? Et si Mozart, même en 2015, nous disait encore le contraire ?
Dans un tel travail qui revisite une œuvre de manière si définitive, il faut que tout le plateau en soit convaincu, et que tout le plateau ait un poids qui permette de soutenir la thèse de la mise en scène. Non seulement, comme je l’ai déjà évoqué, la musique ne dit pas ce que dit Kušej. À des dialogues sinistres et rudes correspondent une musique et des paroles qui disent autre chose. On assiste presque à deux pièces différentes et parallèles ou lieu d’avoir la continuité voulue par le Singspiel (Spiel ? hum).
Et ni le chef ni le plateau n’emboitent le pas.
Jérémie Rhorer est un chef talentueux qui tient bien son orchestre, les excellents Freiburger Barockorchester, avec un rythme et un son nets et secs qui évidemment naissent des sonorités particulières de l’orchestre (les percussions sont particulièrement bienvenues dans leur sécheresse vu l’ambiance). Mais son interprétation, très rapide et sans beaucoup de nuances, nuit à l’épaisseur de l’œuvre, et à celle imposée par la mise en scène, et à celle de Mozart lui-même. La direction superficielle et pour tout dire assez linéaire, sans vrai intérêt musical, ne contribue pas, même avec cet orchestre remarquable à nous révéler quelque chose de l’œuvre. La différence avec l’Alcina de la veille dans un univers radicalement différent il est vrai mais avec le même orchestre est assez aveuglante. On a l’impression que chef et metteur en scène n’ont pas travaillé de conserve et que chacun joue sa partition sans que les choses se conjuguent, mais on a surtout l’impression d’un orchestre plat, ce qui est un comble.
On va encore m’accuser de ramener mes souvenirs, mais j’ai été définitivement formaté par la prodigieuse direction de Karl Böhm à l’Opéra de Paris (par chance, l’œuvre n’était pas si populaire et l’étudiant que j’étais trouvait à chaque représentation des places dites « étudiants » à 10 Francs), une interprétation d’une clarté cristalline, et en même temps d’une mélancolie inouïe quand il fallait, et surtout d’une profondeur immédiatement perceptible (quelle impression dès les premières mesures de l’air d’entrée de Belmonte où l’orchestre était mystérieux et presque sombre). Ce qui fait que je n’ai jamais considéré Die Entführung aus dem Serail comme une simple pochade et qu’au contraire, en dépit d’une mise en scène assez passepartout à l’époque (Günther Rennert), l’œuvre gardait pour moi une grande valeur et une certaine profondeur. Notons pour l’histoire que c’est à la suite d’une grève lors de la première de cette production qui devait être réservée à la Présidence de la République que Liebermann est tombé en « disgrâce » : Giscard n’était pas Selim…
La distribution dans son ensemble ne répond pas non plus complètement ni à l’ambiance, ni au poids voulu par les différents personnages. Ce n’est pas une question de chant ou de technique : tous maîtrisent le style voulu, tous ont les notes et les agilités requises (avec quelques problèmes de graves pour certains cependant). On ne peut donc leur faire le reproche de ne pas être à leur place. Ils sont chacun à leur place et chacun répond au défi mozartien.
Mais cela ne suffit pas.

David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor
David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor

Dans l’ensemble, David Portillo apporte la sûreté de style des chanteurs américains, et l’excellence de leur diction, c’est peut-être avec l’Osmin de Franz Josef Selig le plus en phase, jamais vraiment léger, jamais non plus trop « sérieux », il forme avec Osmin un joli couple de théâtre, j’ai apprécié sa vivacité, sa tendresse aussi, et son agilité scénique, sans donner dans le côté sautillant qu’on peut voir quelquefois. Face à lui l’Osmin de Franz-Josef Selig a parfaitement intégré le personnage voulu par la mise en scène, sérieux, inquiétant presque intimiste, sans jamais surjouer ou sans jamais surchanter en proposant un histrionisme vocal qui ne serait pas de saison dans une telle mise en scène, il est l’Osmin voulu par Kušej, avec une qualité du chant et une personnalité impressionnantes. On s’y attendait, mais on en a là la confirmation.

Rachele Gilmore (Blondchen) et Hans-Peter Selig (Osmin) ©Pascal Victor
Rachele Gilmore (Blondchen) et Franz-Josef Selig (Osmin) ©Pascal Victor

La Blondchen de Rachele Gilmore a  les aigus exigés par Durch Zärtlichkeit und Schmeilcheln son air initial du deuxième acte, mais il est pris dans un tempo pour mon goût bien trop rapide par le chef, qui empêche la chanteuse de colorer ou de moduler un air qui est pour moi un des airs « suspendus » de la partition. Elle aurait la fraicheur voulue, mais la mise en scène ne lui offre pas beaucoup d’occasion d’en faire preuve, et notamment de se différencier de Konstanze, il en résulte une Blondchen vue comme un double de sa maîtresse, encore plus en danger parce qu’elle est désirée par Osmin, et sans la couleur de soubrette marivaudienne qui me plaît tant dans le personnage.
Daniel Behle est un Belmonte très soucieux des notes, de la technique, très attentif à la musicalité, mais d’une placidité imperturbable: autant le chanteur est valeureux, autant le personnage est inexistant. Il faut écouter dans le tout récent Entführung aus dem Serail dirigé par Yannick Nézet Séguin le Belmonte de Rolando Villazon. Bien sûr le style et l’état de la voix peuvent être discutables, mais il y a là de l’héroïsme, de la tension, de la dynamique qu’on chercherait en vain chez Daniel Behle, très plat, très mal à l’aise scéniquement et pour tout dire inexistant.

Martern aller Arten ©Pascal Victor
Martern aller Arten ©Pascal Victor

La Konstanze de Jane Archibald a elle aussi tous les papiers du soprano colorature en règle. Elle a les aigus et les suraigus et va jusqu’au bout de Martern aller Arten avec brio. Mais il en faut plus pour être une Konstanze. Peu d’accents, peu de profondeur : il faut avoir une certaine expérience du Lied pour pouvoir aborder les airs les plus mélancoliques, il faut entendre dans Konstanze plus une Contessa qu’une Donna Anna. Il y a dans le personnage et ses airs une maturité qui est ici absente. C’est certes bien chanté, mais insuffisant pour faire exister le personnage et surtout pour émouvoir. C’est un personnage qui doit distiller l’émotion. Il n’y pas ici beaucoup d’émotion, et surtout aucun chant qui évoquerait un caractère, une vraie présence. Christiane Eda-Pierre qui le chantait avec Böhm à Paris comme une Dame est bien loin. Il est vrai que le soprano lirico-colorature nécessaire pour répondre et aux aigus, et aux graves, et aux moments acrobatiques et aux moments plus retenus et plus intérieurs n’est pas chose commune, mais si l’on veut une Konstanze, il faut chercher d’abord une certaine maturité, avec des aigus et non les aigus d’abord. Ainsi Jane Archibald, belle chanteuse par ailleurs, pêche-t-elle par un manque d’intériorité et un chant un tantinet monotone.
Enfin, le Pacha Selim de Tobias Moretti est exceptionnel,  sans doute le plus vrai du plateau, merveilleuse diction, ton d’une très grande cohérence avec le propos du metteur en scène, jeu d’une justesse stupéfiante. C’est un vrai personnage de théâtre et non l’habituel statue de sel qu’on voit dans les approches plus traditionnelles. C’est le seul du plateau qui soit dans le jeu, c’est compréhensible et à la fois problématique pour les autres: le travail théâtral s’est heurté aux schèmes de l’opéra.
Notons enfin le chœur Musicaeterna, dissimulé dans la fosse, qui défend bien les parties qui lui sont réservées du style « janissaires en folie »: comme ce n’est pas exactement l’ambiance de la mise en scène un chœur dans ce désert aride serait une faute de goût voire un anachronisme.
Ainsi donc, il semble que la mise en scène ait mis en difficulté un plateau où l’on ne voit pas de vrai travail sur la couleur voulue, sauf chez l’Osmin de Franz-Josef Selig et aussi chez le Pedrillo de David Portillo. Tout en reconnaissant la volonté désespérée (car c’est un travail désespéré) de Kušej de nous montrer un monde insupportable et de susciter dans le public une « réaction », c’est plutôt une résignation qu’on entend dans ces applaudissements sans chaleur et ces quelques huées. J’entendais dans le public des spectateurs qui mettaient dans un même sac le Don Giovanni de Tcherniakov et l’Enlèvement de Kušej, sur le thème « c’est Mozart qu’on assassine ». Absolument faux : Mozart résiste, et l’œuvre n’est pas trahie, si on présuppose un monde sans espoir. Mais s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas de Mozart.
D’une certaine manière, on a là l’exact opposé de ce qu’avait fait Zabou Breitman à l’Opéra de Paris : c’était raté comme pochade de dessin animé et ça n’était pas respectable. Ici c’est (à mon avis) raté dans le genre message prophétique, mais au moins c’est respectable comme cri de désespoir.
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Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze)  ©Pascal Victor
Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze) ©Pascal Victor