TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 1er octobre 2011 (Dir: Philippe JORDAN, ms en scène Herbert WERNICKE)

Depuis  l’émotion qui m’a étreint au moment du trio final, la première fois que je vis Le Chevalier à la Rose à l’opéra – c’était la pâlichonne production parisienne de Rudolf Steinboeck, dirigée par Horst Stein, avec Christa Ludwig, Yvonne Minton, Lucia Popp dans des décors de Ezio Frigerio-, il y a toujours au moins un instant où mon cœur bat un peu plus vite, où les larmes sont (au moins) prêtes à couler. Elles coulèrent abondamment quand je vis Kleiber à Munich (Jones, Fassbaender, Donath) plusieurs fois, par bonheur. Kleiber, c’était une explosion sonore dès la première mesure:  il arrivait sur le podium et en une seconde, toute la masse de l’orchestre explosait dans une urgence inconnue jusqu’alors et une joie haletante et profonde mêlée d’intense émotion ne nous lâchait plus.

Il y a des œuvres qui appellent les larmes et Le Chevalier est de celles-là, il y a des œuvres qu’on ne se lasse pas d’entendre et le Chevalier est de celles-là. Il y a des œuvres enfin qui ne laissent qu’un goût de bonheur dans le cœur et Le Chevalier est de celles-là. C’est dire avec quelle joie j’ai fait le voyage de Milan, attiré par le trio de dames ( Schwanewilms, Di Donato, Archibald) affiché par le Teatro alla Scala. Jadis Kleiber y officia aussi, en 1976 (Lear, Fassbaender, Popp) et la partie du public qui le vit alors s’en souvient encore, évidemment.

La dernière production de 2003 (Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, dir.Jeffrey Tate) ne m’avait pas fait vibrer. Et j’avoue ne pas avoir encore trouvé mon chef straussien de prédilection aujourd’hui: Sinopoli, qui a beaucoup dirigé Strauss,  ne m’avait jamais convaincu, et je ne suis pas aujourd’hui maniaque de Christian Thielemann, j’en suis resté, en bon ancien combattant, à Böhm, Sawallisch, Solti, Kleiber, qui ont illuminé mes soirées straussiennes et cette lumière-là brille encore en moi, jamais éteinte, toujours vive, indétrônée.
Il se trouve cependant qu’à chaque fois que j’ai entendu Philippe Jordan dans ce répertoire, il m’a plu, accroché, et souvent convaincu. Son approche très élégante, assez marquée par la musique de chambre, sa manière de faire émerger les notes, de clarifier le jeu instrumental, tout cela me plaît tout particulièrement et tranche assez avec le Strauss qu’on entend habituellement. Et samedi soir 1er octobre à la Scala fut notamment grâce à lui une très belle soirée straussienne. Honneur aux dames: la Sophie de Jane Archibald est très émouvante. La voix n’est pas très grande ( aucune des trois d’ailleurs n’a ce qu’on appelle une grande voix, de ce point de vue, c’est assez homogène), mais le style et les inflexions sont justes et son duo de la Rose au deuxième acte est vraiment de grand niveau. De plus, elle compose un personnage très juste, très frais. Le Chevalier de Joyce Di Donato peut surprendre, on a l’habitude d’entendre cette magnifique artiste  dans Mozart, ou Rossini, et à cette voix claire on peut préférer des timbres plus sombres (Tatiana Troyanos fut mon Chevalier chéri), elle respire jeunesse et joie de vivre, et la voix est vraiment exceptionnelle, avec une très belle diction. Quant à Anne Schwanewilms, dont la voix a dans certaines inflexions quelque menue acidité, elle chante la Maréchale comme un long Lied, avec un sens du texte et de la diction qui confondent et qui émerveillent. Rarement il m’a été donné d’entendre un monologue du premier acte aussi fort, aussi intense, avec une simplicité et un naturel tout à fait exceptionnels, sans aucune recherche d’effets. Là non plus, la voix n’est pas immense, mais quelle performance! Quelle intelligence ! Quelle présence!

A ce trio de haut niveau, il faut rajouter  Peter Rose, qui compose un Ochs vocalement impeccable, avec de vrais graves; il propose un personnage jamais outré, n’en fait jamais trop, et ainsi en devient presque émouvant au troisième acte. Hans-Joachim Ketelsen est un Faninal honorable, et les rôles secondaires sont eux aussi très honorablement distribués et tenus, notamment Ingrid Kaiserfeld en Marianne Leitmetzerin et Hélène Schneiderman en Annina. Seule (grosse) déception, Marcelo Alvarez en chanteur italien. Vaut-il la peine d’afficher un tel nom pour un tel rôle? Et pour pareil résultat. Sauf à penser que cette contre performance est voulue par la mise en scène (le ténor ridicule et mauvais) force est de constater que nous n’y sommes pas. Difficultés a négocier aigus et passages, style douteux, aucune élégance dans un rôle qui en demande ( voir Gedda dans l’enregistrement de Karajan), en somme, un vrai ratage.

L’orchestre dont ce n’est pas le répertoire de prédilection, – Sawallisch en son temps avait beaucoup souffert pendant les répétitions de « La femme sans ombre » – a vraiment été cette fois exemplaire. Comme je l’ai dit plus haut, et comme les parisiens le savent, Philippe Jordan n’est pas un chef à effets, il ne recherche pas les gros contrastes ou les explosions sonores. Il est un vrai  » concertatore » soignant beaucoup les relations thématiques, cherchant à isoler les instruments, pour mettre en valeur les thèmes ( voir par exemple la manière dont il exalte l’instrumentation dans la présentation de la rose, et notamment le hautbois). L’introduction du troisième acte est un modèle d’attention à chaque pupitre, dont il obtient des sons d’un grand raffinement et d’une grande légèreté. Cette interprétation presque chambriste séduit sans aucun doute et le chef obtient un très gros succès du public. Ce travail remarquable, qui confirme l’aisance de Philippe Jordan dans ce répertoire, gagnerait cependant à mon avis  à avoir en plus une petite touche de fantaisie, voilà une qualité de son père Armin que le fils Philippe pourrait faire sienne, au moins quelquefois. Quand on a de telles qualités techniques, il faut aussi savoir oser!

La mise en scène de Herbert Wernicke a fait un bon tour d’Europe. Rappelons qu’elle est née pour Salzbourg, du temps de Gérard Mortier, il y a une quinzaine d’années et qu’elle fait partie de ces productions initiées par Mortier à Bruxelles, Salzbourg ou Paris qui continuent à vivre et à séduire. Citons pour mémoire La Clemenza Di Tito des Hermann, Katia Kabanova de Marthaler, l’affaire Makropoulos de Warlikovski. A Salzbourg d’ailleurs, le très large plateau du Grosses Festspielhaus donnait à la scène finale une grandeur mélancolique inoubliable. Wernicke place l’intrigue dans la Vienne du début du XXème siècle, et c’est en quelque sorte « la dernière valse » d’un monde de la légèreté qui s’éteint. L’œuvre est créée à Dresde en janvier 1911, trois avant la guerre et le début de l’engloutissement des empires européens. Fondée sur des jeux de reflets et d’images (salons viennois, salle du théâtre, fosse) elle n’est jamais outrancière, notamment au troisième acte, et reste toujours juste. Sa peinture des personnages, notamment la Maréchale très digne, très naturelle, et en même temps d’une criante humanité, et Octavian, jeune et fougueux, mais tendre bien personnifié par Joyce Di Donato, la Sophie enfantine, comme sortie d’un couvent, habillée de noir à la fin est vraiment bouleversante. La présentation de la rose, qui avec l’escalier et les costumes blancs (Octavian en haut de forme blanc à la Fred Astaire) rappelle les revues américaines de Music hall et renvoie la scène au monde des apparences et des paillettes, installe bien avec ses jeux de reflets et de miroir dont nous avons parlé cette idée d’un monde qui n’est plus celui du réel, un monde en suspension qui ne voit rien venir. Ce travail, bien repris par Alejandro Stadler ( rappelons que Herbert Wernicke est mort prématurément en 2002) garde une très grande force et réussit en actualisant l’intrigue et en transposant l’époque, à en maintenir intact le charme, et à donner à l’œuvre une réelle force intemporelle. Les parisiens connaissent certes la production, mais la Scala a réussi à afficher une qualité musicale exceptionnelle, rarement atteinte dans cette œuvre aujourd’hui.
Grande soirée et donc grande joie.

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