La MC2 de Grenoble est une vaste usine à spectacles: une grande salle, un auditorium, une petite salle, une vaste salle de création et des studios de danse. Si toutes les salles sont occupées, c’est environ 3000 spectateurs qui sont présents.
Ce soir-là, le 20 mars, la grande salle était aménagée pour l’opéra : elle a une fosse, rarement utilisée.
Si on était en Allemagne, avec une troupe de chanteurs, un orchestre, un ballet et une troupe d’acteurs, on aurait sûrement une saison d’opéra, une saison de danse, une saison de théâtre et une saison symphonique, le tout sous la direction d’un intendant unique et d’un Betriebsbüro. Vu la qualité de l’outil, ce serait probablement un magnifique instrument de culture et d’irrigation profonde du territoire.
On est en France, au pays de l’intermittence et non des troupes, et donc la MC2 est un grand garage où logent une compagnie de danse (le CCNG de Jean-Claude Gallotta), de théâtre (le CDNA dirigé par Jacques Osinski, qui va fermer sans que personne ne proteste ou pire, ne s’en aperçoive), et Les musiciens du Louvre-Grenoble de Marc Minkowski. Pour couronner le tout, la MC2 dirigée par Jean-Paul Angot a une saison en propre de chorégraphie, de théâtre et de musique, et l’agenda se tricote en naviguant entre les offres et les dates des uns et des autres.
Une organisation simple et de bon goût (pourquoi faire simple quand on a l’immense chance de pouvoir faire compliqué ?) qui a pour résultat de proposer une programmation certes de haut niveau, mais sans cohérences, – sinon quatre cohérences, sans vraie ligne, sinon quatre lignes, sans autre prétention que celle d’être un garage de grand luxe car c’est la maison la plus subventionnée de France. La fermeture du CDNA même si elle simplifie le paysage n’est pas une bonne décision, car il n’est jamais de bon augure de fermer un Centre Dramatique.
Donc, cette année, Les musiciens du Louvre Grenoble et la MC2 produisent un spectacle d’opéra : Orfeo ed Euridice de Gluck, livret de Ranieri de’ Calzabigi, qui remonte à 1762 (version originale de Vienne).
Peu importe si de son côté l’Orchestre des pays de Savoie a déjà proposé l’œuvre de Gluck deux fois en quelques années (la dernière fois l’été 2013 dans la version Berlioz pendant le Festival du même nom). Comme il y a peu d’opéra à Grenoble, il y a un public qui afflue : le public de Grenoble a été historiquement formé par la longue tradition culturelle de la décentralisation. Merci Lavaudant : cela s’appelait une politique.
On chercherait en vain une politique au Ministère de la Culture aujourd’hui.
Il y a peu d’opéras dans le Dauphiné, mais visiblement Gluck, ou du moins Orphée a fait florès. Reconnaissons néanmoins que ces dernières années, un certain nombre d’opéras en version de concert ont été présentés (l’an dernier La Vaisseau Fantôme de Dietsch et Der Fliegende Holländer de Wagner) mais cela faisait longtemps qu’une production importante n’avait pas été programmée scéniquement.
J’ironise un peu mais évidemment, je connais les obstacles et les limites de la programmation d’opéra de qualité. À Paris l’opéra coûte au plus entre 150 et 200€ et il trouve son public, à Lyon au plus 96€ et il trouve son public, à Grenoble, la musique classique et ici l’opéra ont des prix plus élevés pour les habitudes du public local (autour de 50€) et il faut en tenir compte.
Avec la distribution réunie (Bejun Mehta, Ana Quintans, Camilla Tilling), et vu la présence du Chœur de chambre du Palau de la Música Catalana dirigé par Josep Vila y Casanas venu de Barcelone, le tarif reste honnête. Et cet Orfeo ed Euridice va tourner un peu (avec une autre distribution je crois).
Le spectacle est coproduit par la Mozartwoche de Salzbourg, où il a été proposé en janvier, puisque Marc Minkowski en est le directeur artistique.
Les déplorations précédentes sur la complexité des organisations culturelles, écho de la complexité des financements (Etat, Région, Ville) n’empêchent évidemment pas d’applaudir à la programmation à Grenoble d’un opéra de haute qualité, et c’est avec plaisir qu’on a pris le chemin du grand navire de béton d’André Wogenscky.
La présentation d’un opéra dans des lieux moins habitués, sinon moins habituels, impose évidemment une réflexion sur le type de production à présenter. Le public de théâtre de la MC2 a vu défiler Bondy, Warlikowski, Françon, Marthaler, Macaigne, Ostermeier etc…est-ce néanmoins le même public que celui de l’opéra ? Cela reste à prouver.
Je me rends bien compte que les publics sont assez cloisonnés, surtout celui de la musique classique et du théâtre (c’est moins vrai pour la danse), et on peut donc comprendre la grande sagesse de cette production d’Orfeo ed Euridice d’Ivan Alexandre (à qui l’on doit Hippolyte et Aricie de Rameau à Toulouse et à l’Opéra Garnier il y a quelques années) dans des décors monumentaux, assez lourds et envahissants de Pierre-André Weitz, le décorateur attitré d’Olivier Py. Il a construit une scène de théâtre en abîme, et des niches figurant des loges sur les côtés, permettant ainsi de jouer sur les deux espaces, la scène de théâtre et le proscenium, un peu comme ce qu’il avait conçu pour la Carmen mise en scène par Olivier Py à Lyon.
Le chœur qui commente l’action est disposé soit sur le proscenium soit dans les niches. Orfeo sur la scène, Euridice cadavre sur le proscenium, protégée par un danseur qui danse une chorégraphie de la mort (Uli Kirsch) , et qui dispute amoureusement Euridice à Orfeo, un danseur qui fait penser au Septième Sceau de Bergman…sans Bergman. C’est l’idée centrale.
La deuxième idée, c’est d’enfermer au lever de rideau Orfeo et Euridice dans une sorte de construction baroque, une immense robe à paniers où les deux se serrent, déjà divinisés comme une sorte de statue d’autel, Euridice de dos, Orfeo de face, et de faire qu’au moment où Euridice s’écroule, une blessure sanguinolente qui se ravive de temps à autre…atteigne le flanc d’Orfeo. Orfeo inconsolable, marqué à vie par le sang de la blessure de cette mort (Amfortas ? On comprendrait alors qu’Orfeo soit un castrat – ici un contreténor).
La troisième idée, c’est un délicieux Amour du genre mauvais garçon gentil, un peu Bohème, très androgyne (décidément) interprété avec une jolie fraîcheur par Ana Quintans.
Enfin la dernière, non la moindre, c’est représenter l’enlèvement d’Euridice projeté en ombres sur un vélin. C’est une très belle image, sans doute l’une des plus belles du spectacle qui tranche par sa simplicité et donc est pleinement convaincante.
Pour le reste, une vision traditionnelle, des mouvements convenus, des gestes rebattus : un grand rien très élégant, magnifié par de très bons chanteurs.
Le décor lourd et envahissant ne se justifie pas vraiment: il souligne le théâtre dans le théâtre…et dans le théâtre, pour laisser apparaître à la fin l’histoire d’Orphée/Orfeo dans un univers cosmique, avec comme image finale la mort qui porte la terre comme Atlas. La mort pèse sur nous comme nous pesons sur la mort. Le rideau final tombe sur la harpe, centrale, solitaire, orphique, prima la musica…
Un travail sans épaisseur, qui ne dérange pas, mais très élégant, avec de jolis éclairages de Bertrand Killy, pour être vu sans y penser, et qui n’a pas d’ailleurs la prétention de faire penser, mais seulement de faire semblant : on est baroque ou on n’est pas.
Musicalement, trois chanteurs remarquables, avec en premier lieu Bejun Mehta, qui montre une telle sûreté, une telle pureté dans l’approche musicale, un tel sens dramatique, qu’il impressionne vraiment. Un visage hiératique, presque taillé dans le marbre, une voix étrange, avec de sublimes sons quelquefois. Il m’avait frappé dans Tamerlano à Salzbourg et surtout dans Written on Skin à Aix, où il était exceptionnel. Il est ici magnifique de tension et d’émotion ; son che faro’ senza Euridice est anthologique, surprenant de simplicité, sans affèterie, et profondément émouvant.
Camilla Tilling est une chanteuse elle aussi très sûre qui partage avec Bejun Mehta le refus de l’effet gratuit, et qui est immédiatement émouvante : c’est une artiste qui communique, avec la voix et avec le corps dessiné comme celui d’une danseuse. Elle reste en scène pratiquement la totalité du spectacle, cadavre répondant aux douceurs érotiques de la Mort, ou femme éplorée et dépitée devant l’apparente indifférence d’Orfeo. Une vraie intensité, un beau moment dramatique.
L’amour d’Ana Quintans a une fraicheur communicative, une sympathie immédiate, la salle sourit, partage, s’émeut. Et la voix est bien posée, avec une jolie diction, très compréhensible. Un vrai rayon se soleil.
Le Chœur de chambre du Palau de la Música Catalana est aussi très au point et sonne bien dans l’acoustique un peu sèche de la salle de Grenoble, et il est doué un joli volume et d’une belle présence.
La direction de Marc Minkowski ne surprend pas : énergie et dynamisme (ouverture), mais absence globale de subtilité, même si Gluck fait partie de son répertoire familier. Ce n’est pas dans les nuances qu’il faut attendre Minkowski, ni même dans la couleur, mais dans cette palpitation permanente, un peu gratuite, qui fait que même dans les moments les plus recueillis, les plus lyriques, l’orchestre semble rester insensible. Contrairement à Alceste à Garnier, on ne note aucun décalage et l’ensemble est assez précis, mais n’est pas passionnant pour mon goût parce qu’un peu superficiel. J’aime un Gluck plus charnu, plus différencié, plus coloré et pour tout dire avec une grandeur tragique que je ne trouve pas ici.
Ce fut malgré tout une soirée agréable, mais à la distribution de très haut niveau ne correspond ni une mise en scène intéressante (qui néanmoins se laisse voir), ni une direction musicale exceptionnelle (qui néanmoins se laisse entendre). Sans la poésie, sans le lyrisme, un Orfeo ed Euridice reste frustrant : frustration certes légère, car la soirée est tout de même de qualité, mais frustration réelle.
[wpsr_facebook]