OPÉRA NATIONAL DE LYON 2012-2013 : FESTIVAL JUSTICE/INJUSTICE : CLAUDE, de Thierry ESCAICH et Robert BADINTER le 11 AVRIL 2013 (Dir.mus:Jeremy RHORER, Ms en scène: Olivier PY)

Jean-Sébastien Bou ©Stofleth

Claude,  d’après Claude Gueux la nouvelle de Victor Hugo, musique de Thierry Escaich qui réalise là son premier opéra et livret de Robert Badinter (pour lui aussi une première), est sans doute ce qui a motivé le festival 2013, Justice/Injustice: trois opéras Fidelio/Il Prigioniero et Claude dont le cadre est une prison et dont le thème est l’injustice.
Victor Hugo raconte l’histoire de Claude Gueux, qui a volé pour faire vivre sa famille (sa maîtresse et l’enfant qu’il a eu d’elle) et qui se retrouve condamné à 5 ans de travaux forcés, à Clairvaux. Il est fort, il a faim, et un prisonnier, Albin lui propose de partager son pain . Naît alors une amitié-amour que le directeur ne supporte pas par simple jalousie. Claude est en effet un ouvrier-prisonnier modèle, qui arrange les conflits, fait tampon entre l’administration et les prisonniers, et de plus travaille bien: obligé de s’adresser à lui pour faciliter les rapports avec les prisonniers, le directeur finit par le haïr. Et ordonne de séparer Albin de Claude. Claude ne supporte pas cette séparation, demande obstinément chaque jour au directeur de revenir sur sa décision, lequel refuse tout aussi obstinément. Alors Claude, dans l’impossibilité faire recours, décide de faire justice et tue le directeur, puis cherche en vain à se suicider Il est condamné à mort et guillotiné.
Cette histoire courte, que beaucoup de collégiens d’aujourd’hui lisent en classe, ne pouvait évidemment que séduire Robert Badinter, pourfendeur de la peine de mort et moteur de son abolition en 1981. L’histoire raconte comment un homme pauvre et sans instruction, mais intelligent et modéré, humain, sensible, se voit contraint par une logique implacable au  meurtre et au suicide.
De cette histoire, le librettiste s’est tenu aux faits, sans essayer de reprendre  toute la partie finale, le récit du procès et les  justifications et considérations  de Hugo qui constituent un bon tiers de la nouvelle. La prose hugolienne sortie du contexte est sans doute difficile à mettre en théâtre et en espace, d’autant que celle de Claude Gueux est faussement simple, avec de petits paragraphes qui sont autant de petits faits alternant avec des réflexions de Hugo, on passe alternativement du récit au discours: “Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant. Claude était aimant.” Il y a quelque chose d’une parabole dans le récit hugolien.
Le livret oblige à des raccourcis, oblige à laisser dire à la musique ce que le texte ne dit pas, et oblige la mise en scène à lire ce qu’il y a entre les lignes. Badinter et Escaich ont choisi une structure à la Wozzeck, une succession de scènes, un prologue, 16 scènes et un épilogue (Wozzeck a quinze scènes et dure 1h30, comme Claude) entrecoupés d’interludes musicaux. Il y a là une incontestable référence dramaturgique, la volonté d’un opéra qui soit une sorte de parcours, avec des scènes qui sont autant de flashes ou d’étapes vers un dénouement inéluctable. L’autre référence est celle de l’écriture d’une sorte de Passion, dont on a les composantes: des dialogues, mais aussi des récitants, et une présence du chœur en fond de scène (excellent chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Allan Woodbridge), une passion autour d’un personnage qui devient peu à peu christique comme le souligne le texte de Claire Delamarche dans le programme de salle. Ces choix imposent un texte simple qui peut apparaître simpliste, même lorsqu’il reprend la lettre du texte de Hugo; comme je l’ai écrit, hors contexte, le texte de Hugo peut aussi tomber à plat et le livret peut apparaître schématique, exagérément pathétique, alors qu’en fait il ne fait que suivre un sillon déjà tracé. Ainsi de cette belle phrase “Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé” qui devient chez Badinter “Choeur des détenus: Albin est venu, qui t’a donné ton pain
Claude: Oui, il est venu. Il m’a aidé, d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé
Le livret alterne aussi récit et dialogues, le récit est tenu soit par le chœur, soit surtout par deux personnages qui interviennent plusieurs fois, reprenant en résumé certains éléments du texte de Hugo, des récitants  qui joueraient le rôle de l’Évangéliste dans la Passion selon Saint Matthieu de Bach.
Mais il transforme aussi les circonstances: Claude Gueux n’est plus un voleur qui cherche à nourrir sa famille, mais un canut pris sur une barricade (nous sommes à Lyon, aux pieds de la Croix Rousse) et Claude devient ainsi un héros de l’injustice et de la répression. Ainsi le livret, pour accentuer la démonstration et marquer de manière plus dramatique le texte invente des situations: l’entrepreneur pour qui travaillent les ouvriers, qui exige toujours plus en donnant toujours moins et qui soudoie le directeur, ou les apparitions de la petite fille de Claude (scène 10). La référence à la Passion, la construction en oratorio avec chœur et une partie de l’orchestre en fond de scène, tout cela installe  un aspect rituel dans l’œuvre, marquée ainsi par le religieux. D’autant que  tout se déroule à Clairvaux, dont l’abbaye fondée par Saint Bernard a été transformée en prison en 1804 : cette ritualisation a évidemment aussi à voir avec le lieu, Clairvaux lieu de prière, d’ascèse et de travail depuis ses origines.
Malgré tout cela, ou à cause de tout cela, les choix du livret et le texte n’ont pas toujours l’effet dramatique voulu, parce que la construction reste linéaire: elle crée des situations dramatiques, elle crée des moments, mais qui  se répètent et deviennent comme une litanie de malheurs qui s’abattent sur Claude, Albin et les prisonniers. Il en résulte une vision très manichéenne avec les malheureux et les méchants, même si vols, viols, et violence essaiment le quotidien des prisonniers, tout cela semble plus ou moins écrêté:  Claude en justicier sauve Albin d’un viol (dans la mise en scène de Py), avant que ce dernier ne lui offre son pain. Trop de malheur tue le malheur. Et la musique de Thierry Escaich, pleine de climax, de crescendos, de crises, d’explosions, finit par s’installer dans une sorte d’habitude qui enlève du relief à l’histoire.

Thierry Escaich ©Guy Vivien

La richesse de l’orchestration, de l’instrumentation (y compris l’orgue: Escaich est  organiste) et la palette de couleurs qui en découle, accentue presque paradoxalement l’impression de répétition, de similitude de chaque moment. Il se passe avec la musique la même chose qu’avec le texte: la musique se déroule, presque pareille à elle-même, qui bannit au bout de quelques scènes tout inattendu. Au lieu de nous installer dans le théâtre, nous devenons spectateurs  d’une Passion christique, d’un oratorio mis en espace (un peu comme ce qu’a fait Sellars avec la Passion selon Saint Matthieu à Salzbourg et Berlin) et non d’un opéra mis en scène . Au lieu de la lourde machine d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, on pourrait tout aussi bien imaginer un espace vide, hiératique et cela fonctionnerait sans doute aussi bien.
La mise en scène d’Olivier Py soutient le propos de Badinter et Escaich et le prolonge d’une manière démonstrative. Lors du viol collectif d’Albin, le livret parle de jeu de ping-pong, la didascalie dit “Albin est expédié d’un détenu à l’autre” et Py traduit la violence des mots par une violence des gestes. Elle accorde aussi à la structuration de l’espace une grande importance avec deux structures de décor monumentales qui en tournant sur elles-mêmes (comme dans sa Carmen, toujours à Lyon) laissent apparaître de hauts murs irrespirables, avec un espace de jeu réduit accentuant l’impression d’étouffement, ou bien le bureau du directeur, comme une sorte de boutique, de niche confortable qui tranche avec le reste, et

Le mur de cellules ©Stofleth

surtout l’impressionnant dispositif du mur de cellules, comme un mur d’images, sorte de structure qui favorise le voyeurisme et qui laisse voir les détenus dans l’intimité de la cellule fractionnant l’histoire en petites histoires individuelles, un peu comme ces icônes byzantines structurées comme des vignettes de bande dessinées,

Le mur de cellules, révélateur des intimités ©Stofleth

où l’on découvre la nature homosexuelle de la relation Claude-Albin, sans doute réelle dans l’histoire originale dont s’est inspirée Hugo, esquissée chez Hugo, et montrée par Py.
Il y a là de très jolies scènes, par exemple la manière dont le travail des ouvriers est présenté: ils se passent une roue qu’ils manient, et se frappent en rythme la poitrine, comme des mouvements automatiques d’une machine ou d’une chaîne de montage. De très belles images aussi, comme le procès bâclé, ou comme cette scène finale, où la guillotine prend la place centrale du crucifix, avec une ballerine maladroite qui traverse la scène, pendant que sur la gauche,

Scène finale ©Stofleth

Claude, tenant dans la main son pain (allusion à sa faim permanente, à l’histoire avec Albin,  mais aussi à la Cène) reste dans une attitude fixe, presque fixée pour l’éternité, sous la neige qui tombe.  Un joli travail, solide, cohérent, collant à l’action, illustratif et didactique comme des fresques  racontant des scènes bibliques dans une église.

Jérémy Rhorer qui lui aussi comme Escaich est organiste,  accompagne cette grosse machinerie scénique et musicale avec une énergie, une agilité, une disponibilité exemplaires, des gestes précis, un œil partout et sur chaque pupitre;  on l’a vu plutôt dans un répertoire plus classique, avec des phalanges bien plus légères et il montre par son engagement et son autorité qu’il est désormais prêt à sortir du type de répertoire d’où il a émergé.
Enfin, la distribution réunie  on le sent, adhère pleinement à l’entreprise, par son engagement dans la mise en scène et dans le chant. Les deux personnages récitants ( Rémy Mathieu, Philip Sheffield) sont remarquables par leur diction, qui leur donne une très belle présence. Laurent Alvaro avec sa belle voix de basse (le surveillant général et l’entrepreneur, absents de l’original hugolien ) est noir à souhait. S’il est un personnage émouvant et d’une belle présence scénique, c’est Rodrigo Ferreira, Albin au physique à peu près opposé au texte de Hugo, qui décrit “Un jeune homme, pâle, blanc, faible” là où nous voyons un vrai gaillard en pleine force. En revanche, beaucoup de réserves dans sa voix de contre-ténor, qui arrive peu à dominer l’orchestre, et dont le timbre n’a pas la pureté voulue, mais, peut-être en cohérence avec l’histoire, cette voix affiche une telle fragilité qu’elle lui donne non l’étrangeté habituelle mais au contraire une certaine humanité.

Le directeur (J.Ph.Lafont) et Claude (J.Seb.Bou) ©Stofleth

Jean-Philippe Lafont compose dans le directeur un vrai personnage, une sorte de Scarpia sans subtilité, brutal, indifférent dont la voix de baryton n’accuse aucune espèce d’humanité, tout d’une pièce, très affirmée. Une très belle interprétation. Enfin, il faut saluer la performance physique et vocale de Jean-Sebastien Bou, baryton lui-aussi, qui face à la voix d’une seule pièce de Lafont, compose au contraire un personnage tout en subtilité et en humanité, en douceur de timbre (c’est un Pelléas) aussi avec une jolie palette de couleurs. Un engagement et une interprétation vibrants.
Un beau spectacle à l’actif de l’Opéra de Lyon, très travaillé, attentif, plein de sens, très bien servi par une distribution exemplaire mais en même temps et paradoxalement un spectacle qui ne suscite pas toujours l’émotion et peut provoquer malgré sa brièveté une certaine lassitude. Le livret et la musique ne réussissent pas à créer la tension suffisante pour une adhésion directe , à mon avis parce que l’œuvre hésite entre une forme théâtrale et une forme “oratorio” sans jamais trancher. Mais le succès rencontré autour du public lyonnais amène évidemment à souhaiter, comme toute création, que cette première présentation soit riche de potentialités, de reprises, d’autres visions, et qu’aussitôt née, elle ne soit pas remisée au cimetière des trop nombreuses créations d’un printemps, qui vivent ce que vivent les roses.
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Dispositif de Pierre-André Weitz ©Stofleth