On pourra se reporter aux comptes rendus de Die Soldaten (4 Octobre 2013), Die Soldaten (26 Octobre 2013) dans cette mise en scène, et Die Soldaten (31 Mai 2014) dans la production de Munich (Kriegenburg/Petrenko), et pour mémoire, le compte rendu de la production de Salzbourg (Alvis Hermanis/Ingo Metzmacher) en 2012 (26 août 2012)
C’est une année placée pour moi sous le signe de Zimmermann. Deux productions importantes, Zürich et Berlin pour l’une (Calixto Bieito), Munich pour l’autre (Andreas Kriegenburg), et trois chefs (Marc Albrecht, Kirill Petrenko, Gabriel Feltz) qui permettent à cette musique de s’installer auprès du public, et de s’imposer après le spectacle de Salzbourg en 2012 (Alvis Hermanis) qu’on verra la saison prochaine à Milan, recalibré pour la salle milanaise, très différente de la Felsenreitschule à Salzbourg.
À ma quatrième audition de l’œuvre pendant cette saison, il y a au moins une certitude, qui est une interrogation. Cette œuvre fait-elle à ce point peur que, 49 ans après la première, elle soit aussi rare sur les scènes ? La production de Calixto Bieito montre en plus que, si c’est intelligemment agencé, des théâtres de taille plus réduite peuvent l’accueillir et qu’il n’est pas besoin d’une impressionnante arène pour la monter.
Il fallait peut-être à Salzbourg pour imposer l’œuvre à un public souvent rétif miser sur le grand spectacle et la fresque : immense décor, orchestre à la masse impressionnante, s’imposant comme une énorme machine, dans un cadre suggestif comme la Felsenreitschule. La production munichoise, dans une salle comparable aux grandes salles d’Europe, est en quelque sorte, « normalisée ». Et celle de Bieito s’impose définitivement comme un choix différent, celui d’un spectacle intégré où musique chant et jeu s’interpénètrent.
J’ai dans ce blog rendu compte deux fois déjà de la production zurichoise signée Calixto Bieito. Très frappé par la première vision, j’ai tenu à le revoir une fois encore quelques semaines après. Fin mai, c’était au tour de la magnifique production munichoise, et c’est de nouveau la production Bieito que je revois, et avec quel plaisir, à Berlin.
Le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son originalité, les magnifiques éclairages de Frank Evin, le dispositif de Rebecca Ringst, le déroulement en avant-scène, sur la fosse recouverte, de l’ensemble de la pièce, la disposition de l’orchestre en hauteur, permettant de rééquilibrer le son et dans une salle aux dimensions plus réduites, de donner aux voix et aux protagonistes une présence, voire une urgence : tout cela évidemment permet au spectateur de rentrer dans l’œuvre avec une tension inconnue. Je renvoie le lecteur aux articles du mois d’octobre 2013 pour un descriptif plus détaillé, même si Bieito a légèrement modifié certaines vidéos, certaines scènes ou certaines coiffures dont celle de Susanne Elmark qui a perdu ses couettes initiales de petite fille. L’Andalouse n’est plus une femme, mais un travesti qui montre son sexe lorsqu’elle s’isole à cour avec un des officiers, vision d’un couple amoureux qui tranche avec la violence de la scène d’ensemble, certaines scènes à forte connotation sexuelle (Mary avec Marie et Charlotte par exemple) ont été atténuées, distanciées presque. Les dernières scènes ont été retravaillées de manière plus claire, peut-être un peu plus lisible. Il est vrai que Bieito a remonté le spectacle avec un chef différent, un orchestre différent et une distribution quasi intégralement modifiée, puisqu’on ne retrouve de la production zurichoise que Susanne Elmark, magnifique Marie, et Noëmi Nadelmann, comtesse de la Roche déglinguée que Bieito, qui ne laisse aucune espace à l’humanité ou à l’espoir, rend tout aussi violente et terrible que les autres personnages. Pour le reste, et pour l’essentiel de la distribution à quelques exceptions près, c’est la troupe remarquable de la Komische Oper dont la performance est à souligner.
J’ai pourtant été un peu déçu par rapport à mon souvenir zurichois. Le spectacle m’est apparu moins dynamique, moins rythmé, moins fort musicalement. Marc Albrecht à Zurich avait misé sur force, violence, contrastes et dynamisme, avec un orchestre-maison superlatif. Kirill Petrenko à Munich, avec un orchestre exceptionnel aussi, avait travaillé avec une précision incroyable sur la clarté, les échos et les contrastes stylistiques, en privilégiant une approche presque bel cantiste de la part des chanteurs (notamment pour Daniel Brenna en Desportes, Michael Nagy en Stolzius et Nicola Beller-Carbone en comtesse de la Roche).
Gabriel Feltz, actuellement GMD de la ville de Dortmund, est l’un des chefs intéressants de la génération des quadragénaires, qu’on commence à voir diriger dans les grands théâtres allemands (en juillet, il fera Der Fliegende Holländer à Munich) et son répertoire, comme tout GMD, est très large (il va d’Intolleranza de Luigi Nono à Carmen).
Son approche de la partition est très différente celle de Marc Albrecht : un tempo manifestement plus lent, une grande lisibilité, un son peut être un peu plus chaleureux (si ce mot peut convenir à cette œuvre) mais en même temps moins de dynamique, ce qui nuit à mon avis au rendu d’ensemble du spectacle et à sa tension. L’orchestre de la Komische Oper, tout en étant très honorable, n’est pas tout à fait à la hauteur des deux autres phalanges entendues et certains moments (l’ensemble de jazz, jazz-combo) ne semblent pas encore au point. Il est probable qu’à mesure des représentations, les choses se stabiliseront. D’ailleurs, étant placé très près de la scène, le son et les équilibres ne me sont peut-être pas apparus aussi fusionnels qu’à Zurich.
Il reste que Susanne Elmark une des rares artistes issues des représentations de Zurich dans cette production, est toujours aussi passionnante en Marie, avec un jeu toujours aussi engagé. Ce soprano colorature a une voix large, solide, très lyrique, bien posée, magnifiquement projetée, mais une couleur très différente de celle de Barbara Hannigan à Munich, plus fragile, mais aussi plus ductile. Avec deux Marie aussi différentes, sans oublier Laura Aikin dans la production d’Alvis Hermanis à Salzbourg, les théâtres n’auront aucune difficulté à proposer Die Soldaten dans des interprétations magnifiques, et radicalement opposées.
Noëmi Nadelmann en comtesse de la Roche promène son personnage complètement déglingué, violent, méchant, à l’opposé de l’élégante et stylée Nicola Beller-Carbone à Munich, qui m’avait vraiment séduit. Mais Nadelmann est vraiment une bête de scène, impressionnante, frappante même (au propre et au figuré), et même si la voix n’a en rien la tenue et le lyrisme de sa confrère munichoise, il reste qu’elle est souveraine par sa présence.
Le reste de la distribution est issu pour l’essentiel de la troupe vraiment excellente de la Komische Oper: belle Charlotte de Karolina Gumos, voix profonde, sonore, bien posée, très vibrant Stolzius du norvégien Tom Erik Lie, belle voix de baryton, belle articulation, interprétation très concentrée, sans rien de démonstratif, mais toujours tendue, ce qui lui donne une grande présence et une grande puissance émotive ; citons aussi Christiane Oertel, la mère de Stolzius, un des piliers du théâtre et le jeune australien Adrian Stooper, qui vient d’intégrer la troupe si je ne me trompe, joli ténor à suivre en jeune La Roche.
Mais quatre chanteurs se détachent à des degrés divers, Jens Larsen, très bon Wesener, un des meilleurs de la distribution, à la belle voix, bien projetée, particulièrement apte à colorer, et qui produit l’impression d’un mélange de faiblesse et d’absence, qui convient très bien à ce rôle, le Desportes de Martin Koch, en troupe à Cologne, à la voix forte, énergique, un Desportes « soldat », très différent de Peter Hoare à Zurich, plutôt ténor de caractère un peu pervers et cynique, et de Daniel Brenna à Munich, moins héroïque et plus lyrique, le Haudy de Tomohoro Takada, en troupe à Kiel, belle voix de basse, sonore, juste, claire, qui se détache fortement de la scène de la taverne et enfin l’excellent Mary de Günter Papendell, un autre pilier de la troupe depuis 2007, qui me frappe à chaque fois que je l’entends par sa voix si contrôlée au beau timbre, si sonore, et qui remporte un vif succès. Une seule petite ombre, la vieille mère de Wesener (Wesener’s alte Mutter) de Xenia Viaznikova n’a ni la présence, ni la sensibilité, ni le métier, ni la diction de Cornelia Kallisch à Zurich, authentique apparition, qui disait son texte comme un Lied, inoubliable.
Malgré ma réserve sur cette troisième vision de la production, que la troupe puisse fournir à un si bon niveau tant de rôles dans un opéra si rarement joué et si difficile est pour moi la confirmation du travail excellent qui peut être fait quand on a en main un ensemble homogène et engagé. J’avoue enrager quand j’entends dénigrer le système de répertoire, parce qu’il est garant d’une bonne irrigation artistique du territoire, d’une bonne qualité au moins dans les villes importantes, (Hamburg, Berlin, Munich, Francfort, Stuttgart, Dresde) mais aussi dans les villes moyennes (comme Cottbus, ou Heidelberg, ou Karlsruhe, ou Freiburg), et permet une ductilité exemplaire voire acrobatique : Die Soldaten alterne à la Komische Oper avec West Side Story, l’opérette Clivia, Così fan tutte, Castor et Pollux et La Traviata et un ballet, Don Juan !
J’ai aussi une grande sympathie pour cette institution, plus populaire que les autres opéras de Berlin, qui sait prendre des risques, menée depuis deux ans par Barrie Kosky, metteur en scène décoiffant qui a animé avec excellente humeur la fête consécutive à cette Première, où les personnels du théâtre étaient visiblement ravis. La routine, qu’on reproche si souvent au théâtre de répertoire était bien loin. Voilà des chanteurs employés, mensualisés, et heureux ; voilà un système qui ignore l’intermittence, garanti par la puissance publique, et qui présente en un mois autant (sinon plus) de titres (et quels titres) qu’un opéra moyen en France en une saison. Cherchez l’erreur.
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