C’est devenu une tradition: l’orchestre de la Bayerischer Rundfunk (Radio bavaroise) chaque année conclut la semaine du festival de Pâques de Lucerne par deux ou trois concerts (cette semaine, ce sera trois: deux dirigés par Mariss Jansons et un dirigé par Bernard Haitink) dont un concert choral (l’an dernier, c’était une version de concert de Eugène Onéguine, de Tchaïkovski dont j’ai rendu compte. L’été, Jansons dirige la plupart du temps son deuxième orchestre, celui du Concertgebouw.
Après Claudio Abbado, je considère Mariss Jansons comme le plus grand chef actuel: chaque concert alimente pour moi une sorte de « concertothèque » personnelle qui recèle dans les replis de mon cerveau ou quelque part dans mon corps les moments les plus vibrants de ma vie de mélomane. Jansons m’accompagne dans Sibelius, dans Chostakovitch, dans Tchaïkovski, dans Mahler aussi, où il voisine (sans l’égaler cependant dans mon coeur) avec Claudio. J’aime sa manière vigoureuse, engagée, et modeste de diriger, j’aime son art de l’architecture sonore, il fait partie de cette race de chefs qui ne dirigent pas mais qui font de la musique. Et pourtant, il reste discuté, nous avons avec les amis italiens d’âpres confrontations autour de son Mahler ou de son Brahms par exemple, qui sont aux antipodes de notre cher Claudio.
Ce soir, le programme est à la fois assez passe partout (Beethoven/Brahms) et un peu moins (Bartók). L’intérêt en est d’abord la découverte de cette jeune violoniste norvégienne de 25 ans Vilde Frang, lauréate 2012 de la fondation « Crédit Suisse » (75000 CHF de prix+ un concert avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Bernard Haitink en septembre prochain) qui donne son second concert à Lucerne, et ensuite l’audition du concerto n°1 pour violon de Bartók, écrit en 1907-1908, découvert en 1956, et créé à Bâle en 1958, soit 13 ans après sa mort.
Dès la première pièce, la très fameuse ouverture pour Leonore III de Beethoven, on sent que le concert sera particulier. Les premières mesures d’une lenteur très marquée favorisent ensuite une explosion sonore qui met en valeur cordes (vraiment extraordinaires) et bois. Dans cette œuvre rebattue, qui fait toujours un énorme effet sur l’auditeur, et qu’on entend moins depuis que les chefs ne la dirigent plus dans Fidelio, on reste stupéfait de l’épaisseur de la pâte orchestrale et en même temps de la clarté du résultat, qui ne laisse rien échapper à l’oreille, rythme, dynamique, science du crescendo, tout est là et cette ouverture qui peut aussi laisser libre cours à une virtuosité née du rythme quelquefois époustouflant qui est imprimé (je me souviens de Bernstein…), est ici remarquable par la concentration qu’elle permet sur chaque instrument, sur la révélation de l’architecture et des différents niveaux instrumentaux. Certes, la fonction est celle de « captatio benevolentiae » avant un Bartók beaucoup moins populaire, mais le son produit est tellement neuf, tellement inattendu, que le public explose.
Le concerto pour violon Sz36 de Bartók est une œuvre écrite en 1907-1908, Bartók a 26/27 ans, il est sans doute tombé amoureux d’une violoniste, Stefi Geyer, qui ne lui rend pas son amour: Stefi est notamment très catholique et il affiche un athéisme agressif et une haine de la bourgeoisie provinciale. Il semble pourtant que cette figure le poursuivra puisqu’il va composer des « portraits » en reprenant ce concerto ou même reprenant le thème de Stefi dans d’autres œuvres. Le concerto qui dure une vingtaine de minutes est composé de deux mouvements, Bartók avait l’idée d’un finale, mais ne le fera pas. Il envoie le concerto à Stefi Geyer qui le met dans un tiroir et n’en fera rien. Au moment de sa mort, on retrouvera la partition.
Les deux mouvements sont très différents, l’un très élégiaque, assez déchirant, l’autre très acrobatique et virtuose: la jeune Vilde Frang affiche une science du violon exemplaire. La semaine dernière, Isabelle Faust me frappait par la légèreté de son style, par la douceur de timbre et l’abondance de ses « filés » . Vilde Frang en comparaison a un son moins léger, moins aérien, mais l’œuvre aussi le veut, mais une maîtrise impressionnante.
Le début du concerto m’a beaucoup frappé. Il s’ouvre directement sur un long solo, laissé au soliste, alors que peu à peu l’orchestre va intervenir, aux violons I et II d’abord (quatre de chaque), puis à l’ensemble des cordes, puis enfin par les cuivres et les bois. Il en résulte une mélancolie marquée, et un sentiment bouleversant d’intimité. Le second mouvement, très virtuose, qui s’ouvre aussi par une « démonstration » du soliste, m’est apparu plus froid, plus distant, je suis moins rentré dans la musique (qui était donnée pour la première fois au Festival de Lucerne). Il reste que la performance de la jeune soliste est remarquable, elle obtient un grand triomphe, et offre un bis (Bartók!) acrobatique, et très marqué par le folklore. Quant à l’orchestre, on est frappé de la manière dont les cordes sont valorisées (distribuées d’ailleurs d’une manière inhabituelle: de gauche à droite violons I, violoncelles (et derrière contrebasses), altos, violons II, qui construisent ainsi des systèmes d’écho neufs. Magnifique moment, que la deuxième partie (la quatrième symphonie de Brahms) va couronner de manière très personnelle par Mariss Jansons.
J’avais entendu il y a deux ou trois ans son Brahms dans le « Deutsches Requiem » lent et solennel et beaucoup d’amis rappelaient la légèreté aérienne d’Abbado en critiquant le parti pris de lenteur, de solennité de Jansons. Sa symphonie n°4 procède du même parti pris. Abbado est toute fluidité, Jansons propose au contraire une vision beaucoup plus scandée, moins fluide, plus heurtée peut-être, avec un son très charnu, très plein, très « architexturé ». Ne nous trompons pas: son Brahms ici n’est pas massif ni compact et reste aéré, et c’est bien là la surprise. On y entend des choses incroyables, des phrases musicales inattendues, des instants sublimes, il a la beauté paradoxale d’un grand temple dorique, aux formes pures et géométriques, à l’élégance racée, mais aux tambours de colonnes volumineux. On est ni dans l’élégance ionique (Abbado) ni dans le décoratif corinthien (Rattle, insupportable). Une sorte de Brahms primal et grandiose. C’est séduisant, surprenant et cela finit par époustoufler (le début du deuxième mouvement avec cette entrée rêche des cors, et puis la subtilité des autres vents, m’a stupéfié).
Devant le triomphe obtenu, il concède un bis de circonstance, la Danse Hongroise n°1 (avec le voisinage de Bartók, c’était dû!) de la même eau, mais avec en sus une énergie incroyable et peu commune, inoubliable moment.
Il en va ainsi des grands chefs: ils nous prennent à revers, nous surprennent, nous séduisent et nous enlèvent, tel Europe enlevée par Zeus sur son taureau, je me suis laissé porté par cette force vitale qui émergeait de l’orchestre ce soir. Et qu’on ne nous dise pas que l’Orchestre de la Radio bavaroise (que Kleiber aimait tant diriger, et qui fut de Eugen Jochum et de Rafael Kubelik, excusez du peu ) est un orchestre qui viendrait après les grandes formations germaniques: c’est une phalange exceptionnelle, toute dévouée à son chef qu’elle vénère visiblement, aux cordes fabuleuses, avec un flûtiste de tout premier plan. J’ai pris ce soir une onde de choc, de puissance de grandeur. Bref, je suis comblé.