Sur le site d’Arte la représentation du 21 mai : http://concert.arte.tv/fr/les-contes-dhoffmann-mis-en-scene-par-christoph-marthaler
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Après La Vie parisienne à la Volksbühne de Berlin où Gérard Mortier m’avait (bien heureusement) entraîné, après La Grande Duchesse de Gerolstein désenchantée et déconstruite de Bâle (déjà avec Anne-Sofie von Otter), je tenais à voir ces Contes d’Hoffmann mis en scène par Christoph Marthaler, voulus par Mortier, ultime trace de son travail de directeur artistique, auquel je voulais ainsi rendre hommage.
Christoph Marthaler ne laisse jamais indifférent : de grandes réussites comme Katia Kabanova (Salzbourg, puis Paris), Wozzeck (Paris) ou au théâtre les sublimes Légendes de la Forêt viennoise de Horvath à la Volksbühne, ou même Tristan und Isolde à Bayreuth, production discutée, mais aujourd’hui considérée comme une mise en scène de référence (voir la manière dont Graham Vick s’en est inspiré dans sa production berlinoise), d’autres mises en scènes honnies, considérées comme un viol de la tradition et de l’œuvre (La Traviata à Paris, ou viol parmi les viols, Le nozze di Figaro à Salzbourg et Paris). Le monde vu par Marthaler est profondément mélancolique, et sa puissance poétique naît d’une conscience nostalgique de la fin, avec une utilisation du burlesque un peu désespéré qui rappelle Chaplin.
Ces Contes d’Hoffmann ne font pas exception, d’autant que les problèmes d’édition de l’œuvre (trois ou quatre éditions maîtresses Choudens, Oeser, Kaye – et Keck, et pleines de variations – on découvre régulièrement çà et là des bribes de partitions) permettent des libertés et des adaptations que Christoph Marthaler et Sylvain Cambreling se sont permises puisque le programme indique « Nouvelle version de Sylvain Cambreling et Christoph Marthaler pour la nouvelle production du Teatro Real ». Il reste que le travail n’a rien à voir avec l’opération chirurgicale subie par la Grande Duchesse de Gerolstein à Bâle.
C’est bien l’histoire à laquelle on est habitué, inscrite dans un décor unique, reproduisant le cercle des Beaux Arts CasaEuropa, un bâtiment très connu des madrilènes pour son bar panoramique au centre duquel gît une statue de nymphe endormie (reproduite sur scène, mais vivante) et pour les manifestations culturelles qui y sont organisées (voir leur site : http://www.circulobellasartes.com) . Lieu de création, lieu d’apprentissage avec ses ateliers, lieu de manifestations culturelles, lieu de détente, concerts, expositions, conférences.
Le décor d’Anna Viebrock reconstitue une sorte d’espace syncrétique, bar, atelier, salle de spectacle, qui peu à peu se transforme (salle de billard au troisième acte) au gré de l’ambiance de chaque acte. En installant la mise en scène dans cet espace dédié à l’art à la création et donc à l’inspiration, Christoph Marthaler installe le lien direct avec la thématique de l’œuvre d’Offenbach, qui est justement l’assèchement de l’inspiration. Il fait le choix d’effacer toute la fantasmagorie qui accompagne habituellement l’œuvre. Pas de magie, pas de maléfices, pas de mystère non plus, mais une espèce de dessèchement qui provoque un sentiment de malaise et d’angoisse même avec les habituelles fantaisies burlesques chères à Marthaler : corps disloqués, serveurs qui s’écroulent, chœur écarté du jeu et simple spectateur, traversée de personnages divers, visiteurs hébétés sous la conduite d’un guide dont le nombre augmente à chaque entrée, utilisation d’une télécommande capricieuse, modèles nus changeant toutes les trois minutes posant pour deux dessinateurs, muse vieillie, vagabonde qui boit, qui danse, et qui finalement renonce à s’habiller en Nicklausse. Le même espace s’adapte à chaque acte.
Dès le prologue on nous prépare à l’acte d’Olympia en voyant Spalanzani transporter des membres, essayer d’attirer une jeune fille qui se défend dans sa salle d’expériences et l’on comprend que Spalanzani ne fait pas un automate mais bien plutôt un être reconstitué à la manière du monstre de Frankenstein, d’où la conservation d’Olympia dans une sorte de frigidaire.
À chaque acte aussi, la figure maléfique de Lindorf, Dappertutto, Coppelius, Miracle devient une image diversifiée du mal vêtue de cuir noir : une surveste d’employé de la Stasi au premier acte, un manteau de cuir de gestapiste au deuxième, et un blouson de cuir de souteneur au troisième. Marthaler utilise ainsi les lieux communs du film noir de série B et les images inscrites dans notre musée personnel du cinéma.
L’acte d’Antonia est particulièrement bien réglé. Espace vidé, laissant au centre l’agrès où se tenaient les modèles au prologue, qui ressemble étrangement à un gibet, et l’estrade sur lequel ces modèles posaient devenu une manière d’échafaud : c’est bien de mort qu’on va nous parler. Dans cet espace vidé, Crespel va rester écroulé au milieu de ses violons démontés (la mort de la musique, la recherche de l’âme), Hoffmann et Frantz tournent inlassablement autour de la salle dans un mouvement perpétuel qui finit par prendre à la gorge. Au fond, de dos, lisant un magazine celle qui sera la mère d’Antonia, figure rigide inquiétante. Cette mise à mort programmée de la jeune fille est mise à mort par le chant, mise à mort par l’opéra : Antonia monte sur l’échafaud pour chanter ses dernières notes. Il n’y a rien d’anecdotique, il n’y a là que lecture épurée qui rencontre d’ailleurs un grand succès auprès du public.
L’acte de Giulietta se passe dans la même salle transformée en salle de billard, sous une table des corps entremêlés ,sur une table la muse, sur l’autre Giulietta affalée qui chantent une barcarolle qui n’a plus rien de la romantique Venise mais plutôt d’un lieu glauque où se traitent des trafics louches : Schlemil est un vagabond, Hoffmann une ruine humaine, les corps enlacés qui se délient des sortes d’animaux sans forme, pendant que défilent sur les côtés les modèles entrevus au premier acte et une silhouette vêtue de noir : la Stella du dernier acte.
Justement le dernier acte qui dans toutes les versions d’Offenbach est l’acte de la désillusion et de l’échec, l’acte de l’abandon est ici un moment très fort notamment grâce à l’extraordinaire Anne-Sofie von Otter et au duo avec Hoffmann, mais Marthaler et le chef Sylvain Cambreling ont choisi de faire dire à Stella (l’actrice Altea Garrido) un extrait d’un texte de Fernando Pessoa Ultimatum remontant à la fin de la première guerre mondiale qui demande le renvoi des classes dirigeantes, politiques et intellectuelles appelant des hommes capables de construire enfin une grande Europe du futur. Poème qui sonnait étrangement en ce jour d’élections européennes aux résultats que l’on sait. La vision de Marthaler est particulièrement pessimiste, fin de l’inspiration, fin de la culture, fin de l’humanisme, et quelque part fin de la musique. Marthaler souligne ainsi que l’histoire des Contes d’Hoffmann est une histoire noire, alors que cette noirceur est dans la plupart des productions atténuée par la fantasmagorie qui nous éloigne de l’effet de réel si inquiétant ici.
À cette interprétation très dépouillée et épurée, qui, loin de déconstruire propose pour l’œuvre un sens qu’on ne lui connaissait pas, correspond une direction musicale surprenante de la part de Sylvain Cambreling. Ce chef peu apprécié à Paris, injustement traité par la pseudo-compétence d’un certain public, a enregistré Les Contes d’Hoffmann dans la version Oeser en 1988, il en propose une version qui a l’instar de l’interprétation de Marthaler, évacue tout brillant, tout clinquant, contient le son, retient le volume, et met en valeur des phrases musicales qui renvoient aux grands auteurs du romantisme musical allemand. L’édition choisie est la version Oeser avec quelques libertés, gardant la version traditionnelle de « Scintille diamant » qui est de Raoul Gunsbourg et André Bloch, tout comme le septuor avec chœur que Cambreling évacue sans doute parce que la pièce est trop brillante. Il en résulte une certaine sécheresse, voire quelque brutalité, une couleur sombre, d’où toute démagogie est absente, ces Contes d’Hoffmann en deviennent des contes cruels. Dans cette entreprise, l’orchestre le suit, avec précision, avec exactitude, avec clarté. Une lecture très intellectualisante au bon sens du terme de l’œuvre d’Offenbach à laquelle personne ne nous a jamais habitués, ou peut-être à laquelle personne n’a jamais pensé. Une lecture compacte, cohérente, grise au service d’une vision construite en commun avec le metteur en scène : un authentique travail de recréation. Une vision musicale neuve.
C’est du côté de la distribution vocale que les choses semblent moins abouties. Gérard Mortier à qui la presse espagnole reprochait des choix discutables au niveau des voix, répondait qu’il construisait les distributions avec les moyens qu’on lui donnait.
Il reste que l’ensemble de la compagnie est honorable sans être exceptionnelle.
Du côté féminin, la poupée Olympia d’Ana Durlovski, vêtue en petite-fille timide et introvertie par Anna Viebrock, réussit à dominer les acrobaties du rôle, avec une jolie technique sans toutefois nous charmer par un timbre qui reste ingrat et quelquefois métallique. La prestation reste néanmoins très honorable. La canadienne Measha Brueggergosman (Antonia et Giulietta), qui est une belle actrice engagée en revanche a plus de difficultés notamment dans le rôle d’Antonia : quelque grave, un registre central acceptable mais qui se resserre à l’aigu. L’aigu ne sort pas, n’est pas projeté, au point que je me suis demandé si ce soprano lyrique n’était pas un mezzo contrarié, d’autant que dans Giulietta, plus sombre, la voix s’en sort mieux, même si elle reste matte, sans éclat, et sans présence. C’est d’autant plus regrettable qu’elle est douée d’une très belle présence scénique.
Alors qu’en général c’est un rôle sacrifié, la mère de Lani Poulson est apparue présente avec un timbre agréable qui tranchait avec celui d’Antonia.
Anne-Sofie von Otter n’a plus la puissance de la voix d’antan les graves sont détimbrés voire inaudibles, le médium a des éclipses, et l’aigu reste assuré. Mais c’est elle qui remporte le plus grand succès de la distribution. Et ce n’est que justice. Avec les moyens dont elle dispose, avec une voix qui a perdu de son bronze, mais avec une diction et un sens du phrasé exceptionnels, une intelligence du texte prodigieuse, et un engagement dans l’interprétation du personnage qui en fait le centre de l’ensemble de la distribution, Anne-Sofie von Otter signe les deux plus grands moments de la soirée, son air du troisième acte (Vois sous l’archet frémissant), et son air final (On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs) du cinquième acte-épilogue. L’artiste fait passer un souffle, une sensibilité, une intensité qui laissent une trace profonde : ces moments sont comme suspendus, l’action s’arrête, laissent place à la pure poésie et à l’émotion.
Du côté masculin, la situation est, elle aussi, contrastée. De bonnes prestations des rôles de complément, notamment Christoph Homberger dans Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio. La voix n’est pas immense, mais le chant est appliqué et expressif, même si on a entendu plus caractérisé dans l’air de la méthode du troisième acte. Le vétéran Jean-Philippe Lafont est à la fois Luther et Crespel. Il a paradoxalement plus de difficultés dans le rôle épisodique de Luther au premier et au dernier acte, que dans celui de Crespel qu’il caractérise avec ce professionnalisme dû à sa longue fréquentation des scènes et qui reste empreint de dramatisme, avec une voix encore bien présente. Graham Valentine dans Spalanzani gène par une voix à l’étrange accent, un timbre assez ingrat, mais qui peut contribuer à servir le personnage particulièrement abject. Gerardo Lopez (Nathanaël) garde un fort accent en chantant en français.
Vito Priante est un baryton-basse bien connu désormais pour ses interprétations de Mozart (Figaro) et de Rossini. Il est plus inattendu de le rencontrer dans un rôle réservé à des basses plus profondes. La voix manque justement de profondeur et d’éclat, et surtout a des problèmes de projection. Il ne s’impose pas par la voix mais compose un personnage intéressant puisque Christoph Marthaler lui faire endosser diverses figures négatives (Stasi Gestapo mais aussi mafia) en utilisant une veste de cuir noir déclinée en diverses variations auxquelles les films nous ont habitués. Mais ce rôle ne sert pas sa carrière qui devient intéressante par ailleurs, même si son côté sans éclat sert le dessein de la mise en scène et de la direction musicale.
Eric Cutler est Hoffmann. En bon chanteur américain, il est doué d’une impeccable diction, d’un phrasé exemplaire, et d’une technique solide. Il s’installe peu à peu dans le personnage scéniquement et vocalement, mais à mesure que la voix s’échauffe elle prend de l’assurance et les parties les plus dramatiques sont assurées avec un beau style, une belle assurance à l’aigu, même si la voix reste claire et manque quelquefois de puissance. J’avais remarqué ce chanteur notamment dans Erik (Georg) du Vaisseau fantôme dans la version présentée à Genève cet automne ; il confirme la bonne impression que j’avais de lui dans un rôle autrement plus exigeant. Il se plie à la mise en scène avec engagement. C’est un bon Hoffmann.
C’est la troisième production des contes d’Hoffmann à laquelle j’assiste cette saison, et c’est sans doute la plus novatrice et sûrement la plus inattendue. La mélancolie du monde de Marthaler est plus accentuée ici ; on y retrouve bien sûr ses silhouettes si caractéristiques, on y retrouve un univers rempli de références historiques cinématographiques ou géographiques.
Mais ce qui emporte la conviction c’est le travail étroit conduit par metteur en scène et chef pour proposer un univers commun, c’est la direction résolue prise par le chef pour atténuer tout ce que la musique pourrait avoir d’éclatant ou de racoleur. Enfin on gardera de ce spectacle la silhouette vagabonde d’Anne-Sofie von Otter, une muse à rebours, à l’opposé de celle, si fraîche si jeune de Munich (Kate Lindsey), muse revenue de tout qui fait penser par certains côtés à Jiminy Cricket, compagne d’un être qui se fissure dans un monde qui s’écroule. [wpsr_facebook]