Trente ans de mises en scène de la TETRALOGIE de Richard WAGNER /(1) Les racines

Il  y a maintenant plus de 33 ans, Patrice Chéreau mettait en scène la Tétralogie (le “Ring” du centenaire) au Festival de Bayreuth et ce travail allait révolutionner la scène wagnérienne pour longtemps. Or, la période actuelle est riche en projets de productions de la Tétralogie, et tous les grands opéras ont soit mis en chantier, soit achevé leur Tétralogie des années 2000. Le MET projette la chose pour 2012, l’Opéra de Paris commence cette année, la Scala également, Vienne et Londres ont bouclé la leur. Dans un théâtre de répertoire, une Tétralogie dure au moins 20 ans, vu l’investissement que ce type de projet représente, dans un théâtre “stagione”, il faut au moins la programmer 3 ou 4 fois pour l’amortir, ou sinon en prévoir une tous les trente ans. A ce titre Paris et Milan ont eu des destins malheureux parallèles. A Milan, Luca Ronconi n’a jamais terminé le travail commencé en 1974 (il l’a terminé plusieurs années après, mais à Florence et avec un autre chef), à Paris, le beau projet de Peter Stein et Klaus Grüber en 1976 s’est achevé à peine commencé, à cause des coûts et surtout de l’accueil mitigé du public et du chef, Sir Georg Solti. Les efforts de la Scala pour monter un Ring sous l’ère Muti se sont soldés par une solution ridicule, où sur quatre opéras, deux ont été mis en scène par André Engel, un a été présenté en version de concert, et le dernier mis en scène par Yannis Kokkos, autrement dit la négation même de ce que Wagner préconisait, mais telle était la politique artistique bien en cour à Milan dans les années Muti/Fontana. Aussi ne peut-on que saluer Nicolas Joel et Stéphane Lissner de programmer un Ring.

Il me semble qu’il est donc opportun de faire le point sur ces trente dernières années pour comprendre les évolutions de la scène actuelle, et qu’il est donc bon de rappeler la situation des années 1970, lorsque Chéreau est arrivé au Festival de Bayreuth.

Le rôle du Festival de Bayreuth

Il est dans ce domaine déterminant. La salle de Bayreuth, avec sa structure en amphithéâtre et son orchestre caché sous le plateau, concentre tous les regards sur la scène, ce qui fait dire à certains spectateurs que le spectacle se rapproche du cinéma, et que la musique accompagne l’action. Wagner dès les origines, souligne, par son concept de “Gesamtkunstwerk” (“l’oeuvre d’art totale”), que la musique ne peut être séparée de la représentation scénique. C’est pourquoi Bayreuth est un lieu où une très grande attention est toujours portée à la mise en scène, et où, parallèlement, la scène doit posséder les atouts techniques les plus modernes pour répondre aux exigences scéniques. Par ailleurs, les répétitions musicales, par nécessité sont plus brèves que les répétitions scéniques: les musiciens de l’orchestre, membre de tous les orchestres allemands, arrivent à Bayreuth à la fin juin, et le Festival ouvre traditionnellement le 25 juillet. Trois petites semaines pour répéter 7 oeuvres, Ring compris. Les chefs répètent en fait très peu. Et de plus les espaces de répétitions sont réduits, on répète peu dans la salle, mais beaucoup dans les espaces laissés libres par les bars et restaurants, au moins jusqu’à ces dernières années, car la situation s’est peu à peu améliorée. Lorsqu’on monte un nouveau Ring, c’est même très acrobatique pour le nouveau chef, et Carlos Kleiber je crois avait invoqué le manque de répétitions pour abandonner en cours de route(au bout de deux ans) le Tristan qu’il dirigeait. Certes, le monde germanique est habitué à Wagner, et habitué aussi aux répétitions musicales limitées (il en va de même à Salzbourg, et Abbado avait renoncé en 2000 à Cosi’ fan Tutte et Tristan, parce qu’il n’avait pas réussi à se mettre d’accord avec les Wiener Philharmoniker). C’est aussi pourquoi Bayreuth se considère comme un atelier (“Werkstatt Bayreuth”), où chaque année on revient sur le métier, avec les mêmes chefs, mêmes chanteurs, pour arranger, peaufiner, changer radicalement tel ou tel aspect. Ce que la famille Wagner a toujours voulu, c’est créer un esprit de troupe, qui adhère à l’idéal wagnérien de travail, de répétition, de construction prenant peu à peu une forme idéale. C’est bien d’ailleurs l’enjeu des prochaines années dans un marché lyrique complètement différent aujourd’hui (je traiterai de cet aspect dans un autre article sur Bayreuth très bientôt).
Les répétitions scéniques commencent beaucoup plus tôt, par à coups, selon les libertés des uns et des autres, mais c’est bien la mise en scène qui va marquer de son sceau l’image du “Ring”.
Dans l’histoire des mises en scène du “Ring” jusqu’à aujourd’hui, et sans nier l’apport des autres théâtres et d’autres artistes jamais invités à Bayreuth, c’est bien le Festival qui a marqué les étapes. Il y a eu l’avant-guerre puis le neues Bayreuth, et Chéreau. Si l’on peut résumer brièvement l’histoire de l’avant guerre, de 1876 à 1939, l’image visuelle du Ring s’est peu à peu allégée, d’un naturalisme luxuriant au départ (les animaux du Ring, des chevaux au crapaud, étaient vrais! Seul le dragon évidemment….), modifié par les interventions de Siegfried Wagner. Heinz Tietjen, le dernier metteur en scène d’avant guerre, avec les décorateurs Alfred Roller et Emil Preetorius, n’ont rien changé de fondamental. Bayreuth était le temple de la conservation.
Parallèlement la réflexion sur la mise en scène wagnérienne avait marqué certains intellectuels, c’est le cas d’Adolphe Appia, dès la fin du XIXème sicèle. Ce metteur en scène suisse, lié à tous les grands novateurs du théâtre des années 20 et notamment à Jacques Copeau, a conçu en effet des mises en scène de l’Anneau du Nibelung, des Maîtres chanteurs de Nuremberg et de Tristan et Yseult dès 1891 et 1892, et écrit un ouvrage fondamental, La mise en scène du drame wagnérien, en 1895. Il fera peu de mises en scène (un Tristan à la Scala en 1923) et restera célèbre particulièrement par ses décors, dépouillés, hiératiques, qui influenceront tout particulièrement le Neues Bayreuth, au point qu’en 1955, Wieland et Wolfgang Wagner lui rendront un hommage certes “mesuré”, comme le dit Philippe Godefroid (1), mais réel. Ainsi donc, en 1951, Bayreuth change complètement de direction, et ce virage est justifié par l’obligation de se démarquer de la politique artistique précédente, gagnée par le nazisme certes, mais aussi par la volonté farouche de Cosima, puis de Winifred, de rester dans le sillon tracé par le Maître sans déroger. Wieland Wagner inaugure des mises en scènes à l’opposé du naturalisme, avec des gestes minimaux des chanteurs, dans des décors minimaux, en utilisant voiles, couleurs, éclairages. Regina Resnik, Sieglinde en 1953, me racontait que Wieland lui disait qu’un geste pouvait gâcher toute la personnalité scénique qu’elle avait rien qu’en apparaissant sur scène et qu’elle n’avait jamais oublié ses conseils. Jusqu’à sa mort, en 1966, il règnera sur l’image artistique de Bayreuth. Certes, son frère est aussi metteur en scène, mais il n’a jamais eu le génie créatif de Wieland, Wolfgang, c’est plutôt le management du Festival qui va le revéler. A la mort de Wieland, Wolfgang se retrouve seul, il sait bien qu’il ne pourra longtemps vivre sur les acquis de la période, et qu’il faudra faire appel à des personnalités extérieures pour renouveler le paysage artistique de Bayreuth.
Il reste que pendant toute cette période, et après bien des scandales (le public supportait mal les mises en scènes minimalistes de Wieland au départ, notamment les Maîtres Chanteurs, opéra “national” allemand par excellence), c’est la tendance qui va marquer toute l’histoire de la mise en scène wagnérienne, et tous les metteurs en scène de l’époque feront du Wieland, ou des pâles copies de Wieland. Cela continuera jusqu’au seuil des années 1980: le Tristan d’August Everding à Bayreuth (décors de Josef Svoboda) en 1975 (celui dirigé par Carlos Kleiber, puis par Horst Stein) est un exemple typique de cette tendance.
C’est de Bayreuth que part l’appel aux metteurs en scène de la nouvelle génération, toujours dans l’esprit de l’atelier de recherche, et c’est ainsi que Wolfganag invite en 1972 Götz Friedrich, allemand de l’est,  ex étudiant et assistant de Walter Felsenstein, pour mettre en scène Tannhäuser (une mise en scène qui insiste sur la fossilisation des nobles aristocrates et fait de Tannhäuser le porte drapeau de la nouveauté et du peuple), et ce sera le premier très grand scandale du Festival. Parallèlement, Wolfgang appelle Pierre Boulez, pour le Ring du centenaire et pour marquer les esprits et bien montrer que Bayreuth est un lieu d’exploration plus que de consécration, il demande à Peter Stein (le jeune et bouillant directeur de la Schaubühne de Berlin, alors à la pointe de la recherche théâtrale et du nouveau théâtre allemand, le fondateur de ce qu’on appelle aujourd’hui le “Regietheater”) de faire la mise en scène. Peter Stein renonce (le projet sera récupéré par Liebermann à Paris en 1976 avec Solti), et Boulez conseille à Wolfgang d’appeler Patrice Chéreau, connu du public de théâtre pour “La dispute”, de Marivaux, et des amateurs d’opéra pour d’inoubliables Contes d’Hoffmann, qui firent les beaux soirs du Palais Garnier.C’est le début de l’histoire.

Chéreau et le contexte de la période

Il n’y a pas de hasard. Depuis la fin des années 1960, la théâtre évoluait fortement, on passait insensiblement d’un théâtre d’acteurs à un théâtre de mise en scène. C’était Giorgio Strehler au Piccolo Teatro (un des maîtres de Chéreau), qui proposait une vision nouvelle de grands classiques italiens (Goldoni) mais aussi allemands (Brecht) ou anglais (Shakespeare), fondée sur un travail subtil de l’acteur né des leçons de Jouvet, mais aussi des ambiances, des lumières, des effets esthétiques: la scène devenait un lieu “à voir”. Et Strehler avait été appelé à l’opéra par son vieux compagnon Paolo Grassi devenu Surintendant de la Scala, co-fondateur avec lui du Piccolo Teatro,  (pour L’enlèvement au sérail , et surtout l’incroyable et inoublié Simon Boccanegra, en 1971(3)), puis à Paris pour Le Nozze di Figaro, qui inaugurèrent l’ère Liebermann et qui marquèrent pendant des décennies l’Opéra de Paris. Paolo Grassi et Claudio Abbado à Milan, Rolf Liebermann à Paris depuis 1973, posaient la question du théâtre à l’opéra: on vit des scandales fleurir, Faust de Lavelli, Contes d’Hoffmann de Chéreau, et le début du Ring (La Walkyrie) Sawallisch-Ronconi à la Scala. Tout cela avait déjà mis en rage le public conservateur et traditionnel de l’Opéra (“faire ça à des abonnés!” entendait-on). Ronconi notamment proposait une vision d’une beauté et d’une intelligence rarement vues sur une scène d’Opéra dans des décors somptueux de Pier Luigi Pizzi. Nul doute à mon avis que l’expérience de Chéreau à Bayreuth doit beaucoup à ce spectacle qui date de 1974, quand Chéreau remonte à 1976.  Wolfgang Wagner, en directeur avisé, savait qu’un des enjeux du Festival de Bayreuth, un peu effacé entre 1970 et 1975, se trouvait dans la mise en scène. Il avait donc choisi le plus avancé des metteurs en scène, Peter Stein et devant l’échec, proposait à ce jeune Chéreau qu’il ne connaissait que par Boulez interposé la réalisation du spectacle le plus attendu, qui devait remettre le Festival au centre des commentaires et de la création artistique. Belle marque de confiance en Boulez d’abord, dont l’amitié ne s’est jamais démentie (Boulez dirigera le Parsifal de 2002, dans la mise en scène échevelée de Christoph Schlingensief), et ensuite magnifique sens des opportunités et du risque, et incroyable intuition. Wolfgang Wagner est un metteur en scène sans grand intérêt, mais il est sans conteste le plus grand directeur de Festival qu’on ait pu connaître, car il a su reproposer Bayreuth au devant de la scène, il a su faire de Bayreuth le centre de débats importants et encore vifs aujourd’hui sur la mise en scène à l’Opéra, il a su prendre des risques, et il a ramassé la mise.

On a tout dit sur le spectacle du centenaire, je vais donc simplement évoquer quelques souvenirs personnels , puisque à 24 ans, j’ai eu l’incroyable chance de voir cette production chaque année entre 1977 et 1980. En 1977, année charnière puisque le profil définitif de la production date de cette année-là (Chéreau va faire de nombreux changements), le public était encore très divisé. Distributions de tracts devant le théâtre, incroyable tension dans la salle où le public (qui se réserve pour les saluts, garde habituellement un silence de plomb pendant le déroulement des spectacles)  manifestait sa surprise ou sa désapprobation ou son horreur pendant l’exécution musicale (que de “oh!” de”nein” de “Buuh”devant certaines scènes). je me souviens particulièrement du final de l’acte II de la Walkyrie, d’une insoutenable violence, qui provoquait tant de remous dans le public, et je me souviens aussi des interminables batailles d’applaudissement et de huées (jamais moins de 30 à 45 minutes) à la fin de chaque opéra, autant de batailles d’Hernani.
Cela reste pour moi le plus grand, le plus beau des souvenirs, celui qui a décidé de ma passion profonde pour la scène et la mise en scène, qui m’a fait basculé: oui, je suis sorti de Bayreuth différent, oui, j’ai appris l’essentiel là-bas. Je me souviens des polémiques (Karl Ridderbusch, magnifique Hunding, n’aimait ni Boulez ni Chéreau, René Kollo, fragile Siegfried, le suivait et se répandait dans la ville) des craintes (Wolfgang tiendra-t-il le Festival, ne succombera-t-il pas sous la critique?), mais aussi je me souviens des merveilles aussi: Donald Mc Intyre, qui n’est sans doute pas la plus belle voix pour Wotan, mais sans doute la plus habitée et la plus intelligente (ah! ce monologue”au pendule” de l’acte II de Walkyrie) Gwyneth Jones, avec cette classe inimitable, cette puissance évocatrice en scène jamais retrouvée chez d’autres malgré des défauts vocaux quelquefois marquants ou Zoltan Kelemen, mort en 1979 malheureusement, le plus formidable Alberich qui m’ait été donné de voir, jamais remplacé ou enfin  l’inoubliable Siegmund de Peter Hoffmann ou le Hunding de Matti Salminen, qui succèdera à Ridderbusch en réussissant presque à le faire oublier. Enfin, le regard du metteur en scène (la voie avait été ouverte par Strehler, mais aussi par Luchino Visconti ou Jean-Louis Barrault) se conjuguait avec celle du chef, et la production devenait le fruit d’un travail commun, concerté, élaboré ensemble, ce qui était une grande nouveauté pour l’époque (pour mémoire, les relations Strehler-Solti pour Le nozze di Figaro n’avaient pas été de tout repos).

Lorsque la production s’installe (après 1978), la messe est dite, et cette production produit un effet boule de neige: désormais oui, il est possible à l’opéra de faire du théâtre, de faire jouer les chanteurs comme des acteurs. En ce sens, la production Chéreau-Boulez a non seulement changé les modes de représentation du Ring sur toutes les scènes du monde, mais elle a installé durablement le théâtre et la mise en scène théâtrale à l’opéra. Le tournant est historique dans l’histoire du spectacle vivant dans le monde occidental. A Bayreuth même, du coup, la mise en scène de Götz Friedrich de Tannhäuser semble bien timide, mais Harry Kupfer propose sa production triomphale, historique elle aussi, du Vaisseau fantôme, qui est sans doute encore aujourd’hui la référence.

Les progrès de la technique vidéo permettent la mise en boite de tous ces spectacles qu’on peut encore voir encore aujourd’hui en DVD. Quant à l’Anneau du Nibelung, rien ne sera plus comme avant, et le public va se mettre à attendre à chaque production des idées nouvelles, sur les traces de Chéreau.

De quoi s’agit-il? On passe d’un travail qui raconte une histoire, en essayant de créer des images qui fixent le mythe et essayaient d’en traduire les aspects essentiels, qui essaient de renvoyer à un immense et cosmique mythe de la création du monde en quelque sorte, à une interprétation du mythe qui va tenter d’en donner des clefs, on passe donc de la mythologie à l’histoire, de l’illustration (au plus haut sens du terme) du mythe à sa signification. La mise en scène de Chéreau est comme chez Wieland, une réponse à la question “qu’est ce que cela raconte?”, mais en s’attachant à ce qu’il y a “derrière les yeux” comme dirait Breton. Chéreau entame une exégèse scénique du texte, et ouvre donc la voie à tous les possibles. Si Wieland s’attachait à l’être du texte, Chéreau s’attache à ses possibles. Les deux approche ne sont pas contradictoires, et Chéreau, qui a lu, et approfondi le texte jusqu’à le savoir par coeur (il jouera même un soir Siegfried, avec le chanteur René Kollo dans la fosse, et certains diront que ce fut le plus grand Siegfried scénique possible), est resté d’une incroyable fidélité au sens. Contrairement à ce qui se disait alors, il n’y a aucune trahison du texte: Chéreau montre ce que le texte dit.

Ainsi peut-on voir deux voies possibles dans les lectures du Ring: un chemin qui va s’attacher à l’histoire qui est racontée, c’est Wieland, un autre chemin qui va s’attacher à ce que cette histoire peut nous dire, hic et nunc, et c’est Chéreau. L’histoire de la mise en scène du Ring depuis Chéreau à Bayreuth et ailleurs le confirme. Et Wolfgang lui-même dans sa programmation du Festival, va l’illustrer.

(1) Philippe Godefroid, Adolphe Appia et la mise en scène du drame wagnérien, L’Avant scène Opéra n°38-39, Parsifal, Janv-Févr.1982

(2) A la fin de 1972, Götz Friedrich passera à l’Ouest et deviendra pour de longues années directeur de l’Opéra de Hambourg

(3) Les deux spectcales furent vus à Paris, en 1977-78 pour Boccanegra, et dans les années 80 sous Bogianckino pour L’enlèvement

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