UN TEXTE DE VASSILI GROSSMAN SUR LA MUSIQUE, D’UNE RARE PUISSANCE

 

J’ai voulu partager avec les lecteurs de ce blog ce texte de Vassili Grossman extrait de « Vie et Destin » sur la musique. Il nous montre par son intensité et sa profondeur que loin de tous les discours incantatoires sur « les valeurs », la Littérature a une puissance toujours renouvelée, toujours inédite, toujours subversive, et que les hiérarques qui l’ont marginalisée, affadie, oubliée à l’école (c’est l’Inspecteur de Lettres honoraire qui écrit) feraient bien de s’en souvenir.

C’est un épisode du roman où il décrit l’arrivée d’un convoi dans un camp de la mort, et le moment où l’on trie ceux qui vont vivre et ceux qui iront vers les chambres à gaz.

« Et soudain, le cri craintif et insolent d’un oiseau retentit : l’air, déchiré par les fils de fer barbelés et les hurlements des sirènes, empuanti par les immondices et gras de suie, l’air s’emplit de musique. C’était comme si une pluie chaude d’été s’était abattue, étincelante, sur le sol.
Les hommes dans les prisons, les hommes dans les camps, les hommes échappés des prisons, les hommes qui vont à la mort connaissent la force de la musique. Personne ne ressent la musique comme ceux qui ont connu la prison et le camp, comme ceux qui vont à la mort.
En touchant l’homme en train de périr, la musique ne fait pas renaître en lui la pensée ou d’espoir, mais seulement le sentiment aveugle et aigu du miracle de vie. Un sanglot parcourut la colonne. Tout ce qui s’était émietté, la maison, le monde, l’enfance, le voyage, le bruit des roues, la soif, la peur et cette ville surgie du brouillard, et cette aube d’un rouge terne, tout se réunit soudain ; ce n’était pas dans la mémoire ni dans un tableau, mais dans le sentiment aveugle, douloureux et brûlant d’une vie écoulée. C’est ici, à la lumière des fours, sur la place du camp, que les hommes sentirent que la vie est plus que le bonheur : elle est aussi malheur. La liberté n’est pas qu’un bien, la liberté est difficile, elle est parfois malheur, elle est la vie.

La musique avait su exprimer ce dernier ébranlement de l’âme qui a réuni dans ses profondeurs aveugles tout ce qu’elle a ressenti dans sa vie, ses joies et ses malheurs, avec ce matin brumeux et ce halo au-dessus des têtes. Mais peut-être n’en était-il pas ainsi. Peut-être que la musique n’était qu’une clef qui donnait accès aux sentiments de l’homme : elle avait ouvert son intérieur en cet instant terrible, mais ce n’était pas elle qui avait empli l’homme.
Il arrive qu’une chanson enfantine fasse pleurer un vieillard. Mais le vieillard ne pleure pas sur cette chanson : la chanson n’est qu’une clef qui ouvre son âme. »

Vassili Grossman, Vie et Destin, Partie II, ch.45, p.728-729,
Le Livre de poche.