THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2010-2011 : ORLANDO FURIOSO de A.VIVALDI (Dir.mus: Jean-Christophe SPINOSI, Ms en scène: Pierre AUDI, avec Marie-Nicole LEMIEUX/Delphine GALOU, Philippe JAROUSSKY) le 14 mars 2011

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Orlando Furioso, pour les gens de ma génération, ce sont deux spectacles inoubliables et radicalement différents, d’une part, en 1969, la mise en scène de l’épopée de l’Arioste, époustouflante et inoubliable de Luca Ronconi dans les pavillons de Baltard des ex-Halles de Paris avant leur destruction , et dans les années 1980 (à la fin des années 70 en réalité)  la mise en scène de Pier Luigi Pizzi de l’opéra de Vivaldi reprise de nombreuses fois avec Marilyn Horne comme Orlando, au milieu des colonnes blanches.

horne.1300293823.JPGQuel souvenir! la Horne sur son cheval, avec son casque à plume et sa cape rouge! Et quel souvenir musical!

Et pourtant, le spectacle du théâtre des Champs Elysées a déjà lui aussi une longue histoire, née de l’enregistrement de 2004, paru en 2006 chez Naïve avec bien des chanteurs de la distribution de ce soir et bien entendu Jean-Christophe Spinosi et son orchestre, l’Ensemble Matheus. Ainsi donc l’entreprise entamée il y a plusieurs années, accompagnant un travail d’édition qui a enfin rendu justice à la musique de Vivaldi, arrive sur la scène. Ce soir pourtant petit accident de parcours: Marie-Nicole Lemieux, la chanteuse québécoise que tout le monde attendait, est tombée malade, et elle a été remplacée (dans la fosse) par la jeune Delphine Galou, pendant qu’elle mimait le rôle sur scène. Mais au final, triomphe pour l’ensemble du spectacle. Le public parisien, et notamment celui des Champs Elysées, formé par Dominique Meyer, est avide d’opéra baroque.
On glose souvent sur le côté un peu convenu et monotone de ce type d’oeuvre, composé d’une succession d’airs de bravoure, sollicitant agilité, colorature, maîtrise technique étourdissante, visant (exclusivement, disent les adversaires de ce répertoire) à mettre les voix en valeur, sans vraiment accorder d’importance à ce qui est dit ou fait sur scène. Il y a quelquefois effectivement des longueurs, même si le propos de la mise en scène est de prouver que le livret est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît.
Il faut rendre d’abord justice à Jean-Christophe Spinosi et à son ensemble Matheus: c’est pour moi le très grand triomphateur de la soirée, rendant cette musique dès le départ étourdissante de virtuosité, et tour à tour émouvante, dynamique,en faisant ressortir tout le modernisme, en montrant combien elle crée l’adhésion à ce qui se passe sur scène. Il y a des moments suspendus qui sont une pure merveille. Le deuxième acte dans son ensemble m’est apparu peut-être le plus réussi par sa variété,  son aspect mélancolique aussi. Spinosi rend cette musique éminemment vivante, pleine de sève, pleine de surprises, en mettant en relief certaines parties instrumentales qui rendent l’ensemble à la fois vivace, contrasté, toujours passionnant.
Du côté des voix, il a réuni peu ou prou la distribution de son disque, au moins pour les principaux rôles. Marie-Nicole Lemieux sur scène, a montré son engagement et son immersion totale dans le rôle d’Orlando, et la jeune Delphine Galou, accourue de Zürich, dans la fosse, malgré une voix moins large et moins puissante que celle de Marie-Nicole Lemieux, s’en est tirée avec tous les honneurs, démontrant à la fois capacités techniques, contrôle de l’agilité, respiration, mais aussi sensibilité et interprétation (notamment dans le redoutable 3ème acte).
Jennifer Larmore au départ n’a pas vraiment convaincu en Alcina, elle m’a même surpris: agilités problématiques, suraigus criés et acides: peu à peu cependant, grâce à un engagement scénique peu commun , et une maîtrise technique en lien de plus en plus intime avec l’interprétation, cette magnifique artiste (d’une grande beauté sur scène) a rendu le personnage bouleversant. De Jaroussky en Ruggiero rien à dire, car il a tout, beauté du timbre, technique impeccable, agilités étourdissantes, mais aussi maîtrise extraordinaire des moments plus recueillis: une prestation en tous points splendide.
Veronica Cangemi en Angelica me paraît avoir un peu dépassé l’âge du rôle, et cela se sent aussi dans la voix, rèche notamment à l’aigu, et pas toujours très à l’aise dans les agilités. Je suis un peu déçu car j’aime beaucoup cette chanteuse. Bonnes surprises pour l’Astolfo de Christian Senn, seule voix vraiment mâle de la soirée (c’est un baryton) qui sait rendre émouvant le texte par la simple vertu d’une diction impeccable et la Bradamante de Kristina Hammarström, intense, à la voix bien posée, très en place. Mais je garde le meilleur pour la fin: la mezzo italienne Romina Basso a fait de Medoro un personnage magnifique: la voix a un timbre sombre, la chanteuse une technique redoutable dans les agilités, une rare maîtrise des inflexions grâce à une respiration exemplaire. C’est pour moi à la fois une vraie découverte, et l’assurance d’une suite de carrière sans doute riche, tant la prestation est impressionnante.
Au total, un travail musical de très haute qualité sans atteindre vraiment l’exceptionnel sur le plateau: il est vrai que l’oeuvre exige un niveau tout à fait extraordinaire de chacun des protagonistes, et il n’y a pas vraiment de petits rôles.

Pierre Audi est un metteur en scène qui produit toujours un travail très propre à défaut d’être toujours inspiré: beaucoup d’attention à l’esthétique, aux lumières et une réflexion dramaturgique souvent juste qu’on ne lit cependant pas toujours bien sur la scène. Ici, le parti pris est clair: cet Orlando est une oeuvre vénitienne, le décor (à dominante noire, tout comme les costumes) reproduit un riche salon vénitien (reconnaissable au lustre de Murano), les personnages portent des masques, c’est en quelque sorte un opéra de salon joué par des personnages à la Goldoni. Goldoni est d’ailleurs une grande référence de l’ensemble de ce travail, et je soupçonne aussi des claires références à l’univers de Giorgio Strehler (jeux d’ombres et lumières, mouvement virevoltants des costumes), qui connaissait son monde en matière goldonienne. Ainsi, Pierre Audi essaie de souligner ce jeu des apparences et des faux semblants, des sentiments vrais qu’on cache, de l’amour dont on joue, dont on se joue mais dont on souffre aussi, comme si Goldoni était mâtiné de Crébillon fils. Au jeu des égarements du corps et de l’esprit, Orlando perd son âme. Mais Audi a des difficultés au troisième acte à rendre le personnage intéressant: mouvements répétitifs, sans inventivité dans la dramaturgie, et au total peut-être , le sentiment que c’est un peu long, même si l’éclatement du groupe, la dispersion des personnages tout à eux-mêmes, laissant seuls une Alcina qui s’écroule, morte, et un Orlando qui clôt l’opéra par une danse hystérique bien proche d’un final d’Elektra de Strauss, reste une belle idée.

Incontestablement un beau spectacle, qui permet d’entendre une musique magnifique, qui semble presque neuve, mais qui ne procure pourtant pas l’extase qu’on attendrait des acrobaties musicales et d’une mise en scène aussi soignée. Une petite déception donc, au milieu de bien des motifs de satisfaction cependant.

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FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime “Divinités du Styx”, de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à “Victoria et Albert” et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop “artificiel” pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.