Une œuvre récemment redécouverte
Ariodante est resté dans les oubliettes de l’histoire pendant deux siècles. Créé pour le théâtre de Covent Garden (l’ancêtre du ROH actuel) en 1735, il a bénéficié d’une reprise puis est tombé dans l’oubli.L’œuvre est réapparue dans les années 1970, à l’occasion de la Baroque Renaissance mais c’est par une production de Pier Luigi Pizzi à la Piccola Scala de Milan en 1982 dirigée par Alan Curtis que l’œuvre a pris son envol moderne, cette production a beaucoup tourné : on l’a vue notamment au Théâtre des Champs Elysées (accueillie par l’Opéra de Paris) en 1984-85. Ariodante a fait aussi l’objet d’une nouvelle production de Jorge Lavelli au Palais Garnier en avril-mai 2001 sous le direction de Marc Minkowski (avec les Musiciens du Louvre-Grenoble) et déjà Patricia Petibon, mais dans le rôle de Dalinda.
Inspirée d’un épisode de l’Orlando Furioso de l’Arioste repris par Antonio Salvi pour le livret d’un opéra de Giacomo Antonio Perti (1708), le livret en est anonyme. Un livret assez simple, en trois actes, Acte I le bonheur, Acte II, la crise, Acte III, la résolution. C’est de drame intime et familial qu’il s’agit, et non pas d’héroïsme démonstratif : un amour de deux êtres Ginevra, fille du roi d’Écosse, et Ariodante, promis au trône, (un preux chevalier, certes, mais il y en a tant dans les forêts, les îles et les royaumes de l’Orlando Furioso !) contrarié par un amoureux éconduit, jaloux et donc méchant, Polinesso, Duc d’Albany, qui imagine un stratagème simple, mais toujours efficace dans les opéras : il montre à Ariodante dissimulé sa fiancée (en fait, la dame de compagnie amoureuse de Polinesso déguisée en Ginevra) convolant en injustes ébats avec lui, Polinesso. Ariodante naïf et désespéré (dans le monde baroque, les apparences sont toujours trompeuses et réussissent toujours à tromper) fuit et cherche à mourir par noyade, mais les Dieux ne le lui permettent pas, il vivra donc mais dans la douleur et la désespérance. Quant à Ginevra, elle est accusée par Lurcanio, frère d’Ariodante, d’être une femme perdue, le roi son père la renie aussitôt (comme tous ces gens sont faciles à convaincre par la première affirmation venue !) et elle se meurt de chagrin et de honte. Mais au troisième acte, Ariodante sauvé des eaux revient, la dame de compagnie avoue le forfait, Polinesso est démasqué puis tué, et Ginevra rétablie dans sa virginité première. Tout est bien qui finit bien.
Une chaine d’amour : Lurcanio aime Dalinda qui ne l’aime pas mais aime Polinesso qui ne l’aime pas mais aime Ginevra qui ne l’aime pas mais aime Ariodante qui l’aime aussi, une chaîne où un seul méchant suffit à être le chien dans le jeu de quilles.
Comment mettre en scène ?
C’est bien là la question centrale : comment faire du théâtre avec un livret certes plu simple que d’ordinaire, mais qui qui ressemble à tant et tant de livrets de l’époque, fondé sur des histoires connues le plus souvent du public alors assez cultivé, qui trouvent leurs origines dans la mythologie, ou au moins celle rapportée par les Métamorphoses d’Ovide, ou dans la Jerusalem délivrée du Tasse ou dans l’Orlando Furioso de l’Arioste : chevaliers, héros, dieux et demi-dieux, magiciens et magiciennes, îles enchantées et forêts profondes peuplent les opéras que le public devait regarder comme un grand livre d’images, sans autre souci que les images et ce pourquoi on allait à l’opéra, le chant. L’extraordinaire notoriété de chanteurs comme Farinelli, ou Carestini le créateur d’Ariodante en est la preuve : ce qui attire le public, ce sont les acrobaties vocales, ce sont les voix les plus extraordinaires, c’est d’abord la performance ; d’ailleurs, les opéras durent des heures, mais le public va et vient, et ne se fixe qu’au moment des morceaux de bravoure, modifiés à plaisir selon les désirs de telle ou telle vedette. C’est le spectacle qui prime, et ce spectacle doit en mettre plein la vue, d’où des orages, des tempêtes, des vaisseaux perdus, des incendies et des artifices de machinerie qui font que dans certains cas on a construit des salles adaptées à la machinerie prévue et non l’inverse. Le théâtre est un art éphémère, mais le lieu théâtral l’est aussi. Les lieux même de la représentation tout en bois (et donc construits assez rapidement) brûlent fréquemment, on reconstruit sur les cendres fumantes e la nave va.
Il en va tout autrement de nos jours. Aujourd’hui le spectateur est assis, ce qui au XVIIème et XVIIIème n’est pas toujours le cas : on pouvait entrer à cheval dans la salle, les loges (c’est le cas à la Scala) étaient accompagnées de leur dépendance, salon ou réduit servant à cuisiner : les chaises des loges ne sont même pas dirigées vers la scène, mais placées vis à vis, pour la conversation. Aujourd’hui, il y a un orchestre et un chef. Il y avait bien des orchestres, et d’excellentes formations (Mannheim par exemple), mais pas de chef au sens moderne. Et pas de mise en scène, mais une mise en effets scéniques : décors, machineries, costumes. Mise en scène et metteur en scène, invention du XXème siècle, apparaissent pour le théâtre d’abord, puis pour l’opéra. Même si Wagner, eh oui, toujours lui, avait eu l’intuition de la mise en scène et de sa nécessité, ce n’est guère que plusieurs décennies après sa mort qu’on commencera, à Bayreuth à parler de mise en scène ou en espace, à travers une nouvelle conception du décor (Alfred Roller) ou surtout de l’espace scénique (Meyerhold mais surtout pour Wagner Adolphe Appia). C’est dans les années 50 qu’on commence à voir se multiplier de vrais metteurs en scène, et dans les années 70 que la mise en scène explose à la tête des spectateurs d’opéra.
C’est donc tout récent.
Lorsque le répertoire baroque est arrivé sur les scènes, à peu près à la même période, lorsque les travaux d’Harnoncourt ou de Gustav Leonhardt ont proposé une autre approche des œuvres des XVIIème et XVIIIème siècles et surtout imposé une autre écoute, la mise en scène de ces opéras s’est fondée sur l’image, sur l’esthétique de l’apparence, ce fut la trilogie Monteverdi de Ponnelle, à Zürich, puis l’aventure baroque de Pier Luigi Pizzi, qui est d’abord un décorateur (génial), et qui a imposé ce répertoire casques, plumes et capes colorées en version marionnettes siciliennes (des Pupi grandeur nature, dont il s’inspire puisque ces opéras racontent les histoires que racontent les marionnettes siciliennes), des mises en scène photographiques sur fond de statues baroques torturées ou de colonnes corinthiennes et temples : qui ne se souvient de Marilyn Horne en Orlando, toute plume, armure et longue cape écarlate ?
Je rappelle schématiquement ces données pour replacer cet Ariodante dans le débat désormais quadragénaire sur le style et les œuvres baroques, et sur les prises de position stylistiques qui ont déterminé les prises de position scéniques. Pizzi, c’était la représentation baroque telle qu’on la rêvait, dans les ors des théâtres, reproduisant un monde luxuriant d’amusement une sorte de carnaval de Venise permanent. Et le résultat aujourd’hui, c’est un travail tout particulier que le baroque impose sur la précision technique et le contrôle vocal, sans parler des agilités, c’est un marché qui abonde en contreténors à défaut de castrats (le dernier castrat officiel, Alessandro Moreschi, est mort au début du siècle et nous en avons quelques enregistrements), c’est une série de voix modernes spécialisées, classées selon nos modes, qui chantent les rôles d’antan destinées à des voix moins classifiées (notamment la frontière entre soprano et mezzo, ou la voix de baryton) adaptées à un diapason plus bas, et donc avec des aigus plus faciles qu’aujourd’hui. Il faut s’y faire, le son change et la réception du chant change avec le temps, le public et les habitudes, tout comme d’autres éléments de la perception sensorielle, comme les couleurs. On sait bien que les anciens ne distinguaient pas les couleurs comme nous les distinguons.
J’ai moi même maintes fois affirmé dans ce blog que mon plus beau Couronnement de Poppée reste, et je pense restera, celui de Paris en 1978 dans la version Leppard avec une distribution pour la Walkyrie : Jon Vickers (Nerone), Gwyneth Jones (Poppea), Christa Ludwig (Ottavia), Nicolai Ghiaurov (Seneca) Valerie Masterson (Drusilla). Il y en a des traces sur You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=YUxSe2DNmdc) .
Le duo final Pur ti miro était à tomber en pâmoison.
Certains lecteurs doivent frémir…parce que je pose en fait la question non de l’offre ou de la production mais de la réception. C’est l’émotion diffusée qui électrisait ce final, et si l’émotion était au rendez-vous, si le public en était pétri, si la chimie fusionnelle scène salle fonctionnait, l’auditeur faisait foin du style et de l’exactitude formelle : il était atteint à un autre niveau, à un moment aussi où l’écoute du répertoire baroque n’était pas stabilisée par des années de travail de recherche relayée par la scène. Ce rapport forme/émotion se posait d’ailleurs dans d’autres répertoires, par exemple pour la chanteuse Tiziana Fabbricini qui chantait sans doute d’une manière peu orthodoxe, osant avec sa voix des choses bien étranges, mais qui pouvaient bouleverser. C’est aussi ce qui séparait à coup de tomates et de radis en salle les Callassiani et les Tebaldiani à la Scala. Evidemment, quand le style s’allie avec l’émotion (Marilyn Horne), c’est alors le nirvana. Mais ils sont très rares, les artistes qui savent par la toute puissance du style et de la sûreté interprétative, distiller l’émotion. J’avoue que si un chant m’émeut, même hors style (ou soi-disant tel) alors, comme tout le monde, je fonds.
Ariodante à Aix : un débat non clos
C’est tout ce débat, non résolu que prend sens la lecture et l’audition d’un spectacle tel qu’Ariodante qui en arrière plan a suscité des débats passionnés sur la toile tout au long des représentations aixoises, dont la Première a été fortement huée ; la mise en scène par ci, et Patricia Petibon par là, et Andrea Marcon ennuyeux, l’œuvre jugée trop longue (Purcell aurait plié ça en une heure –sic- ) et Richard Jones hors de propos, et une telle chantant faux, et l’autre trop peu concernée etc…etc…
Je suis moi-même plutôt distancié par rapport à ce répertoire, et pourtant, cette année, l’Alcina éblouissante de Zürich avec une Bartoli au sommet, et cet Ariodante m’ont séduit, et pour des raisons à la fois semblables et très différentes. Semblables parce que dans les deux cas, la mise en scène se détourne du spectaculaire pour travailler sur la psychologie et l’épaisseur des personnages, différente parce que chacun a résolu la question du chant très différemment. C’est Bartoli qui est au centre de la représentation dans Alcina et qui en dicte les lois, avec ses possibilités et sa couleur toutes particulières. Tout tourne autour d’elle, même si l’excellence de la distribution est telle que au final, c’est bien d’un ensemble et d’une troupe qu’il s’agit, et que Bartoli « rentre dans le rang », quant à la mise en scène, elle pose comme élément central le monde du théâtre comme monde de l’illusion et de la désillusion.
Dans Ariodante, d’une part, la distribution vocale est plus équilibrée, autour de quatre chanteuses (deux sopranos, deux mezzos), mais de style et d’école différentes, et d’appréhension très différente du monde haendélien, et d’autre part la mise en scène détermine fortement, presque violemment le style. Certaines des chanteuses entrent de plain pied dans la logique scénique, elles y entrent vocalement, d’autres restent au seuil. Et la logique scénique détermine ici la logique musicale.
Des choix de mise en scène prégnants
Je pense que cet Ariodante procède d’abord de la réflexion menée par Richard Jones et son décorateur Ultz et ce qu’on y voit détermine notre réception de ce qu’on y entend.
Richard Jones l’explique dans le programme de salle : au XVIIIème, il n’y a pas de mise en scène et l’interrogation sur la mise en scène d’œuvres aussi précontraintes que certaines œuvres du XVIIIème, pose la question de l’introduction de la psychologie, du personnage et donc la question du style et notamment celui du « pezzo chiuso » qui interrompt l‘action, la question du récitatif, air et da capo, même si dans Ariodante, les airs sont plus intégrés dans une action, avec moins de récitatifs, où la présence du ballet intègre la tradition française , pour rajouter encore du spectacle. Dans la mesure où aujourd’hui les chanteurs ne sont plus en représentation mais dans la représentation (du moins on espère), cela détermine des choix qui peuvent effectivement gauchir les options stylistiques, voire les mettre en question. En bref, Richard Jones crée un choc violent en faisant d’Ariodante une œuvre inscrite dans l’espace écossais quand l’Écosse de Haendel est mâtinée de l’Orlando Furioso et de l’Arioste, qui vivait à Ferrare, plein de la plaine et des marécages proches du Pô, un paysage qui a peu de choses à voir avec l’île de Skye.
Jones place l’intrigue dans un monde du Nord, une ambiance située entre le Festin de Babette (Babettes Gæstebud , 1987, de Gabriel Axel) et une pièce de Strindberg. Nous sommes loin des mondes de cour, des ornementations, des plumes et même du baroque. Rien n’est moins baroque que ce monde rude et protestant du nord de l’Europe. Évidemment la vision détermine notre écoute, évidemment, elle détermine un regard et une interprétation vocale. En choisissant une clef psychologique, Richard Jones détermine une clef interprétative.
Richard Jones identifie dans cette œuvre la mélancolie comme une des clefs de lecture, une mélancolie présente dès le début, qui va aller en s’accentuant, et qui va déterminer la lecture plutôt grise de la fin. Cela veut dire aussi une direction d’orchestre très marquée par cette grisaille, et cette rudesse, cela veut dire aussi un chant coloré par la mélancolie, y compris lorsque les feux d’artifice vocaux sont lancés.
Mais cela détermine aussi un rythme scénique qui n’est plus scandé par les numéros vocaux, mais par une sorte de déroulement fluide d’une histoire que le metteur en scène veut étouffante : un monde étroit, concentré, enfermé en lui même, un espace clos, l’espace clos d’une île écossaise perdue.
Pour étouffer, il faut un décor étouffant et de préférence unique, il faut un espace réduit, c’est ce qu’il construit avec son décorateur Ultz : un espace unique, fait de quatre espaces contigus, le hors décor, lieu de la fuite et de l’ailleurs derrière le décor et sur le proscenium, et l’espace central, une vaste pièce séparée en trois par des lignes au sol et des portes figurées par deux serrures (une à droite et une à gauche) accrochées à des portillons qu’on ouvre et qu’on ferme, pour bien marquer le rite du passage : à jardin un foyer, l’espace culinaire qui est celui de Dalinda, au centre une grande table de réunion, espace social du Roi, du monde et des autres, et à cour l’espace intime de Ginevra, un espace très réduit, avec du papier peint étouffant, un petit lit, une armoire et une cuvette pour les ablutions : le tout comprimé dans un coin. Des costumes de marin des années 50, marquant une sorte d’étirement du temps et seuls élément autochtones, le kilt du roi, en Tartan de Harris ( lié à l’île de Skye) et une série de couteaux accrochés au mur qu’on suppose être des couteaux de pèche ou de chasse. En situant avec cette précision géographique le lieu de l’histoire, Jones lui enlève tout aspect légendaire, se détache de l’Orlando furioso et en fait un drame psychologique de l’isolement, de la solitude dans un espace claustrophobique marqué par le religieux, d’où un Polinesso en pasteur (pasteur le jour pour le monde, mauvais garçon la nuit : sous la soutane, le désir animal). Tout cela est parfaitement lisible, il s’agit de faire d’un opéra baroque une action dramatique fluide, où les chanteurs vont être sollicités dans une continuité dramatique plus que pour restituer un style. Ariodante, version Benjamin Britten.
Des conséquences sur les chanteurs
Il est clair que les chanteurs les plus soucieux de style et de vérité musicale, et moins à l’aise avec le travail de l’acteur comme Sarah Connolly se trouvent en décalage, un Ariodante pécheur d’Écosse, ce n’est pas tout à fait son style, et on la sent un peu prisonnière d’un jeu qu’elle n’épouse pas. D’où un chant qui techniquement me paraît sans problème majeur, sauf quelquefois un léger manque de projection, avec de très beaux moments comme à l’acte II le magnifique scherza infida ou à l’acte III Dopo notte atra e funesta, que j’ai beaucoup aimé mais un engagement scénique limité, presque absent quelquefois. Beaucoup de justesse musicale dans un univers où elle semble un peu perdue. D’autres chanteuses qui ont marqué le rôle (je pense à Anne Sofie Von Otter) auraient sûrement été plus disponibles pour ce travail scénique particulièrement attentif.
Tout autre manière d’aborder l’œuvre pour Patricia Petibon. Comme Sarah Connolly, elle est habituée à ce répertoire, qu’elle chante depuis ses débuts, mais au contraire de Sarah Connolly, elle intègre immédiatement les exigences théâtrales dans le jeu et dans la voix,. Je ne suis pas toujours un fan de Petibon, mais force est de constater ici non seulement l’engagement complet de l’artiste au service du théâtre, mais aussi une manière de plier cette voix à ces exigences, avec des jeux inédits sur la montée à l’aigu, avec des variations non pas spectaculaires, mais volontairement inscrites dans une dramaturgie et une caractérisation psychologique. Cela donne quelques surprises et peut donner l’impression d’un abord problématique de la musique, mais pas, comme je l’ai lu de mal canto. Un canto plié à l’exigence prosaïque du théâtre, et non à l’exigence éthérée de la musique, un canto qui a une vraie couleur, terriblement émouvante (l’air final de l’acte II il mio crudel martoro tire des larmes).
Petibon confirme ici son intelligence, sa manière de prendre des risques, de jouer avec ses défauts, pour rendre une vérité du personnage. On sent qu’elle a chanté Lulu, parce qu’elle aborde Ginevra comme Lulu, entière, dédiée, dans les replis psychiques voulus par la mise en scène au risque de paraître hors de propos là où elle est en plein dans le propos. Exceptionnel.
Sandrine Piau en Dalinda me paraît un peu en deçà de cette intelligence créative, formellement, c’est sans doute la meilleure du plateau, avec un timbre moelleux, un chant bien contrôlé, des agilités en place, qui montrent que cette Da linda pourrait être une Ginevra, mais cela m’apparaît plus attendu, moins imaginatif, moins expressif que chez Petibon. Le jeu scénique est satisfaisant, l’actrice est à l’aise, mais il manque un peu de légèreté, un peu du côté écervelé de cette imprudente et lointaine annonciatrice de Dorabella. On est dans un chant plus conforme, et si le timbre reste magnifique par sa rondeur, quelques aigus restent mal maîtrisés.
Quant à Sonia Prina, elle incarne Polinesso, avec une jolie finesse : même lorsqu’elle est pasteur, elle a quelques gestes, quelques mouvements, quelques sons aussi du mauvais garçon qu’elle est sous sa soutane ; la mise en scène exige, pendant qu’Ariodante se lamente à l’acte II, une scène d’amour / pantomime en parallèle, assez avancée et elle y est très vraie. J’ai moins aimé le timbre, quelques approximations et acidités, mais comme Giannattasio dans Elisabeth de Maria Stuarda, le rôle de Polinesso étant celui du très grand méchant sans rachat possible, il n’est pas absurde que la voix corresponde par ses défauts et sa couleur à cette noirceur-là. Et donc j’ai aimé le personnage joué, et les petites fissures vocales ne m’ont pas gêné, car au-delà des fissures légères, il y a une forte personnification, de jolies agilités, et une bonne maîtrise technique.
Au total, j’ai trouvé que globalement , dans un rapport que chacun entretient différemment à la mise en scène très présente, demandant une précision très exigeante dans le jeu imposé par Richard Jones, qui a travaillé avec un soin millimétré au moindre geste et au moindre mouvement, les quatre femmes tentaient de répondre au mieux, mais c’est Patricia Petibon, dont Jones fait le personnage central et la clef de la scène finale, qui stupéfie par la manière dont elle a intériorisé et scéniquement et vocalement le personnage voulu par la mise en scène qui transforme la fin de manière logique, sinon attendue. Après ce que Ginevra a vécu, après avoir été accusée par l’ensemble de la communauté, vivre dans ce coin de bout du monde clos est insupportable et pendant qu’on fête la normalité retrouvée, elle s’habille dans ses habits du début, fait sa valise et quitte la scène en la traversant sur le proscenium, pendant qu’Ariodante, assis à la table, reste prostré, le regard fixe au milieu des vivats…une fin amère qui contredit le happy end obligé de ce type d’œuvre.
Enfin, saluons la performance des seuls mâles du plateau, Luca Tittoto, le magnifique Re di Scozia originaire, comme Andrea Marcon de la Marca Trevigiana (Asolo). Une voix claire, puissante sans être tonitruante, très homogène, au style et à la technique parfaitement maîtrisés, à la couleur très humaine qui donne au personnage une forte présence (par la vertu de la mise en scène, il est presque toujours en scène), les scènes de l’acte III avec Ginevra sont bouleversantes.
Mêmes remarques pour le Lurcanio de l’américain David Portillo, ténor texan qui a suivi le Merola Opera Program l’une des académies pour jeunes chanteurs les plus prestigieuses des USA, liée à l’Opéra de San Francisco. Élegance, pureté de timbre, diction, présence scénique et engagement caractérisent ce jeune chanteur valeureux. Élégant aussi, Christopher Diffey dans le rôle épisodique d’Edoardo.
Mais le travail de Jones ne s’arrête pas aux individus. Jones a géré les groupes, le chœur (English voices magnifiques, intenses, engagées sous la direction conjointe de Tim Brown et Richard Wilberforce) et les figurants de manière presque chorégraphiée (à chaque lever de rideau, de manière rituelle): j’ai été très surpris par leur entrée dans la chambre de Ginevra, recroquevillée sur son lit au troisième acte, prenant et posant leur chaise en des mouvements successifs homogènes et presque comme un ballet, pour se retrouver tous serrés au fond, derrière le lit, donnant et renforçant l’impression d’étouffement.
Ce travail théâtral est parachevé par le choix de traduire les ballets par des marionnettes. Est-ce une allusion lointaine aux marionnettes siciliennes dont il était plus haut question. C’est possible, dans la mesure où elles ont porté ces histoires de chevaliers pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, succédant ainsi à la tradition baroque. C’est en tous cas une très belle idée, qui tisse des rapports sous-jacents auxquels on ne pensait pas forcément, et constitue un spectacle dans le spectacle, une mise en abîme bien dans l’esprit de l’œuvre, un spectacle révélateur de nos rêves et de nos cauchemars, qui est un jeu entre vérité et représentation. La mise en scène en fait le point d’orgue de chaque acte, avec le même rituel : on apporte sur la table des caisses en carton, et on en extrait les marionnettes qu’on va mouvoir. Ce rituel semble inscrit comme dans une tradition locale, où la population prendrait l’histoire en charge et se créerait une sorte d’espace imaginaire. Le sommet en est le deuxième acte, où l’avenir de Ginevra est vu en prostituée livrée à la rue et aux hommes de manière à la fois réaliste et déchirante.
Un orchestre de très haut niveau
Comme pour La Flûte enchantée, Bernard Foccroulle a fait appel aux Freiburger Barockorchester pour accompagner Ariodante. Freiburg, ville moyenne au sud du Baden-Württemberg , à 70 km de Bâle, est bien heureuse d’abriter en son sein et un conservatoire de musique très prestigieux, où enseignent notamment Eric Le Sage (piano), Wolfram Christ (ex.Berliner, Alto solo du LFO) et Rainer Kussmaul (Ex-violon solo des Berliner) et deux formations de très haut niveau, puisque le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock en est aussi originaire, mais ceci explique sans doute cela.
On ne peut que saluer la rondeur du son, et notamment des cordes, la précision des attaques, l’énergie et la dynamique quand il le faut (premier acte). À sa tête, Andrea Marcon impose une certaine retenue, là où Pablo Heras-Casado imposait énergie et jeunesse. Andrea Marcon est l’un des protagonistes de l’introduction du répertoire baroque en Italie, et notamment en Veneto, d’où il est originaire (Trévise). Il y a là une vraie histoire (Venise, Vivaldi, I Solisti Veneti) , mais aussi des formations plus récentes qui ont vraiment renouvelé l’écoute de ce répertoire en Italie et ont contribué à populariser les approches les plus récentes, par exemple I Sonatori della Gioiosa Marca et des solistes comme Giuliano Carmignola.
Appliquant à la lettre l’idée de Richard Jones sur la mélancolie inhérente à l’œuvre, Andrea Marcon impose une lecture que d’aucuns ont trouvée lancinante et un peu ennuyeuse. Très attentif au chant, et à la cohérence plateau et fosse, il donne son meilleur à l’acte II, le plus sombre, en mode mineur, dont les premières mesures sont d’une intensité et d’une tristesse impressionnantes. Il réussit à contribuer fortement à l’émotion très marquée de l’ensemble de l’acte. Au total une grande performance orchestrale, convaincante et engagée, un parti pris du chef tout en finesse sans volonté démonstrative.
Voilà une représentation aux ressentis contrastés, très discutés, et c’est heureux : cela montre que le spectacle fonctionne dans sa proposition radicale. Car c’est un parti pris radical que de lire Haendel à l’éclairage de Britten ou de Strindberg. C’est un choix assumé et cohérent, que le public apprécie diversement, mais c’est le rôle d’un Festival que de faire des propositions de très haut niveau mais non consensuelles, discutables, qui heurtent et qui font gamberger. En ce sens, Foccroulle a tapé juste, comme souvent depuis qu’il est à Aix.
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